Nous entrons dans un nouvel âge. Et, parmi les transformations en cours, la révolution numérique a un rôle et une dimension incommensurable. Elle vient répondre à une image du monde en terme de relation qui se révèle et s’impose à nous aujourd’hui. « Dans le Dieu trinitaire, il y a la réciprocité et l’échange de l’amour. C’est un Dieu relationnel. Et, si l’Esprit Saint est répandu sur toute la création, il fait de la communauté de toutes les créatures de Dieu, avec Dieu et entre elles, cette communauté de la création dans laquelle toutes les créatures communiquent, chacune à sa manière, entre elles et avec Dieu… L’ « essence » de la création dans l’Esprit est par conséquent « la collaboration » et les structures manifestent la présence de l’Esprit, dans la mesure où elles font connaître l’ « accord général ». « Au commencement était la relation » (Martin Buber). Cette citation du théologien Jürgen Moltmann, dans son livre : « Dieu dans la création » (1) éclaire notre horizon. Or, l’expansion d’internet qui s’élance à partir de la fin du XXè siècle a créé aujourd’hui les conditions d’une humanité communicante où les obstacles ne résident plus dans la technique, mais dans le cœur et l’esprit des hommes dans leur confrontation aux craintes et aux menaces engendrées par les dérèglements actuels .
Comme le journaliste américain Thomas Friedman l’a brillamment exposé , à travers quelques grandes étapes, internet s’est imposé au cours des deux dernières décennies (2). Cependant, en l’an 2000 déjà, dans un livre précurseur : « World philosophie » (3), Pierre Lévy annonce la transformation que nous poursuivons aujourd’hui. « Depuis la fin du XXè siècle, l’humanité unit ses capacité de perception et de création en constituant progressivement une seule intelligence collective interconnectée dont la communauté scientifique internationale, le marché mondial, l’expression du cyberespace et la compréhension croissante du caractère universel des religions sont les meilleurs signes.. De plus en plus, les gens deviennent des chercheurs associés ». Nous assistons à la naissance d’une nouvelle culture caractérisée par des « principes de liberté, de communication horizontale et de réseau interactif ». Dans cette approche, Pierre Lévy se réfère à la vision prémonitoire du scientifique et théologien, Pierre Teilhard de Chardin qui énonçait comme un « phénomène », le développement d’un processus d’unification de l’humanité (4).
Aujourd’hui, si nous n’en avons pas tous conscience au même degré, en raison de la diversité de nos parcours, nous sommes entrés dans un âge nouveau. « Le numérique est devenu une civilisation » (Milad Doueihi) » (5). « Le net fait désormais partie de notre milieu vital » (Antonio Spadaro) (6). Ainsi notre vie se déroule aujourd’hui dans un nouveau contexte. Dans son livre : « Petite Poucette » (7), Michel Serres nous montre concrètement en quoi internet change radicalement nos représentations et nos pratiques. C’est une nouvelle manière d’être et de connaître. C’est une nouvelle manière de communiquer.
