Un regard neuf sur une dérive théologique aux lourdes conséquences

Christos Yannaras à propos de la théologie d’Augustin d’Hippone

Si nos représentations ont, à tous égards, une grande importance, il en va de mêmes pour les pensées théologiques ou philosophiques qui viennent les nourrir.  Ces pensées ont une influence. Nous en savons quelque chose lorsque nous considérons les idéologies qui ont marqué l’histoire.  Les effets peuvent être plus ou moins positifs ou négatifs .  « Reconnaitre l’arbre à ses fruit » (Matthieu 12. 33) est un bon critère de discernement. N’en va-t-il pas de même pour les théologies ? Certes, leurs effets ne peuvent pas être évalués en blanc ou en noir. Mais, en considérant l’histoire, on peut se demander les effets induits pas telle ou telle théologie. On peut se rappeler par exemple les recherches de l’historien Jean Delumeau sur la peur religieuse dans l’histoire chrétienne. Cette peur n’était-elle pas engendrée par des représentations issues de telle ou telle théologie

On prend conscience aujourd’hui des effets néfastes de la conception du péché originel se traduisant dans une représentation très sombre de la nature humaine. Dans son livre : « Oser la bienveillance » (1), Lytta Basset a relevé les effets malfaisants de la théologie du péché originel. Cette théologie remonte à celui qui l’a inventée au Vè siècle, Augustin d’Hippone  (2), révéré par certains comme un grand évêque sous l’appelation de Saint Augustin, également auteur d’un livre marquant : « les Confessions ». Cependant, nourri par une culture latine, Augustin semble ne pas avoir bénéficié de la relation féconde avec le christianisme grec qui, à cette époque, transmettait le plus authentiquement la révélation évangélique. Il y avait là un manque qui n’a pas été sans graves conséquences.

Or, on peut trouver un éclairage original sur cet aspect déterminant dans un livre : « Orthodoxy and the West » (3). Son auteur, Christos Yannaras est un théologien orthodoxe, mais également un philosophe, penseur politique et personnalité publique de premier plan, récemment décédé et honoré par le Conseil Oecuménique des Eglises qui en « regrette la perte et célèbre la vie ».

A partir de son point d’observation : l’orthodoxie, Christos Yannaras relate dans son livre « Orthodoxie and the West », la manière dont le christianisme latin s’est séparé du christianisme grec, adoptant ensuite par rapport à celui-ci, une attitude conquérante. Christos Yannaras apporte un éclairage original : La confrontation entre l’Eglise catholique latine et l’Eglise orthodoxe grecque a eu de grave conséquence dans l’évolution de la théologie occidentale qui s’est éloignée des Pères de l’Eglise des premiers siècles et qui s’est écartée d’une approche expérientielle et participative, cette déviance se manifestant au départ dans la théologie d’Augustin d’Hippone, puis de Thomas d’Aquin. Christos Yannaras estime que cette déviance théologique a eu des conséquences plus générales en induisant un déséquilibre dans la civilisation occidentale qui se manifeste actuellement.  Grec orthodoxe, il a bien conscience de s’inscrire aujourd’hui dans la civilisation occidentale et c’est à ce titre qu’il s’interroge sur les origines théologiques de la crise spirituelle actuelle : « Je suis une personne occidentale cherchant des réponses aux problèmes qui tourmentent les gens de l’ouest aujourd’hui. La menace à l’environnement, la réduction de la politique à des modèles d’affaires, le fossé béant entre la société et l’état, la poursuite d’une consommation toujours plus grande, la solitude et faiblesse des relations sociales, la sexualité dominante sans amour – tout cela semble renvoyer aux différences théologiques ayant provoqué le schisme qui a divisé en deux la chrétienté. Aujourd’hui, l’individualisme et l’utilitarisme absolu paraissent avoir des origines théologiques ( p IX). Christos Yannaras a ainsi étudié dans son livre les étapes de l’occidentalisation de l’hellénisme en s’attachant à mettre en évidence les conséquences.

