Selon Jean Viard
Pendant des mois, la France a vécu sous le choc. Elle a amorti une vague de peur. Elle s’est recroquevillée pour faire face à la pandémie. Aujourd’hui, la crise sanitaire est toujours là. Mais l’emprise paraît se relâcher. Du moins peut-on l’envisager. Dans l’impact des confinements successifs et des restrictions imposées, on peut se demander si toute évolution sociale a été suspendue, si la société s’est gelée en même temps que de nombreuses activités. Et si, malgré tout, ce grand choc avait été le moteur d’un changement de mentalité, et même un accélérateur de transformations profondes ?
Cette question peut paraître prématurée, mais elle est essentielle. Si on se remet en mouvement, il faut bien envisager et même imaginer un horizon.
Nul ne peut mieux nous aider dans cette recherche que Jean Viard. Car, depuis des années, à l’écoute des changements qui se manifestent dans nos genres de vie, à travers mille signes, il est à même d’observer les évolutions en cours, même si celles-ci nous paraissent peu visibles. Jean Viard a suivi cette crise majeure depuis le début, et, à la fin du printemps 2021, il a publié un livre : « La révolution que l’on attendait et arrivé. Le réenchantement du territoire » (1). Effectivement, Jean Viard nous présente une société en pleine transformation, par delà les apparences, une « révolution ». Nous avons déjà analysé son ouvrage et nous y renvoyons (2). Nous allons simplement présenter ici quelques lignes de force que Jean Viard perçoit dans notre société.
Un observateur attentif et engagé
Au départ, Jean Viard nous rappelle comment il a suivi la crise de bout en bout. « Ce livre prolonge l’engagement que j’ai pris début 2020 de tenter d’éclairer les changements en cours, d’ouvrir des perspectives tous les jours dans les médias, France info en particulier, et dans la presse écrite. J’ai pensé que c’était ma responsabilité d’intellectuel. Essayer un optimisme raisonnable. Lutter contre les peurs, relativiser les trajectoires, ré-espérer l’avenir. Car il y aura un avenir pour les survivants. Les autres devant être honorés et respectés » (p 22). Il y a plus d’un an, Jean Viard a écrit un livre : « La page blanche » qui tentait de rendre compte de la sidération que nous avons éprouvée et des ruptures avec le monde d’hier qui s’enclenchaient » (p 23). Aujourd’hui, l’auteur nous propose « une suite et des outils » (p 23).
« Aujourd’hui, il nous faut anticiper que, comme après chaque immense tragédie, cette pandémie va induire une forte rupture, d’abord culturelle, qui va accélérer des tendances déjà là et en révéler d’autres dont nous n’avons même pas encore idée. L’écologie, le numérique, la décentralisation, le sens de la vie, le respect de l’intime, le comment on a envie d’habiter… : on va vers une période qui peut être de changement des attentes, de conflits, de révolutions » (p 19). Jean Viard esquisse un changement de grande ampleur. « Nous sommes au cœur d’une vague économique, géostratégique, sociale, culturelle qui renouvelle celle de 1920, 1945, de 1968. Mais sans doute pour une inflexion plus forte encore de la trajectoire du monde, car il s’agit de passer d’une civilisation post-industrielle à une civilisation écolo-numérico planétaire (p 23-24).
Lignes de force
Voici donc, en bref, quelques lignes de force décrites par Jean Viard.
Tout s’accorde pour donner priorité au changement écologique. « L’humanité n’est ni maitre, ni possesseur de la nature… Les questions sur l’animal vont prendre une place croissante… Ces déplacements de sens ouvrent à un nouveau rapport avec la nature au nom de la protection de l’humanité elle-même… ». Jean Viard met l’accent sur le rôle d’accélération de la prise de conscience écologique joué par la pandémie. « Cette pandémie va servir, pendant des décennies, de justification à la lutte contre le dérèglement climatique De cette tragédie, peut et doit naitre un nouvel impératif existentiel… » (p 94).
Autre changement majeur : le numérique s’est imposé et transforme maintenant l’ensemble de nos modes d’existence.
« Après la grande pandémie, le lien entre les hommes ne passe plus par le seul déplacement physique, et donc plus par le seul pétrole. Il passe d’abord par le numérique, dans la famille, le travail, les commandes de bien, les services publics… Le numérique vient de gagner la bataille du lien entre les hommes… » (p 56-57). Avons-nous suffisamment pris conscience de ce changement ? « Sans internet, le confinement aurait été invivable » (p 57).
