L’information qui nous parvient à travers les médias rend compte seulement d’un aspect de la réalité. Face à la crise, l’approche économique et politique y occupe une place privilégiée. Et, par ailleurs, les incidents et les accidents sont souvent amplifiés. Bref, l’information fonctionne largement dans le court terme et en surface. Mais n’y a-t-il pas en profondeur et dans la durée un changement profond en cours dans les mentalités ? C’est la question à laquelle François Miquet-Marty, président de Viavoice, études et conseil en opinion, cherche à répondre dans un livre récent : « Les nouvelles passions françaises. Réinventer la société et répondre à la crise » (1).
Ainsi est-il parti à la rencontre des Français dans de longues conversations. « Pendant un an, j’ai sillonné les régions de France pour entendre, au domicile de chacun, une quarantaine de personnes. Sans enregistrement, avec une simple prise de notes et un dialogue sans contrainte et prolongé, visant à faire émerger, en encourageant la parole des interlocuteurs, l’expression de leurs convictions profondes, de leurs perceptions intimes » (p 14). Au long de ce livre, il peut ainsi égrainer des portraits dans lesquels des personnes viennent nous dire comment, dans leur contexte, ils perçoivent la vie, la société dans laquelle ils évoluent. Mais, pour aller au delà des impressions et dégager des tendances, l’auteur, de par son expérience professionnelle, a pu compléter ces entretiens par des enquêtes d’opinion quantitatives qui apportent des données chiffrées au plan national.
Cette recherche permet à François Miquet-Marty de mettre en évidence un changement profond dans la manière de percevoir la vie en société. Bien sûr, cette recherche confirme l’ampleur du désarroi vécu par beaucoup de gens. L’auteur nous décrit une société en dépression où le pessimisme, la méfiance, la solitude sont très répandus. Mais, en même temps, il met en évidence un mouvement de réinvention. Des tendances nouvelles apparaissent.
Un accent sur les valeurs
Ainsi, désormais, les Français vont au delà des aspects les plus apparents de la crise économique. « Les Français, pour la plupart, décernent à « la crise », une signification moins économique que sociétale… Ce seraient les relations entre les personnes qui seraient inappropriées, et les principes qui les sous-tendent. La crise économique constitue la traduction, la conséquence, l’émanation de la crise sociétale. La crise actuelle est d’abord une crise des valeurs de la société » (p 16).
Si l’on pose un tel diagnostic, alors on s’achemine vers une nouvelle approche pour sortir de la crise. La solution ne dépend plus seulement des choix de la politique économique. Nous avons tous à nous interroger sur notre manière de vivre. Notre genre de vie est en question. « Aux yeux des Français, « la crise » que travers la France est fondamentalement une crise des valeurs de société » (p 17). Et donc, « il s’agit de « refaire société », de réinventer, de recomposer et de reconstituer une société, de développer de nouvelles relations entre les gens, en rupture avec les références jusqu’ici dominantes » (p 16). Cette tendance se manifeste dans des expériences de vie très variées.
« Sous la noirceur apparente de la crise économique, des chemins se dessinent ici ou là, dans nos esprits, dans nos aspirations et nos imaginaires, dans le quotidien de nos vies. Mille voies qui, toutes ensemble, composent un portrait nouveau de la France » (p 18).
Désormais, les gens sont de plus en plus nombreux à affirmer des convictions en terme de « valeurs de société ». Ces valeurs « sont des références humaines, elles définissent nos attitudes, nos comportements et nos vies dans les liens que nous entretenons avec les autres » (p 19). François Miquet-Marty envisage la mise en oeuvre de ces valeurs comme des « passions collectives ». Et ces passions collectives sont des moteurs de la société comme le fut la « passion égalitaire » française née avec la Révolution de 1789.
Promotion de valeurs
Désormais, faire face à la crise, c’est d’abord « promouvoir autour de soi d’autres valeurs de société ». L’auteur met en évidence des orientations nouvelles : « Sous la crise, ouvrir des chemins personnels ; créer un nouveau monde post-matérialiste ; construire avec les siens une société du respect ». Ce changement s’opère en dehors des cadres qui ont jusqu’ici prédominé dans les esprits, très loin des idéologies du passé, et aussi en rupture avec des pratiques sociales plus récentes comme l’individualisme. « Ce qui singularise la situation actuelle est l’attachement des Français aux valeurs de société bien avant d’autres références jugées dominantes et fortement médiatisées » (p 80-81).
Ce livre nous apporte des données importantes auxquelles on ira se reporter. Nous voulons attirer ici l’attention sur deux tendances majeures mises en évidence par François Miquet-Marty.
Solidarité et harmonie
« Un premier registre essentiel d’aménagement des valeurs de la société pour soi et ses proches se caractérise par la volonté de dépasser un modèle économique et sociétal, celui de la société de consommation et ses dévoiements perçus. Ces aspirations se cristallisent autour d’un idéal d’harmonie et d’un idéal solidariste » (p 81). De nouveaux modèles de vie sont en train d’apparaître et ces choix témoignent d’une nouvelle échelle de valeurs. Cette évolution apparaît concrètement dans la galerie de portraits présentés par l’auteur.
