Le chercheur Wade Clark Roof a mis l’accent, aux États-Unis, sur le poids nouveau de la génération des “seekers”, ces millions d’individus “en recherche de sens”, hors-structures. Par quelles approches innovantes l’Église de Willow Creek répond-elle à cette demande?
C’est en confrontant la réalité ecclésiale américaine avec ma lecture du début du livre des Actes qu’est née l’idée d’une Église comme Willow Creek Community Church. Avec Bill Hybels (principal pasteur de l’Église), nous avons voulu appliquer concrètement le principe de “retour à l’Écriture” sur le terrain de l’ecclésiologie. Avec un accent renouvelé sur la communauté des fidèles, l’engagement de chacun sur la base des dons spirituels, et l’idée que le ministère appartient à tous, aux laïcs, et pas seulement au pulpit. Les individus de notre société contemporaine souffrent de plus en plus de l’absence de communauté, d’un lieu où ils pourront se sentir suffisamment en confiance pour dévoiler leurs blessures et leurs questions, afin d’essayer d’en guérir. Les jeunes, notamment, vivent cruellement ce manque. Willow Creek s’est efforcée de montrer que l’amour du Christ est fécond, crée une famille, une communauté, l’Église locale. Sans communauté, il n’y a pas de christianisme. Partie de quelques dizaines de personnes le 25 octobre 1975, Willow Creek rassemble aujourd’hui plus de 20.000 personnes lors des cultes du week-end. Mais nous n’avions pas l’intention de créer une “mega-church”. Une “communauté”, cela peut être dix personnes aussi bien que 10.000.
Quel public Willow Creek s’efforce-t-elle d’atteindre?
En ce qui concerne le public, Willow n’a pas de “cible” particulière. Des gens très variés viennent à Christ. Il se trouve que nous sommes situés dans une banlieue de classe moyenne (assez aisée), alors les membres correspondent généralement à ce profil, mais ce n’est pas toujours le cas. Les deux-tiers au moins des membres de Willow n’avaient aucun engagement d’Église avant de venir. Une majorité d’entre-eux appartiennent à la génération des trente-cinquante ans, souvent des couples avec enfants. Beaucoup de baby-boomers trouvent leur compte dans la communauté de Willow.
Par quels programmes et par quels moyens ce public est-il atteint? Quel est l’impact?
Ce pays (les États-Unis) comporte une offre presque infinie en terme de “méthodes d’évangélisation”, de “programmes”. On trouve de bonnes choses, bien-sûr, mais je me méfie des “modes”, des “stratégies” et “recettes”. La manière de faire de Jésus-Christ et des apôtres était simple. Elle consistait à vivre et exprimer l’Évangile au quotidien. À montrer qu’il existe une autre manière de vivre que celle marquée par le péché, les rapports de force, l’envie, l’amertume. Montrer que le pardon, la réconciliation avec Dieu peut transformer une vie, mais aussi les relations que l’on a avec les autres. Montrer que l’amour n’est pas une marchandise, mais quelque chose de gratuit, qu’on découvre par l’expérience de la grâce en Jésus. À Willow Creek, c’est ce que nous cherchons à mettre en œuvre. Nous n’organisons jamais de “campagnes d’évangélisation” spectaculaires avec prédicateurs vedettes. C’est par le contact personnel, le témoignage des chrétiens auprès de leurs amis, de leurs voisins, de leurs collègues, que “l’accroche” se fait. Ensuite, l’accueil reçu à Willow encourage très souvent les nouveaux venus à aller plus loin. Nous donnons une grande attention à cet accueil, car il exprime l’amour de Christ. C’est dans de multiples petits détails qu’il se manifeste. Cela va des places de parking réservées aux mères seules avec enfants, des courriers personnalisés envoyés à chacun, des repas communautaires très fréquents, à la chambre spéciale pour que les mariées puissent se changer avant la cérémonie, etc. Le nouveau venu, quels que soient ses difficultés, ses problèmes, peut alors se dire: “tiens, on a pensé à moi!”. C’est une première étape pour prendre conscience que s’il en est ainsi, c’est que Dieu a pensé à nous, c’est Dieu qui nous a aimés le premier. Ensuite, Willow Creek propose des centaines de “petits groupes” à tous ceux qui veulent aller plus loin. Ce sont des groupes où l’on lit la Bible, où l’on prie, où l’on partage des fardeaux, semaine après semaine. Ils sont constitués selon les affinités de chacun. Il y en a pour les jeunes couples, les célibataires, les gens confrontés à des difficultés de budget, les personnes touchées par l’homosexualité…. Tous peuvent trouver un groupe où ils se sentiront à l’aise, où ils ne seront pas “regardés de travers”, et où ils pourront cheminer avec l’Évangile. Et c’est ainsi que chaque année, notre Église baptise des centaines de nouveaux convertis. Vous voyez, la “méthode” n’est pas révolutionnaire. Elle s’appuie sur le témoignage individuel de tous ceux qui ont fait l’expérience de la rencontre avec le Christ et sur le vécu communautaire de l’Église.