Dans son ouvrage, Christos Yannaras a donc d’abord étudié les changements qui sont intervenus dans la chrétienté au cours du premier millénaire. Dans les premiers siècles, la culture grecque était florissante et elle inspirait les activités intellectuelles de toute la région. Elle fut le berceau de l’Eglise et l’Eglise remodela la culture grecque. « Le nom donné à l’incarnation de l’Eglise dans la culture grecque pendant les huit premiers siècles fut « l’orthodoxie ». Car c’est l’orthodoxie qui a garanti la première expérience ecclésiale la gardant inchangée . Cependant, « au cinquième et sixième siècle, une autre version de l’Eglise chrétienne est apparue, inscrite dans les nouveaux peuples qui entraient et s’établissaient dans la partie occidentale de l’empire romain. Ces peuples qui étaient culturellement bien moins avancés que ceux dont ils s’emparaient ont finalement produit une nouvelle culture ». Cette culture s’est imposée et s’est répandue. Christos Yannaras précise la manière selon laquelle ce changement est intervenu. Il rappelle la longue prévalence de la civilisation grecque se poursuivant dans le transfert du centre de l’empire romain à Constantinople, la « Nouvelle Rome ». Cependant, les nouveaux habitants de l’Europe occidentale et de l’Europe centrale soumirent et affaiblirent les romains parlant latin, mais voulurent s’approprier le nom et la continuité historique de l’empire romain dans leurs limites géographiques. Ils prirent une distance croissante par rapport à ceux qu’ils appelaient « les grecs » Et ils surnommérent  Byzance,  la « Nouvelle Rome » à Constantinople. C’est le monde Franc, puis la dynastie carolingienne  ( p 16) qui jouèrent un rôle moteur dans le changement religieux débouchant sur une séparation avec la vision chrétienne transmise par le monde grec. Soumise à l’influence des Francs et avec leur aide, la papauté s’érigea en pouvoir, un pouvoir qui, à la fin du premier millénaire, se voulut absolu, devint totalitaire, et finalement rompit avec le patriarche de Constantinople, aboutissant en 1054 au schisme avec l’Eglise orthodoxe ( p 17-21). En même temps, à commencer par le monde Franc et l’empire carolingien, une nouvelle théologie est apparue et s’est imposée. Elle a été tout particulièrement inspirée par Saint Augustin et c’est pourquoi nous rapporterons maintenant la manière dont Christos Yannaras envisage la théologie d’Augustin d’Hippone et y perçoit une grande déviance par rapport à l’Evangile et au christianisme originel

 

La théologie à partir de Saint Augustin et ses déviances par rapport au christianisme originel

« Une forme nationale de christianisme a accompagné les ambitions politiques des Francs particulièrement après 800 quand Charles le Grand (Charlemagne) est devenu roi. Ils ont travaillé pour créer un empire romain occidental unifié amenant sous leur contrôle d’autres peuples et d’autres gouvernants…. Charlemagne a compris que son ambition pour fonder un nouvel empire à l’ouest nécessitait un nouvel « ordre des choses », une unité culturelle qui devait rompre avec les traditions du monde romain. La foi chrétienne était encore la base évidente pour une vie sociale civilisée. Un nouveau genre de croyance et de culte chrétien était nécessaire pour justifier un second empire dans le monde chrétien ».  C’est ici que se manifeste l’adoption de la théologie de Saint Augustin. « La théologie d’Augustin a joué un rôle décisif en offrant une base idéale pour une version occidentale différente du christianisme. Augustin était un occidental ayant une éducation exclusivement latine, ne parlant, ni ne lisant le grec. Il était respecté universellement dans le monde chrétien pour son brillant exemple de conversion. Il n’était pas familier avec les premiers débats théologiques chrétiens puisqu’il ne connaissait pas les textes grecs, ni leurs fondements philosophiques » (p 16). Ce manque de culture ne fut pas un obstacle pour des peuples peu enclins à reconnaitre la complexité. « Les Francs s’étaient déjà rangés au concept du Saint Esprit comme procédant du Père et du Fils. Charlemagne lui emprunta l’idée d’une civilisation théocratique (de son livre : « La Cité de Dieu »), d’un empire qui imposerait la justice divine et mettrait en déroute les ennemis de l’Eglise » ( p 16). « La théologie de saint Augustin, inspira les théologiens Francs.  La vie chrétienne fut soumise à un système religieux mettant l’accent sur une conviction individuelle et non plus une expérience de participation à l’Eglise comme source de vérité. Par la suite, l’intellectualisme et l’individualisme ont constamment envahi les traditions religieuses occidentales. Un juge divin et sa justice implacable prédestinerait irrévocablement les êtres humains au salut ou à la perdition. La relation de l’humanité avec Dieu est transformée en une métaphysique de l’échange, dans laquelle Dieu calcule la faute et l’homme paie en échange » ( p 17). Les tribus barbares adoptèrent cette théologie et l’Eglise de Rome trouva avantage à la protection et au renforcement de son assise territoriale qui lui furent assurés par le pouvoir Franc

Un temps, elle manifesta sa réserve vis-à-vis des changements théologiques suscités par les théologiens francs comme le « filioque » (l’abaissement de la place de l’Esprit). Mais, à partir de l’an mille, le pouvoir Franc gagna le contrôle de la succession papale et l’Eglise romaine cessa de résister aux changements imposés par les Francs.

