Les transformations du champ religieux en Suisse
« La religion visible » par Roland Campiche
Sociologue des religions, Roland Campiche étudie le fait religieux dans le contexte suisse depuis des années. En 2010, il a publié un livre sur les pratiques et les croyances en Suisse en lui donnant pour titre : « La religion visible » (1). Dans son introduction, il se réfère brièvement aux théories concernant le phénomène religieux émises au cours des cinquante dernières années pour en montrer le caractère tout relatif au vu des changements qui sont advenus dans notre regard.
Et, à partir de son terrain d’observation, il nous aide à faire le point. Prenant acte du « caractère contingent des interprétations contemporaines sur l’état de la religion », il met en évidence « le fait qu’au fil des années, les données sur le fait religieux se sont multipliées et affinées. Même si rien ne permet d’émettre aujourd’hui une conclusion définitive sur le phénomène religieux, on le connaît un petit peu mieux ». Et si la Suisse est le terrain d’observation, l’auteur pense qu’elle s’inscrit bien dans le cadre du changement religieux en Europe.
Le livre s’articule en six chapitres qui abordent chacun une question de portée générale. Après avoir analysé « les mots clé pour les racines contemporaines du changement religieux », l’auteur pose la question des relations entre Etat et religions : « Laïque, la Suisse ? ». Il aborde ensuite les nouveaux modes du croire dans un contexte d’individualisation : « A chacun, ses croyances ». La relation entre les chrétiens et les églises a évolué : comment et jusqu’où ? Dans un chapitre : « Croire sans appartenir ? », L’auteur met l’accent sur la complexité et la diversité des attitudes. Un dernier chapitre aborde la question de la transmission des croyances religieuses de génération en génération. Si « la transmission, « passation du même » au travers des générations, appartient au passé », on peut observer une transformation de la transmission religieuse, notamment à travers un rôle majeur de la famille.
Accessible, fondé sur un ensemble de données et prenant en compte les interprétations de la sociologie religieuse, ce livre ne nous aide pas seulement à faire le point, il nous paraît aussi ouvrir de nouvelles pistes de compréhension. Cet ouvrage est important. Il mérite et requiert une lecture attentive. Plutôt que d’accompagner le déroulement de cette étude, nous évoquerons ici quelques pistes de compréhension qui nous paraissent apporter un éclairage original.
Les deux visages de la religion.
Comment le changement religieux post-68 a-t-il été interprété par les sociologues ? Roland Campiche « égraine dans un ordre chronologique un chapelet de huit termes permettant de découvrir que ce changement a été constamment réévalué : sécularisation, privatisation, désinstitutionalisation, retour du religieux, recomposition, individualisation, pluralisation ». Un des termes les plus pertinents pour qualifier la révolution religieuse des années 60 est le mot : « désinstitutionalisation » : « la perte d’influence des organisations religieuses dans la société ». En concluant cette analyse, Roland Campiche évoque la pluralisation des croyances et des valeurs à l’intérieur même des différentes communautés religieuses et il apporte un nouvel éclairage dans une théorie de « la dualisation de la religion », la perception de « deux visages de la religion » (p 29-35).
La théorie de la dualisation de la religion repose sur deux constats :
° « Les églises ont perdu une bonne partie de leur influence sur la société et sont devenues des organisations… Elles ne constituent plus des « dais sacrés » couvrant l’ensemble des activités humaines.
° La religion s’est redéployée sous des formes et des organisations variées. Sa régulation dépend de plusieurs acteurs : Etat, médias, Eglises, famille… Elle est devenue complexe et diffuse…
° La religion ne présente plus un visage uni, mais des visages qui expriment son insertion dans une société différenciée et plurielle ».
Dans cette approche, Roland Campiche distingue deux pôles : un « pôle institutionnel » et un « pôle universel ».
° L’auteur décrit le « pôle institutionnel » en terme de pratiques et de croyances. « Un indicateur phare de ce pôle est la pratique dominicale dans une communauté chrétienne ».
° Le « pôle universel de la religion » est caractérisée par quatre caractéristiques majeures :
• La reconnaissance de l’existence d’une puissance supérieure
• La référence aux droits humains
• La représentation de la religion comme une affaire privée
• La pratique de la prière
« Cette théorie illustre le processus de désinstitutionalisation, mais pas la prophétie de la sortie de la religion ».