Internet, les églises et les chrétiens
On peut donc se demander comment les chrétiens participent à ce grand changement non seulement dans leur existence quotidienne, mais aussi dans leur vie et leur expression collective. La révolution numérique s’inscrit elle-même dans une transformation sociale et culturelle engagée à partir des années 1960 et qui se traduit notamment par une émancipation par rapport à des cadres institutionnels imposés d’en haut et par une montée de l’autonomie des individus. Comme l’écrit le sociologue Jean Viard (8), « C’est bien la rupture culturelle des années 60 qui a induit les besoins technologiques, lesquels ont, à leur tour, bousculé la société. C’est elle qui bouscule en ce moment le travail et lie l’humanité en une grande communauté sur une terre si petite, perdue dans l’univers ». Ainsi, le rapport des pratiques chrétiennes avec la révolution numérique ne peut s’interpréter que dans un cadre plus large, la manière dont elles s’inscrivent dans l’évolution sociale et culturelle. C’est dans le contexte de cette évolution que se développe des attitudes nouvelles : une « autonomie croyante » (Danièle Hervieu-Léger (9), une recherche d’authenticité (Charles Taylor) (10). En regard, pour la plupart, les institutions chrétiennes peinent à s’adapter en raison des structures hiérarchiques et des pratiques traditionnelles héritées de la chrétienté. Cependant, le courant de l’Eglise émergente expérimente des voies nouvelles comme l’a mis en évidence Gabriel Monet dans son livre-thèse : « L’Eglise émergente. Etre et faire Eglise en post-chrétienté » (11). Et, par ailleurs, des innovations sont également apparues dans le champ numérique. On peut rappeler à cet égard, qu’ici-même à Témoins, au début des années 2000, un effort d’inventaire et de mise en relation a été réalisé sous l’impulsion de Pascal Colin et de Yves Desbordes. Des rencontres ont été organisées, ainsi « la première journée des internautes chrétiens francophones », le 2 décembre 2000 (12). Cependant, c’est bien dans l’aire anglophone que l’innovation en ce domaine a été vigoureuse et massive, en se manifestant jusque dans la création d’Eglises nouvelles sur le web. Cette innovation nous est rapportée dans les recherches de Timothy Hutchins et Heidi Campbell (13) et les travaux du Codec à l’Université de Durham (14).
Culture numérique et parcours de foi
Il semble qu’on puisse distinguer deux phases dans ce mouvement. Dans un premier temps, le web est apparu comme un espace nouveau à investir dans des innovations conquérantes. Dans un second temps, le web et la vie quotidienne s’interpénètrent. Dans son livre sur la cyberthéologie (15), Antonio Spadaro met en évidence cette interpénétration. « Internet est maintenant un espace humain dans la mesure où il est peuplé d’hommes. Il n’est plus un espace anonyme et aseptisé, mais un milieu anthropologiquement qualifié . Il s’agit d’un espace d’expérience qui devient, de plus en plus, partie intégrante, de manière fluide de la vie quotidienne : « un nouveau contexte existentiel ». Il ne s’agit plus d’un lieu spécifique dans lequel on entre à certains moments pour vivre « online » et dont on sort pour renter dans la vie « offline ». Ce n’est plus un milieu séparé, mais de plus en plus intégré, connecté avec la vie quotidienne ». Effectivement, internet participe maintenant à la vie quotidienne, en ouvrant de nouvelles relations. Blablacar en est un bon exemple (16)
La prochaine rencontre de Témoins, le 10 novembre 2018, est intitulée : « Culture numérique et parcours de foi ». Ces parcours sont très divers. Ils ne se résument plus comme autrefois à une pratique paroissiale. Ils peuvent chevaucher des églises et des milieux différents. Ils peuvent se dérouler en marge des cadres institutionnels comme nous l’avons envisagé dans la dernière journée de Témoins, le 26 novembre 2016 (17) et ils s’inscrivent ainsi potentiellement dans le courant de l’Eglise émergente. On peut ajouter qu’il y a aujourd’hui beaucoup de chrétiens en chemin, lorsqu’on considère, d’après une récente enquête sur le christianisme en Europe occidentale (18), que le groupe de loin majoritaire est celui des chrétiens non pratiquants. Au total, quelles qu’elles soient, toutes ces personnes en parcours de foi sont en quête de dialogue pour partager des questions, des découvertes, des expériences, une fraternité et rechercher des expressions communes. Il y a donc là un besoin de communication. Comment internet peut-il au mieux faciliter des échanges interpersonnels et ouvrir des possibilités de rencontre en petits groupes ? On sait combien le petit groupe permet un partage fructueux et on se rappelle la parole de Jésus lorsqu’il déclare que « là ou deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux » (Matthieu 18.20). Dans quelles conditions pourrait-on créer sur internet un dispositif alliant entraide et expression et permettant à la fois une communication en réseau, la possibilité de rencontres et une orientation vers des ressources pour l’approfondissement et la recherche ?