Une valeur fondamentale : le respect.
Une autre tendance majeure est la place nouvelle accordée au respect dans les consciences au point que François Miquet-Marty annonce « le nouvel age du respect » (p 108). Le mot respect a pu être associé autrefois à des pratiques formelles aujourd’hui démodées. Aujourd’hui, il doit être entendu dans un sens plein : la reconnaissance de chaque personne dans tout ce qu’elle a de précieux et d’unique. Si le respect requiert la prise en compte de l’autre dans son espace personnel, « plus profondément, et de façon novatrice, le « respect » désigne une attention portée à l’autre. Cette acception fait, pour partie, écho au « care ». Elle est, dans l’esprit de beaucoup, une première démarche de reconnaissance » (p 110).
Par rapport à toutes les manipulations exercées « par une société froide, cupide et faites de calculs rationnels, une société dépourvue de valeurs d’humanité », le respect est une valeur qui apparaît en pleine actualité. Les enquêtes d’opinion montrent que cette valeur est reconnue comme importante à gauche comme à droite, chez les jeunes comme chez les moins jeunes. Aujourd’hui, le respect est devenu une valeur majeure puisque presque plus de neuf français sur dix (93%) estiment que « la France et les Français » ont besoin pour l’avenir de « respect entre les gens ». de manière prioritaire et 61% de « manière tout à fait prioritaire ».
François Miquet-Marty consacre quelques belles pages de son livre aux « fondamentaux du respect » : prise en compte et reconnaissance » (p 134-137). « Une « éthique du respect », qualité individuelle à finalité collective, vient prendre sa place et s’érige en promesse pour l’avenir, entre un champ des politiques publiques pour une large part discréditées et une lecture individualiste du social où chacun conduirait ses propres affaires dans l’indifférence des autres . L’« éthique du respect » constitue un engagement médian, entre le collectif et le repli sur soi. Elle est en cela une source d’espoir et, qui plus est, un engagement tenable » (p 137).
Un chemin nouveau dans la société française.
Nous entrons aujourd’hui dans une vision nouvelle de la société. En France, « les idéaux ont toujours été, jusqu’ici, des projets politiques avant d’être sociétaux. Les imaginaires révolutionnaires, républicains et socialistes étaient de nature politique et incluaient une dimension sociétale. Aujourd’hui, les ambitions exprimées par les personnes rencontrées sont de nature sociétale et pourraient ensuite revêtir des traductions politiques » (p 79) ;
Dans cette recomposition, il y a plusieurs pistes. L’auteur en évoque trois.
L’une d’entre elles est dangereuse. « Elle consiste à privilégier des valeurs essentielles et à considérer certains groupes sociaux comme les artisans de leur dévoiement ».
La deuxième piste « consiste à faire prospérer dans toute la société française, et pas uniquement à l’échelle des galaxies personnelles, les valeurs de société jugées indispensables : éducation, travail, ordre ». La troisième piste qui a été décrite, la plus douce parce qu’elle se décline dans le quotidien des vies personnelles, consiste à vouloir façonner sa propre existence et celle de ses proches, à composer autour de soi, « une petite société », pour reprendre l’expression de Tocqueville, à l’image de ses valeurs et de ses ambitions pour le monde de demain. Il s’agit ici d’une société assurant par elle-même sa propre métamorphose, sans le concours politique » (p 196).
Nous entrons aujourd’hui dans un espace social et culturel nouveau. « Une part de l’Histoire de France, ouverte avec la Révolution, est probablement achevée. Mais la France, et singulièrement les Français, sont moins désemparés qu’il n’y paraît. Des aspirations de reconstruction prévalent, fortes, à même d’autoriser des exigences collectives pour demain » (p 197). A nous de tirer le meilleur parti de cette situation nouvelle.
Ce livre est important. François Miquet-Marty nous aide à porter un regard nouveau sur l’évolution de notre société, et, par suite, à mieux nous orienter.
En commentaire
En commentaire, en phase avec le travail de recherche que nous menons à Témoins, trois pistes de réflexion nous apparaissent.
Au départ, l’auteur met en évidence le pessimisme qui accompagne la crise actuelle. Trait de mentalité répandu et néfaste, mis récemment en évidence par un livre de Yann Algan (2), la défiance est renforcée par la crainte. Cette crainte s’exprime aujourd’hui dans les « populismes » qui se développent dans le désarroi engendré par la détresse économique et le manque de points de repère. Aussi, lorsque François Miquet-Marty met en évidence la manière dont les Français pensent de plus en plus en terme de valeurs, ce mouvement, porteur de renouveau, exprime à la fois des aspirations à un changement encore attendu et des pratiques qui commencent à mettre en oeuvre ces valeurs. A cet égard, on observe des corrélations entre les constats résultant de cette recherche et beaucoup d’autres observations que nous avons mis en évidence à partir d’autres études. Nous pensons par exemple aux courants d’action et de pensée qui se manifestent aujourd’hui pour le développement d’une société collaborative et d’un univers convivial (3). Il y aujourd’hui une conscience croissante que le progrès social requiert en regard un changement personnel. La question des valeurs est au cœur de cette problématique.