Christos Yannaras rappelle en quoi la théologie occidentale s’est écarté de l’orthodoxie :  « L’Ouest a rejeté (ou manqué de comprendre) la priorité de la personnalité (personhood) en retournant à la conception abstraite de Dieu comme suprême essence ». ( p 33). La personnalité se manifeste à travers une relation. Cette conception abstraite de Dieu entraine une approche uniquement individualiste qui, comme dans toutes les religions, est jugée selon les normes d’un assentiment à des formules dogmatique et à des impératifs moraux concomitants.

L’Eglise devient un mécanisme pour contrôler la soumission individuelle aux dogmes et à la morale, une médiatrice entre l’individu et une divine essence inaccessible par l’expérience » ( p 33). Christos Yannaras poursuit son analyse en constatant une inaptitude occidentale « à passer du niveau d’une conception individualiste de Dieu à un niveau de participation personnelle au sein de l’Eglise ». Cela aboutit à une « théologie monarchique » : « Dieu conçu comme monarchie avec une priorité donnée à la conception de Dieu comme une essence divine en réduisant les personnes à des relations internes en son sein » ( p 33).

« Telle a été la base de la théologie d’Augustin dont Charlemagne a fait la doctrine officielle de l’Eglise occidentale.

Augustin fut déclaré « le plus grand enseignant de l’Eglise après les apôtres » La scolastique, par la suite, emprunta à Augustin, pour construire un austère système idéologique » ( p 34). Christos Yannaras décrit les caractéristiques de cette évolution : « la priorité de l’essence entraina la primauté de la pensée conceptuelle et en conséquence, la priorité de l’intellect individuel sur l’expérience… Dieu devient l’objet d’une compréhension intellectuelle comme être suprême abstrait et impersonnel sans rapport avec l’expérience et avec l’histoire …L’immédiateté expérientielle de la relation est exclue » ( p 34). Par ailleurs, chez Augustin, la conception de l’essence s’accompagne d’une non reconnaissance de la matière comme existante ( p 36). « Si la matière n’existe pas, elle est inévitablement dévaluée. Le matériel, corps et sens, est considéré avec mépris pour le bien du spirituel et de l’immatériel. L’Occident a détesté l’expérience sensorielle. Cette sensibilité quasi manichéenne a imposé le célibat clérical… Une aspersion symbolique a remplacé le baptême par immersion » ( p 37). Cette priorité de l’essence sur la personne a des conséquences vitales pour chaque aspect de la vie humaine. La vie devient centrée sur les capacités mentales de l’individu. C’est la crainte de la relation et de la connaissance expérientielle, une crainte de la liberté que la relation présuppose. « L’indidualisme et l’intellectualisme qui sont les pivots de la culture européenne occidentale sont les produits d’une théologie qui refuse la priorité de la personne, de la participation dans les relations et la connaissance expérientielle » (p 37). « Les vingt-cinq premiers chapitres de la « Somme théologique » de Thomas d’Aquin décrivent un être intellectuel, sujet à la logique humaine, à la place du Dieu vivant Ce qui manque, c’est le fondement expérientiel de l’Evangile chrétien, l’approche de la vérité du Dieu personnel trinitaire, à travers la participation dans la communion ecclésiale des personnes. Il n’y a pas d’union de la connaissance avec l’expérience, de la relation, de la relation avec l’amour, de l’amour avec la liberté, de la liberté avec la réalisation et la manifestation de la personnalité autre » (p 37). Christos Yannaras met aussi en évidence que la conception de Dieu en terme d’essence obligea la théologie occidentale, « à partir d’Augustin et au-delà, à déprécier l’amour de Dieu et la liberté humaine et à enseigner une prédestination absolue de chaque être humain ». « Puisque Dieu est omniscient, en vertu de son essence, la génération des êtres est strictement liée au plan existant dans la connaissance divine qui prédétermine absolument chaque existence ». Comme la volonté s’allie à la connaissance dans l’essence de Dieu en termes absolus, « le mal ne peut être réalisé sans le consentement divin ». Alors, « nous devons accepter que Dieu prédétermine comment le mal se réalisera et par qui ». La liberté humaine est effacée. Dieu devient un « juge qui punit implacablement chaque transgression ». « Les relations de Dieu avec l’humanité et le monde s’inscrivent dans une interprétation légaliste de la volonté divine ». L’univers est régi par la loi de Dieu. Les êtres humains sont « justifiés » et « sauvés » seulement dans la mesure où ils obéissent aux lois de moralité définies par Dieu » ( p 39).  