Catastrophes collectives ou personnelles engendrent des fins qui paraissent irrémédiables. La vie semble s’arrêter. Le malheur s’installe. L’avenir disparaît. Et si, malgré tout, une germination était à l ’œuvre préparant un nouveau départ ? Le grand théologien Jürgen Moltmann a écrit dans ce sens un livre publié en allemand, puis en anglais sous le titre : « In the end..the beginning » (Dans la fin.. le commencement) (1). Le sous-titre : « The life of hope » nous parle d’espoir, le thème privilégié de l’auteur.
Pour Jürgen Moltmann en effet, le regard chrétien par rapport à l’avenir n’a rien à faire avec la fin en terme d’impasse, que ce soit la fin de cette vie, la fin de l’histoire ou la fin du monde. En empruntant le titre de son livre à une expression du poète TS Eliot : « Dans ma fin est mon commencement », Jürgen Moltmann a choisi cette parole pour exprimer la puissance de la résurrection : « A travers la résurrection, la fin du Christ sur la croix est devenue son vrai commencement ». (p. IX). L’attente chrétienne est tournée vers le commencement de la vraie vie, le commencement du Royaume de Dieu et le commencement de la nouvelle création de toutes choses… Dieu nous fait une grande promesse : « Voici, je rend toute chose nouvelle (Apo 21.5). A la lumière de cet horizon ultime, nous lisons la Bible comme le livre des promesses de Dieu et des espérances des hommes et des femmes, et plus largement encore de tous les êtres créés » (p.X).
Dans ce livre, Jürgen Moltmann s’attache aux expériences personnelles dans lesquelles nous cherchons et trouvons de nouveaux commencements. « Le Dieu vivant nous appelle toujours à la vie, que nous naissions ou que nous mourrions, que nous commencions ou que nous arrivions à la fin. Sa présence suscite la vie en nous toujours et partout ». Ce livre s’organise en trois parties qui correspondent aux trois commencements dans nos vies : la naissance , la renaissance, la résurrection.
Dans la première partie, l’auteur réfléchit à l’enfance et à la jeunesse, c’est à dire les commencements de la vie en terme de temps. « En chaque enfant, quelque chose de nouveau vient dans le monde. Ainsi, pour nous, le terme « enfance » évoque un avenir ouvert, plein de potentiel ». Le terme « jeunesse » est similaire. « L’avenir appartient aux jeunes », dit-on, mais ne pourrait-on pas inverser la proposition en disant que c’est le fait de regarder vers l’avenir nous rend jeune quelque soit notre âge en terme d’années » ( p.XI). Au regard de nos lectures dans le champ de l’éducation, ces chapitres nous paraissent particulièrement originaux et inspirant.
Dans la seconde partie, l’auteur nous invite à entrer dans le courage de vivre que l’espoir suscite en nous, de telle façon que nous puissions dépasser les échecs, les désappointements et les défaites et commencer une vie nouvelle. Jürgen Moltmann traite ici de deux grandes questions : comment considérer les grandes catastrophes du monde moderne en s’appuyant sur une réflexion théologique concernant les catastrophes présentées dans l’histoire biblique ? Comment envisager le mal présent dans ce monde ? La question la plus abordée dans la tradition de l’Eglise a été de savoir comment on pouvait délivrer les acteurs du mal du poids de leurs fautes et de leur culpabilité. Mais il y a une autre question très importante. Comment rendre justice aux victimes ? « Les victimes de l’injustice, de la violence, de la maladie, des accidents et de la mort sont toutes hantées par une question : « Dieu est-il juste ? » (p.57). Toute la Bible montre comment Dieu se tient aux côtés des victimes de la violence et s’engage pour la justice.
Dans la troisième partie, Jürgen Moltmann se tourne vers « les fins dernières », ce qui nous interpelle dans nos vies personnelles en terme de mort, jugement, vie éternelle. « Y a-t-il une vie après la mort ? Y a-t-il une communion entre les vivants et les morts ? Qu’est ce que le deuil représente et quelle est la consolation ? Nous sommes attendus. Mais qu’est ce qui nous attend ? Comment pouvons nous représenter le jugement de Dieu et « la vie du monde à venir ? ».