La recherche de François Miquet-Marty peut être croisée avec d’autres, et par exemple avec l’enquête réalisée par Hervé Le Bras et Emmanuel Todd sur les variations régionales dans l’évolution des comportements sociaux, politiques et culturels. Dans « Le Mystère Français » (4), ces deux auteurs mettent l’accent sur la dimension anthropologique et religieuse qui se déploie dans le long terme, mais influence également le court terme. Les deux chercheurs écrivent ainsi : « Notre pays souffrent d’un déséquilibre entre les espaces anthropologiques et religieux qui le constituent. Son cœur libéral et égalitaire, qui fit la Révolution, est affaibli. Sa périphérie, autrefois fidèle à l’idéal de hiérarchie et souvent de tradition catholique, est désormais dominante… » (p 7). Dans une interview à « La Lettre des Semaines sociales de France » (5), Hervé Le Bras précise ainsi ce point de vue: « Dans les zones acquises de longue date à la République et à la laïcité, qui sont aussi les plus industrialisées, les rapports sociaux se sont structurés autour des idées de classe, de nation, de progrès. La crise a balayé ce système, détruit le lien social et plongé les gens dans une véritable dépression. A l’inverse, les terres de tradition chrétienne ont maintenu des formes de familles, de traditions, de réseaux de solidarité et de confiance qui leur permettent d’entrer en douceur dans la modernité… ». Ainsi, le facteur religieux, ou, plus largement, la conception du monde, garde son importance. Et par exemple, dans l’Ouest, un esprit d’association vivace a succédé à une pratique religieuse institutionnelle. Les interviews menées par François Miquet-Marty, si elles révèlent souvent une crise existentielle, ne nous permettent pas d’aller très loin dans une mise en relation entre les aspects religieux de la culture et le développement des valeurs nouvelles.
Ces valeurs nouvelles, comme le respect de l’autre ou l’esprit collaboratif, nous paraissent en consonance avec une forme nouvelle de spiritualité. Et, comme chrétien, elles nous paraissent faire écho au cœur même de l’Evangile. On doit en même temps reconnaître les séquelles encore présentes d’un héritage religieux qui comportait une part d’attitudes dominatrices. Lorsque nous voyons aujourd’hui combien la valeur du respect suscite l’adhésion, c’est pour nous un puissant écho au message du Christ. Et de même, nous pouvons percevoir le développement de l’esprit collaboratif à la lumière du ferment évangélique (6). C’est, pour nous, la conviction que, dans la société d’aujourd’hui, l’Esprit de Dieu est à l’œuvre bien au delà du cercle des églises. A elles d’en tenir compte et d’en tirer les leçons.
Jean Hassenforder
(1) Miquet-Marty (François). Les nouvelles passions françaises. Réinventer la société et répondre à la crise. Michalon, 2013.
(2) Algan (Yann), Cahuc (Pierre), Zylbergerg (André). La fabrique de la défiance, Grasset, 2012. ** Voir sur le blog vivreetesperer.com ** Mise en perspective : « Promouvoir la confiance dans une société de défiance » :
(3) Sur la transformation en cours des mentalités :
– « Une révolution de « l’être ensemble ». Vive la co-révolution ! Pour une société collaborative. Anne-Sophie Novel et Stéphane Riot » : ** Voir sur le blog vivreetesperer.com **
– « Pour une société collaborative. Un avenir pour l’humanité dans l’inspiration de l’Esprit. Pippa Soundy » ** Voir sur le blog vivreetesperer.com ** « Emergence d’espaces conviviaux et aspirations contemporaines » et ** Voir sur ce site ** « Emergence d’une nouvelle sensibilité spirituelle et religieuse.
– En regard du livre de Frédéric Lenoir : La guérison du monde » ** Voir sur ce site **
(4) Le Bras (Hervé), Todd (Emmanuel). Le mystère français. Seuil, 2013 (La République des idées)
(5) Le Bras (Hervé). Les français ont tort d’être pessimistes. La Lettre des Semaines sociales de France, N°71, juillet 2013, p 10-11
(6) La « Revue Projet » a ainsi consacré récemment un numéro (N°329, août 2012) à un thème bienvenu : « La fraternité, une contre-culture ». Bertrand Casseigne, rédacteur en chef adjoint de cette revue, écrit à ce sujet : «La figure de la fraternité parle à nos sociétés. En approfondissant la réflexion sur la richesse de la fraternité, les chrétiens peuvent trouver les chemins du dialogue. Par exemple avec ceux… qui ont pensé une société du « care » (au sens de prendre soin de… », de l’attention mutuelle. Ou avec tous ceux qui s’interrogent sur l’évolution des réponses sociales à imaginer, dans ce monde marqué par l’esprit de compétition… » (Bertrand Casseigne. La découverte de la fraternité. La Lettre des Semaines Sociales de France, N°71, juillet 2013, p 8)