En France, depuis les années 60, des couches importantes de la population se sont éloignées des églises. L’expérience Willow Creek vous paraît-elle une alternative à cette désaffection?
Je dirais en préalable qu’il ne faut surtout pas “copier” Willow Creek. Ce qui importe, c’est d’être vraiment habité par le souci de communiquer l’Évangile là où l’on se trouve. Plus concrètement, cela signifie, en France, faire des efforts pour témoigner de la Grâce de Jésus-Christ sur un terrain où l’on pourra être entendu. Si cela signifie changer l’heure du culte, ou le jour (notre culte pour les chrétiens à Willow se passe le mercredi), modifier les formes du culte, eh bien, il faut oser le faire. En gardant à l’esprit que l’Église locale est une communauté précieuse et nécessaire. Elle est le lieu voulu par Dieu pour accueillir les chrétiens, afin qu’ils y exercent leurs dons spirituels, hommes et femmes. Elle doit être remplie de l’amour du Christ, pleine de convivialité, d’accueil, de solidarité concrète.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples précis de ce que l’on peut entendre par là ?
Repenser l’Église locale comme “communauté où l’on vit de l’Évangile” implique notamment une remise en cause de tous les rapports de force en vigueur dans la société française. Le “machisme latin” doit rester en-dehors des Églises, où les femmes doivent pouvoir non seulement s’exprimer, mais enseigner et conduire la louange. L’esprit “petit chef” doit lui aussi s’effacer, ce qui signifie que le pasteur, les membres du conseil d’Église ne doivent jamais voir leur autorité comme un moyen de dominer, mais au contraire comme un moyen de service (servant leadership). La passivité des enseignés, qui renvoie peut-être à une certaine tradition française, doit par ailleurs céder place, dans l’Église locale, à un mode beaucoup plus égalitaire et actif où les prises de parole des laïcs sont encouragées. Ce qui veut dire, par exemple, que la prédication traditionnelle du haut de la chaire, les “trônes” que l’on observe parfois pour les officiants du culte, les estrades qui dominent les fidèles… devraient parfois être repensés… voire mis aux oubliettes. Je pense aussi aux enfants. Sont-ils vraiment pris en compte dans toutes les Églises? On peut en douter. Or, comment attirer la génération “soixante-huit” et les enfants qui en sont issus si rien n’est prévu pour l’accueil des petits? Enfin, les Églises ne doivent jamais oublier qu’évangéliser, c’est annoncer la Bonne Nouvelle du salut en Jésus-Christ, telle qu’elle nous est révélée dans la Parole de Dieu, la Bible. Les considérations politiques, sociales, éthiques, il y a d’autres lieux pour les exprimer. Les Églises ne peuvent s’en désintéresser, mais un “discours sur le monde” ne doit pas venir à remplacer peu à peu la folie de la Croix. L’annonce de l’Évangile doit être centrale dans la prédication. D’une façon générale, c’est avant tout dans l’Église locale que l’on doit respirer le parfum du “Royaume de Dieu”. Lorsqu’un chrétien s’y rend, ce ne devrait jamais être par devoir seulement, mais parce qu’il en a vraiment envie. Si chaque responsable d’Église, chaque membre se fixait vraiment cet objectif et prenait des initiatives audacieuses pour l’atteindre, je suis convaincu que l’évangélisation de la France prendrait une nouvelle tournure.
Propos recueillis par Sébastien Fath.
Références: Témoins, n°139, mars-avril 2002