Christos Yannaras constate ainsi que l’Occident est retournée au concept religieux communément répandu d’une justification légaliste de l’individu à travers sa vertu, son contrôle de lui-même et ses bonnes œuvres » ( p 39). Le mode légaliste de penser d’Augustin l’a conduit à reprendre des catégories juridiquse acceptées dans la mentalité romaine. « La « métaphysique transactionnelle est fondée sur la proposition d’Augustin que le péché humain est une « dette » qui doit être rachetée pour obtenir la justification de Dieu. La rédemption se réalise à deux niveaux : théologiquement par la mort du Christ sur la croix comme une « rançon » pour le règlement de la dette infiniment grande du péché humain et de l’impiété envers Dieu, et anthropologiquement  par la « pénalty » imposé eau pécheur qui doit être payée pour que ses péchés soient rachetés » ( p 40). Anselm de Canterbury et Thomas d’Aquin firent de l’enseignement Augustinien sur le besoin de « satisfaction » de la justice divine injuriée par le péché  humain, un fondement pour la théologie occidentale. et le Concile de Trente en fit un enseignement officiel  de l’Eglise Catholique Romaine » ( p 40). Christos Yannaras nous montre combien cette doctrine a assombri la vie des gens. « Dieu a été présenté comme « un père sadique » cherchant ardemment à satisfaire sa justice, et par une extension logique, ravi de la torture des pêcheurs en enfer ». Tout a été soumis à la logique de la dette. « Chaque action humaine est calculée comme une addition ou une réduction de dettes. Il y aussi une « accumulation de capital » dans la pratique de cette transaction. C’est le trésor des mérites des saints qui est administré par le pape et peut être utilisé moyennant une compensation financière… Les pêcheurs achètent des indulgences… » ( p 40).

Face à un tel état de fait, Christos Yannaras peut dénoncer « une distorsion de l’Evangile » ( p 41). « Le dogmatisme est devenu une idéologie dominante utilisant la propagande pour dominer les masses ». Cependant, au delà de maux bien visibles, le déni de la vie comme communion et relation personnelle a diminué non seulement la transformation par l’Evangile du péché et de la mort en une foi aimante, mais aussi le pouvoir d’atteindre la pleine stature de la maturité humaine impliquant la liberté et le risque » ( p 41).

Christos Yannaras fait ressortir en conclusion l’ampleur du désastre spirituel résultant de cette déviance théologique. Avec le recul que lui donne son enracinement dans un autre univers chrétien, il fait appel à un écrivain russe du XIXè, Dostoîevski, pour exprimer une légitime indignation vis-à-vis de « la vision tordue du Christ ayant prévalu à l’ouest » (p 43). « Dostoïevski reste le meilleur guide aux différences expérientielles entre l’Orthodoxie et l’Ouest » ( p 44).

Comme le point de vue de Christos Yannaras s’ancre dans une tradition spécifique, il peut certes être contesté sur certains points, mais il nous parait un éclairage particulièrement éclairant

 

Sortie de l’ornière et prémices d’une théologie œcuménique

Bien conscients de l’écart qui s’est creusé entre le catholicisme contemporain et le christianisme originel, la plupart des chercheurs attribue cet écart à l’alliage entre l’Eglise et l’Empire romain finissant au début du IVè siècle. C’est alors qu’une forte hiérarchisation s’est développée dans l’Eglise. Or, Christos Yannaras nous apporte une autre approche qui n’est pas opposée à la première, mais qui propose un scénario mettant en évidence l’apparition d’un système thèologique en contradiction avec la foi du christianisme initial. Cette déviation avait déjà été relevée dans le passé, par exemple dans le livre d’Hans Kung : « Le christianisme. Ce qu’il est et ce qu’il est devenu dans l’histoire» (4) ; Cependant, en fonction de son appartenance à l’Orthodoxie, Christos Yannaras nous présente une approche originale en faisant ressortir la manière dont la déviation est intervenue, son ampleur, ses conséquence.