Là aussi, l’auteur nous communique une pensée originale et éclairante. A titre d’exemple et en raison aussi de l’importance existentielle de cette question, nous donnerons ici un aperçu des propositions de Jürgen Moltmann en réponse à la question : « Qu’est ce qui reste de la vie ? Sommes-nous mortels ou immortels ? » (p.103-108). Ce choix a été motivé aujourd’hui par le départ d’un être cher dont la vie nous paraît en consonance avec l’accent porté par J. Moltmann sur la dynamique de l’espoir, sur l’amour de la vie dans l’inspiration du Saint Esprit.
Qu’est-ce qui reste de la vie ?
Jürgen Moltmann rappelle la tradition philosophique qui a commencé avec Platon et selon laquelle l’âme humaine est une substance essentiellement immortelle. La mort ne la tue pas, mais sépare simplement l’âme immortelle du corps mortel. Dans cette tradition, l’âme ne meurt pas parce qu’elle n’est jamais née non plus. Mais alors, s’interroge Moltmann, qu’a-t-elle en commun avec l’univers sensoriel et corporel de cette vie qui est à la fois né et mortel. N’est-elle pas insensible à la fois à la souffrance, mais aussi au bonheur ? Ainsi l’idée d’une âme immortelle ne signifie pas l’immortalité de la vie vécue ici-bas.
Jürgen Moltmann envisage l’âme d’une façon complètement différente de la perspective de Platon. « La vie humaine est pleinement humaine lorsqu’elle est entièrement vivante. Vivre signifie s’intéresser à la vie, participer, communiquer, affirmer sa propre vie et celle des autres. Cet intérêt dans la vie s’exprime comme un amour pour la vie. Cette dynamique se manifeste dans une vie qui est pleinement vécue parce que la vie est pleinement aimée. C’est là que l’âme s’exprime. Aussi longtemps que nous nous sentons concerné, nous sommes présent. Ainsi nous sommes exposés à la fois au bonheur et à la souffrance » (p. 105). Mais, poursuit Moltmann, comment pouvons-nous embrasser cette vie si « ce qui résulte de cet amour de la vie n’est rien de plus qu’un temps flottant et une mort qui serait une fin définitive » ? « Le vrai problème n’est pas le dualisme entre une âme immortelle et un corps mortel. C’est le conflit entre l’amour et la mort ». De fait, dans la perspective chrétienne, l’immortalité n’est pas liée à une substance, mais « à la relation de la personne entière à un Dieu éternel » (p.105).
Moltmann explicite ensuite cette perspective en plusieurs propositions auxquelles on se reportera et que nous indiquons ici en termes abrégés (p. 105-108)..
a) A la fois l’Ancien et le Nouveau Testaments attribuent l’immortalité à l’Esprit divin qui nous donne la vie (ruach, pneuma). « Dans tes mains, je remets mon esprit » (Luc 23/46).
b) Les êtres humains ont été créés pour être l’image de Dieu sur la terre. Dieu s’est mis en relation avec ses créatures de telle façon qu’elles deviennent comme un miroir et une résonance de Dieu lui-même. Pour les êtres humains, ce qui émerge de la relation d’amour que Dieu leur manifeste peut être appelé « la vie », l’âme », ou « l’esprit ».
c) Le mot hébreu « ruach » signifie vitalité, puissance de vie. Il recouvre l’ensemble de la vie vécue par nous, c’est à dire tout le déroulement de notre vie de la naissance à la mort, toute notre personnalité telle qu’elle se manifeste à travers le nom d’une personne : « Ainsi dit le Seigneur. Ne crains pas, car je t’ai racheté. Je t’ai appelé par mon nom. Tu es à moi » (Esaïe 43/1). Mais qu’entendons-nous par le nom d’une personne ? Certainement pas son âme sans corps ou son corps sans âme ! « Nous entendons la configuration complète de la vie de la personne dans l’espace et dans le temps, son histoire de vie ». La relation de Dieu avec nous rend cette vie immortelle. « Comme hommes et femmes, mortels et transitoires, nous demeurons immortels et non transitoires, dans la communion immortelle et non transitoire avec Dieu lui-même ».
d) Ce n’est pas seulement nous qui faisons l’expérience de Dieu. D’une certaine façon, Dieu a aussi une expérience avec nous. Cette expérience que nous avons avec Dieu et que Dieu a avec nous demeure en Lui, même quand nous mourrons. Cependant, selon les psaumes, la mémoire de Dieu n’est pas une vidéo de nos vies enregistrée dans le ciel. C’est une mémoire active pleine de compassion et de guérison. Finalement, dans la foi, la communion avec Christ nous conduit à l’immortalité et à la résurrection. C’est l’expérience d’être enfant de Dieu dans l’Esprit de Dieu. Nos vies personnelles deviennent en Dieu impérissables. Nous ressentons notre vie comme temporelle et mortelle. Mais rien n’est perdu pour Dieu. Pour Lui, tous sont vivant (Luc 20/.38).