Depuis de nombreuses années, Jean Viard étudie les changements de modes de vie en France. La pandémie a provoqué un changement massif dans l’organisation du travail. Le monde professionnel numérisé constitue désormais 30 à 40% des emplois, certaines études disent 60%, au moins pour une partie du temps (p 123). Cette transformation en rejoint une autre : la valorisation croissante du domicile et de l’habitat. Jean Viard évoque une nouvelle alliance entre « passé et révolution numérique et technologique ». « Le numérique comme la télévision hier renforce la place du domicile comme caverne centrale. Mais une caverne faite pour la vie, l’amour, la culture, le travail, la famille, le lien avec la nature par le jardinage et l’animal domestique » (p 62).
Et, en même temps, il y a un désir croissant d’habiter en dehors des métropoles. Pendant cette pandémie, « de nombreuses personnes ont fait l’expérience, provisoire certes, de vivre en dehors de Paris, puisque 20% des parisiens ont quitté la capitale au début du premier confinement » (p 127). Ces mouvements s’inscrivent dans une aspiration à de nouveaux genres de vie ». « D’après une enquête de l’IFOP, 10% de français ont déclaré, début 2021, avoir l’intention de changer de vie. Cela représente 4,5 millions d’adultes de tous les milieux, âges, sexes. Ils ne le feront pas tous, mais ils le désirent tous » (p 34). Jean Viard voit là « un mouvement puissant ». « Le rapport au territoire, le rapport au travail vont en être secoués. Quel est le sens de ce que je fais ?… Que faire des soins de l’intime, qui deviennent chaque jour de plus en plus forts ? Comment protéger, aider à rebondir, faire force ? (p 35).
La géographie sociale et culturelle de la France se recompose. C’est « le réenchantement des territoires ». Là aussi, les attitudes sont en train de changer. Car on est de plus en plus attentif à la dimension humaine, à la beauté. « Demain, peu à peu, la priorité va être donnée à la mise en scène du patrimoine, de la culture locale, du beau, de l’art, des forets et des bocages – c’est ce que j’appelle l’esprit des lieux » (p 61).
Jean Viard aborde bien d’autres questions et notamment le problème social. « Pour que ce nouvel ordre du politique et du projet de civilisation puisse se réaliser en sortie immédiate de cette pandémie, nous avons besoin d’un sas de solidarité extraordinaire pour colmater les blessures et rassembler les peuples (p 214).
Dans tous ces changements, nous avons besoin de pouvoir nous rassembler dans des représentations communes, dans un récit qui puisse nous guider. Déjà en 2015, dans un livre : « Le moment est venu de penser à l’avenir » (3), Jean Viard mettait l’accent sur l’importance d’un récit fédérateur. « Inventons un commun positif ». Dans ce nouvel ouvrage, il redit l’importance des imaginaires. « Ce sont les imaginaires qui nous rassemblent ». Nous avons maintenant en commun la lutte contre le réchauffement climatique. « Nous sommes au début d’un nouveau cycle politique qui est bataille de l’humanité pour sa survie, et cette pandémie la fonde » (p 59).
Dans son livre : « Ethics of hope », le théologien, Jürgen Moltmann écrit (4) : « Nous sommes actifs pour autant que nous espérions. Nous espérons pour autant que nous puissions entrevoir des possibilités futures. Nous entreprenons ce que nous pensons être possible… ». Certes, on ne doit pas confondre espoir immédiat et espérance eschatologique, mais cette dernière porte et encourage l’espoir dans la reconnaissance des signes positifs dans lesquels « le futur de Dieu est annoncé ».
Il y a, dans le livre de Jean Viard, des éléments au sujet desquels il serait bon de méditer. Nous y voyons, par exemple, une opportunité pour le développement d’un monde plus relationnel. Et aujourd’hui, la question du sens apparaît de plus en plus primordiale tant au plan personnel qu’à l’échelle collective. Certainement, il y a là un appel pour un engagement et un témoignage chrétien.
Jean Hassenforder
- Jean Viard. La révolution que l’on attendait est arrivée. Le réenchantement du territoire. Editions de l’aube, Fondation jean-Jaurès, 2021
- Une révolution culturelle, selon Jean Viard : http://vivreetesperer.com/une-revolution-culturelle-selon-jean-viard/
- Penser à l’avenir, selon Jean Viard : http://vivreetesperer.com/penser-a-lavenir-selon-jean-viard/
- Agir et espérer. Espérer et agir : http://vivreetesperer.com/agir-et-esperer-esperer-et-agir/
Autres articles de Jean Viard sur ce site :
Vers une société des modes de vie : https://www.temoins.com/vers-une-l-societe-des-modes-de-vie-r/
Une société si vivante : https://www.temoins.com/une-societe-si-vivante-une-france-en-changement-selon-jean-viard/
A signaler une conférence de Jean Viard, à Amiens, sur le même thème : https://www.youtube.com/watch?v=CJyyBajCx1U