Cette déviation a duré pendant des siècles. La Réforme protestante s’est élevée contre le marchandage des mérites, mais la théologie de Saint Augustin a fortement influencé la représentation de Dieu par les Réformateurs.  On entrevoit qu’il y a eu dans le catholicisme romain des échappées de sainteté et de miséricorde. Mais cependant, la théologie thomiste, celle-là même dont Christos Yannaras nous décrit l’origine s’est imposée dans l’Eglise catholique romaine jusqu’au début du XXè siècle. Dans un livre remarquable : « Une Eglise en quête de liberté. La pensée catholique française entre modernisme et Vatican II. 1914-1962 » (5), l’historien Etienne Fouilloux montre comment le Néo-thomisme, encore promu par la papauté au début du siècle a progressivement reculé. Il nous rapporte un mouvement significatif, voire décisif, le retour aux Pères de l’Eglise, le renouveau patristique, qui est mis en œuvre à partir de 1937 par l’Ecole théologique de Lyon, les jésuites de Fourvière. N’y a-t-il pas là un retour aux Pères grecs dont l’héritage théologique avait été tragiquement méconnu par Augustin d’Hippone et ses successeurs. Le Concile Vatican II a rebattu les cartes et entièrement et définitivement tourné la page par rapport à une théologie mortifère.  Le théologien Bernard Sesboué a fait le point sur la théologie catholique dans une Eglise en crise (6), dans un livre paru en 2007 et rapporté sur ce site : « La théologie au XXè siècle et l’avenir de la foi ». Bernard Sesboué a justement consacré son premier chapitre aux « Pères de l’Eglise, témoins de la jeunesse de l’Eglise ». Dans son interview,, il en montre l’importance stratégique :après avoir rappelé l’état de la théologie catholique au début du XXè siècle, il écrit : « Le rapport à la source n’allait plus de soi ». Les écrits des Pères de l’Eglise renvoient à la source évangélique parce qu’ils sont d’abord et avant tout une lecture de l’Ecriture. Le terrain d’envoi de la théologie chrétiennes, ce sont les Ecritures dans leur totalité ».

« Ce retour aux Pères de l’Eglise en amont de la scolastique (la théologie autour de Thomas d’Aquin) a été vu au départ par certains théologiens scolastiques et romains d’un fort mauvais œil. Ce dont ces théologiens ne voyaient pas l’intérêt, c’est précisément ce qui a fait l’effet d’un air frais et neuf :  un langage beaucoup moins technique que le langage des scolastiques et donc plus proche à la fois de l’Ecriture et de l’expérience humaine fondamentale, bref la sève de la foi ». Ce mouvement a nourri la démarche globale du Concile Vatican II « comme un retour au premier millénaire par delà le second ». Le renouveau patristique, la redécouverte es Pères de l’Eglise, a permis le développement d’un nouveau paradigme. « Cette démarche apparemment innocente et modeste a été le ver dans le fruit de la méthode élaborée dans les temps modernes pour traiter « un dossier dogmatique», laquelle partait d’une proposition doctrinale. Ecriture et tradition étaient instrumentalisées. Elles avaient perdu leur force d’interpellation constante ».

Cependant, la conception d’un Dieu distant a laissé des traces dans le christianisme occidentale, y compris dans sa version protestante, mais cette conception est aujourd’hui balayée par le renouveau spirituel dans ses différentes formes. Ainsi, Diana Butler Bass (7), historienne américaine, oeuvrant particulièrement dans le champ de l’histoire du christianisme aux Etats-Unis, rapporte en ces termes son expérience personnelle : « Il n’y a pas longtemps, les croyants affirmaient que Dieu résidait au Ciel, un endroit lointain où les fidèles trouveraient une récompense éternelle.  Nous occupions un univers à trois étages avec au-dessus le Ciel, le monde en-dessous où nous vivions et un monde des bas-fonds où nous redoutions de pouvoir aller après la mort.  L’Eglise intervenait comme médiatrice entre le Ciel et la terre… ».   Mais, aujourd’hui, « du Dieu distant de la religion conventionnelle, on passe à un sens plus intime du sacré qui emplit le monde. Ce mouvement, d’un Dieu vertical à un Dieu qui s’inscrit dans la nature et dans la communauté humaine, est au cœur de la révolution spirituelle qui nous environne, et cela interpelle non seulement les institutions religieuses, mais aussi les institutions politiques et sociales ».