La vie éternelle.
Jürgen Moltmann nous ouvre un horizon qui dépasse l’opposition entre la vie sur terre et la vie après la mort.
« La vie ici-bas est une vie dans le temps, mais la vie dans le temps n’est pas seulement une vie transitoire. Elle nous apparaît transitoire seulement dans la mesure ou nous regardons au passé et sommes forcés de quitter ce que nous ne pouvons retenir. Mais, dans le même temps, la vie dans le temps est une vie qui commence à chaque instant, l’expression d’une vitalité en éveil, si nous regardons vers l’avenir et accueillons le potentiel de chaque nouveau matin ». (p. 153). Cette vie s’inscrit dans la parole : « Les bontés du Seigneur ne sont pas épuisées. Sa bonté se renouvelle chaque matin » (Lam. 3/22-23). « La vie transitoire est une vie qui est condamnée à la mort. La vie comme commencement est une vie bénie qui s’ouvre vers l’avenir » (p.153-154). Ainsi, ne nous accrochons pas à notre passé ! Ne vivons pas dans des mondes illusoires, mais soyons entièrement là ! La vie éternelle peut être expérimentée ici-bas : un amour passionné et dans ses manifestations, la joie de vivre. Nous sommes appelés à vivre le Royaume de Dieu sur cette terre.
Cette vie que nous vivons aujourd’hui ici-bas sera recueillie et préservée dans la vie éternelle.. Nous serons appelés par notre nom et cela signifie la prise en compte par Dieu de toute notre histoire personnelle. Et, en même temps, notre être, à travers le pardon, la réconciliation, la guérison, sera « transfiguré » (p.162) ;
Jésus est ressuscité et est devenu le Christ de l’avenir… La perspective d’un monde nouveau s’ouvre pour les vivants et pour les morts. Vivre dans la résurrection de Christ, c’est naître à une espérance vivante qui dépasse la mort et, dans un amour vivant, qui nous permet d’expérimenter la vie éternelle dans le moment présent. C’est vivre en Dieu comme Dieu vit en nous. Dans la communion de Christ, nous expérimentons l’œuvre de l’Esprit de Dieu comme une puissance de vie qui nous fait vivre et se manifeste dans une vitalité qui se traduit dans l’affirmation de la vie et le courage de vivre. La fidélité de Dieu dans l’histoire, la résurrection de Christ et l’expérience de vie dans l’Esprit de Dieu sont les fondements de notre attente… (p. 164).
La pensée de Jürgen Moltmann s’est développée au long des années dans des œuvres majeures (2). Bien sûr, comme toute pensée théologique, elle peut susciter le débat sur tel ou tel point, mais elle ouvre une dynamique. Ce petit livre, récemment publié, n’est apparemment pas encore traduit en français. En mettant en valeur certains passages de cet ouvrage, nous répondons aux attentes des lecteurs francophones et nous appelons un éditeur à traduire un ouvrage aussi éclairant. Oui, ce livre nous appelle à vivre dans une dynamique de vie et d’espoir inspirée par l’Esprit.
Jean Hassenforder.
(1) Moltmann (Jürgen). In the end, the beginning. The life of hope. Fortress press, 2004.
(2) Pour connaître le parcours et l’œuvre de Jürgen Moltmann, nous conseillons les articles à son sujet parus sur la version francophone et surtout anglophone de Wikipedia. Nous avons déjà présenté sur ce site un autre livre de ce grand théologien : Moltmann (Jürgen) . Le rire de l’univers. Traité de christianisme écologique. Cerf, 2004. ** Voir les références à J.Moltmann sur le moteur de recherche **, et aussi sur internet ** http://en.wikipedia.org/wiki/Jurgen_Moltmann** et ** http://fr.wikipedia.org/wiki/Jürgen_Moltmann **