Ce sont ces questions et d’autres auxquelles nous chercherons à répondre dans la prochaine rencontre de Témoins. Dans l’expression de chacun, nous attendons qu’une intelligence collective puisse se manifester et l’inspiration de l’Esprit nous guider. Dans une approche participative, merci de nous faire connaître dès maintenant vos observations et vos suggestions .
Jean Hassenforder
(1) Jürgen Moltmann. Dieu dans la création. Traité écologique de la création. Cerf, 1988 Sur ce site, la vie et la pensée de Jürgen Moltmann. « Une théologie pour notre temps » : https://www.temoins.com/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/
(2) Thomas Friedman . The world is flat. 2005. Présentation sur ce site : https://www.temoins.com/la-grande-mutation-les-incidences-de-la-mondialisation/ Thomas Friedman. Thank you for being late. 2016. Mise en perspective : https://www.temoins.com/le-monde-en-tension/
(3) Pierre Lévy. World philosophie. Odile Jacob, 2000. Voir : « Les chrétiens et internet. Une nouvelle dimension » (2003) : https://www.temoins.com/les-chretiens-et-internet-une-nouvelle-dimension/
(4) Pierre Teilhard de Chardin. Le phénomène humain. Seuil, 2005
(5) Milad Doueihi. Pour un humanisme numérique. Seuil, 2011. Voir : Pierre-Jean Gubert. Culture numérique et spiritualité. https://www.temoins.com/culture-numerique-spiritualite/
(6) Antonio Spadaro. Quand la foi passe par le réseau. Parole et silence, 2017. Voir : « Regard chrétien sur le Net, selon Antonio Spadaro : https://www.temoins.com/cyberespace-et-theologie/
(7) Michel Serres. Petite Poucette. Le Pommier, 2012. Mise en perspective sur ce site : https://www.temoins.com/un-nouvel-univers-social-et-culturel-la-revolution-internet-et-ses-consequences-le-regard-de-michel-serres-l-petite-poucette-r/
(8) Jean Viard. Une société si vivante. L’Aube, 2018 ( p 207). Sur ce site : « La France en changement, selon Jean Viard »
(9) « L’autonomie croyante. Questions pour les églises. Interview de Danièle Hervieu-Léger » : https://www.temoins.com/jean-hassenforder-lautonomie-croyante-questions-pour-les-eglises/
(10) « L’âge de l’authenticité, selon Charles Taylor » : https://www.temoins.com/lage-de-lauthenticite/
(11) « Des outres neuves pour le vin nouveau. Interview de Gabriel Monet, auteur de « l’Eglise émergente. Etre et faire Eglise en post-chrétienté ». https://www.temoins.com/des-outres-neuves-pour-le-vin-nouveau-interview-de-gabriel-monet-auteur-de-leglise-emergente-etre-et-faire-eglise-en-postchretiente/
(12) Magazine Témoins, N° 132, novembre-décembre 2000 : https://www.temoins.com/project/4302/
(13) « Quelle vie en Eglise à l’ère numérique. Apport de la recherche anglophone. Heidi Campbell et Tim Hutchins » : https://www.temoins.com/quelle-vie-en-eglise-a-lere-numerique/
(14) Codec research center for digital theology » : https://www.dur.ac.uk/codec/
(15) Antonio Spadaro. Cyberthéologie. Penser le christianisme à l’heure d’internet. Lessius, 2014 (p 15)
(16) « David Gonzalez. Blablacar. Un nouveau mode de vie » : http://www.vivreetesperer.com/?p=1999
(17) Rencontre Témoins. Parcours de foi aux marges des cadres institutionnels : https://www.temoins.com/26-novembre-2016-rencontre-temoins-theme-parcours-de-foi-aux-marges-cadres-institutionnels/
(18) Pew Research Center. Being christian in Western Europe : http://www.pewforum.org/2018/05/29/being-christian-in-western-europe/