Comme la dimension expérientielle est grandement présente dans la description que Christos Yannaras nous apporte de la première Eglise présente dans la culture grecque, de même, avec Diana Butler Bass, elle apparait comme une composante essentielle du renouveau spirituel.  Il advient cependant que certains théologiens y soient peu disposés.  La réflexion favorable de Jürgen Moltmann est d’autant plus importante (8). Certains théologiens, nous explique-t-il, « ont affirmé une discontinuité entre l’Esprit de Dieu et l’esprit de l’homme ». Dieu leur apparait si grand, si puissant qu’il est hors de portée et se manifeste à distance. Par exemple, le grand théologien protestant, Karl Barth, appelle l’Esprit Saint : « l’Esprit de la promesse parce qu’il place l’homme dans l’attente du « Tout Autre », de Celui dont, pour cette raison, il n’est jamais possible de faire l’expérience ». Mais, comme écrit Moltmann, pourquoi opposer la révélation de Dieu à des hommes et l’expérience de Dieu faite par des hommes ? « Comment un homme pourrait-il parler de Dieu si Dieu ne se révèle pas ? Comment pourrait-il parler d’un Dieu dont il n’existe aucune expérience humaine ? La réalité, c’est l’immanence de Dieu dans l’expérience humaine et la transcendance de l’hommes en Dieu ».

Nous pouvons participer aujourd’hui un courant théologique qui met l’accent sur un Dieu relationnel se manifestant à travers la communion trinitaire et l’œuvre du Saint-Esprit. Ce courant s’appuie justement sur la théologie des premiers siècles de l’Eglise, la théologie à laquelle Christos Yannaras fait référence et dont on retrouve aujourd’hui une inspiration dans l’Orthodoxie.

Inspirateur d’un Centre pour l’action et la contemplation aux Etats-Unis, ancré dans une tradition franciscaine qui apparait aujourd’hui originale par rapport à la théologie dominante au Moyen Age,  théologien s’exprimant dans une dimension oecuménique, Richard Rohr a écrit un livre intitulé « The divine dance » (9). Cet ouvrage nous introduit dans le communion trinitaire à partir d’une redécouverte de la théologie des premiers siècles. Il rappelle l’étouffement   intervenu dans la période identifiée par Christos Yannaras. « L’histoire a si longtemps procédé à travers une image impériale et statique de Dieu qui vit principalement dans un splendide isolement par rapport à ce qu’il a créé ».

Mais, aujourd’hui, la révolution trinitaire, en cours, révèle Dieu comme toujours avec nous, dans toute notre vie, et comme toujours impliqué. Cette révolution a toujours été active comme le levain dans la pâte, mais aujourd’hui, on comprend mieux la théologie de Paul et celle des Pères orientaux, à l’encontre des images punitives plus tardives qui ont dominé l’Eglise occidentale ». Comme on le sait, la théologie de Thomas d’Aquin s’est inspirée d’une interprétation d’Aristote. « Aristote mettait « la substance « tout en haut de l’échelle. Alors, Dieu a été défini en terme de substance, ce qui entre en conflit avec la représentation relationnelle d’un Dieu trinitaire ».

Dans la démarche pionnière qui caractérise son œuvre théologique, Jürgen Moltmann, inscrit au départ dans la tradition réformée, s’est engagée dans une conversation théologique qui a lui permis de franchir des frontières enfermantes et de réaliser une oeuvre à dimension œcuménique. C’est ainsi que dans les années 1990, il a développé une nouvelle théologie trinitaire, prélude à la vision holistique du Saint Esprit qu’il rapporte dans son livre : « L’Esprit qui donne la vie » (10). La pensée de Moltmann est une pensée qui relie, Dans sa théologie de l’Esprit Saint, il intègre les apports de la théologie orthodoxe, mais aussi les expériences « pentecostales » des jeunes Eglises. Il entend honorer l’expérience du sujet et son expérience à l’époque moderne ainsi que les préoccupations écologiques d’aujourd’hui. Dans la théologie de l’espérance, Moltmann avait réalisé une œuvre pionnière en mettant en phase plusieurs courants de pensée. A nouveau, dans « L’Esprit qui donne la vie », il abaisse les frontières et permet de nouvelles synthèses. Ce mouvement est décrit et mis en valeur par D. Lyle Dabney dans un remarquable article : « Le tournant vers la théologie de l’Esprit dans la théologie de Moltmann » (11). « Jürgen Moltmann a pris progressivement conscience que la théologie occidentale, catholique et protestante, était dans une impasse historique par la méconnaissance de la personnalité propre de l’Esprit. Celui-ci était envisagé en situation de subordination par rapport au Père et au Fils ». Dans son livre sur « la Trinité et le Royaume » (1980), Moltmann fait mouvement pour sortir de cette subordination. « Nous voyons pour la première fois une théologie qui s’éloigne de la subordination illégitime de la pneumatologie à la christologie qui a marqué la tradition occidentale ». Et il en résulte que, pour la première fois, la théologie peut sérieusement considérer l’Esprit comme un « sujet de l’activité divine à côté du Père et du Fils ce qui permet une compréhension nouvelle ». « L’histoire de Jésus est aussi incompréhensible sans l’action de l’Esprit qu’elle ne le serait sans le Dieu qu’il appelle mon Père ». On entre ainsi dans une vraie théologie trinitaire. Cinq ans plus tard, dans « la théologie de la création », Moltmann parle de l’Esprit de Dieu présent dans toute la création. Il sort d’une théologie qui met en contradiction Dieu et le monde et oppose la rédemption et la création. « L’Esprit de Dieu n’est pas seulement actif dans la rédemption, mais dans la création ».

L’histoire qui vient de se dérouler à nos yeux est instructive. L’apport de Christos Yannaras fait apparaître une réalité peu connue dans l’univers Francophone. Cependant, si on frémit en considérant les effets délétères d’une théologie, celle qui s’est installée en Occident au cours du premier millénaire et qui s’est étendue au second, on peut également se réjouir que cette ombre se soit dissipée au cours du siècle précédent et que, retrouvant l’élan vital des origines, une vision nouvelle se cherche aujourd’hui. C’est là aussi que peut s’esquisser une réponse aux inquiétudes de Christos Yannaras à propos de la crise de la civilisation occidentale

Jean Hassenforder

 

  1. Oser la bienveillance : https://vivreetesperer.com/bienveillance-humaine-bienveillance-divine-une-harmonie-qui-se-repand/
  2. Augustin d’Hippone. Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Augustin_d%27Hippone
  3. Christos Yannaras. Orthodoxy and The West. Orthodox Holy Cross Press, 2006. Texte complet accessible sur internet : https://yannarasbooks.wordpress.com/wp-content/uploads/2015/12/orthodoxy-west.pdf
  4. Hans Kung. Le christianisme ; Ce qu’i est et ce qu’il est devenu dans l’histoire. Seuil, 1999. https://www.amazon.fr/Christianisme-quil-devenu-dans-lhistoire/dp/2020257998
  5. Etienne Fouilloux. Une Eglise en quête de liberté. La pensée catholique française entre modernisme et Vatican II (1914-1962) https://journals.openedition.org/chretienssocietes/7082
  6. La théologie catholique dans une Eglise en crise. La contribution de Bernard Sesboué : https://www.temoins.com/la-theologie-catholique-dans-une-eglise-en-crise-une-contribution-de-bernard-sesbouee/
  7. Diana Butler Bass. Une nouvelle manière de croire : https://vivreetesperer.com/une-nouvelle-maniere-de-croire/
  8. Reconnaitre la présence de Dieu à travers l’expérience : https://vivreetesperer.com/reconnaitre-la-presence-de-dieu-a-travers-lexperience/
  9. La danse divine (the divine dance) par Rochard Rohr : https://www.temoins.com/la-danse-divine-the-divine-dance-par-richard-rohr/
  10. Pour une vision holistique de l’Esprit : https://vivreetesperer.com/pour-une-vision-holistique-de-lesprit/
  11. D Lyle Darney. The advent of the Spirit. The turn to Pneumatology in the theology of Jürgen Moltmann : https://place.asburyseminary.edu/cgi/viewcontent.cgi?referer=https://www.google.fr/&httpsredir=1&article=1474&context=asburyjournal

 

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