Diversité et diversification
Roland Campiche met en évidence quelques grandes tendances dans l’évolution de croyances en Suisse. Les représentations évoluent. Et, par exemple, « Qui aurait imaginé qu’une majorité des habitants de la Suisse accepterait un jour une image de Dieu mêlant, avec des pondérations diverses, des composantes féminines et masculines ? » (p 67). Dans l’ensemble, « le système religieux en modernité tardive » se caractérise par « la fluidité et l’ouverture ». Cette tendance favorise le pôle universel de la religion.
On observe également une diversification des orientations.
A travers une analyse statistique selon la technique des clusters, neuf groupes de croyants apparaissent. « Le choix opéré par ses personnes, soit se réfère à un système de croyances, comme « les chrétiens exclusifs », soit à un accent mis sur certains éléments d’un système comme l’expriment part exemple les « théistes scientistes ». « L’existence de ces neuf groupes de croyants démontre que les avis ne sont pas complètement éparpillés. Des tendances sont repérables. Elles reflètent chez les croyants chrétiens des tentatives de reconstruction d’un croire à plus ou moins grande distance d’une tradition confessionnelle. Deux grandes tendances sont perceptibles. La première se réfère exclusivement au christianisme. La seconde ouvre en quelque sorte le christianisme à des courants exogènes » (p 73). On se reportera à la description de ces groupes (p 72-81).
En Suisse, le monde chrétien se répartit globalement entre « chrétiens exclusifs » (7,5%) qui adhèrent à une conception traditionnelle du christianisme et « chrétiens inclusifs » (38,7%) qui « donnent en premier lieu leur aval aux affirmations de croyances chrétiennes, mais incluent dans leur système de croyances d’autres affirmations ». « A l’influence rémanente de la religion institutionnelle, répond un ensemble de croyances de toutes origines qui obéit à des règles plus complexes, et partant moins saisissables » (p 81). De nouvelles synthèses se cherchent et s’élaborent.
On observe également une différenciation dans la relation aux églises. L’auteur consacre un chapitre au « croire sans appartenir ».
En Suisse, à travers une pratique fidèle, « 45% des personnes qui se disent de l’une des deux grandes confessions chrétiennes, entretiennent avec elles un lien social relativement fort. Mais on compte également 32% de « ritualistes mon pratiquants » et 23% d’« appartenants nominaux ». Par rapport à d’autres pays comme la France, la pratique est élevée. Cependant des évolutions sont en cours. Les jeunes générations s’éloignent de l’Eglise. Au total, si l’appartenance nominale demeure forte, pour une partie importante de la population, elle s’accompagne d’une certaine distance. « On aurait pu intituler ce chapitre « Croire et appartenir, mais de loin ».
Nouvelles formes de transmission religieuse
Roland Campiche analyse les conditions de la transmission dans le contexte de l’évolution sociale, culturelle et religieuse depuis les années 60. « La reproduction (des attitudes, convictions et ambitions), telle que la définissait Bourdieu et Passeron, se fondant sur l’analyse d’une société hiérarchisée et sur des normes prédéfinies, a fait place à un processus plus fluide, donc plus difficilement cernable » (p 110).
Au cours de ces dernières décennies, des changements importants sont intervenus comme le recul massif de l’éducation religieuse des enfants. Les jeunes ne disposent plus « des outils culturels qui leur permettraient de décrypter les amalgames de croyances de leurs parents et d’en identifier les axes importants, surtout ceux qui mettent en jeu le religieux institutionnel » (p 110). Il s’y ajoute une crise du langage. « Le langage religieux chrétien passe mal ou se transforme. Ce fait pèse sur les modalités de la transmission » (p 113)
Cependant, « s’il ne va plus de soi qu’une génération transmette à celle qui suit, sans autres, des codes et des systèmes bien définis, aucun individu ne pourrait se construire dans un jeu totalement ouvert ». La transmission religieuse s’effectue dans un jeu d’influences. Elle « témoigne d’une histoire personnelle qui se construit dans un triple rapport entre le déploiement d’une liberté, la gestion d’un héritage et l’implication dans un contexte socio-historique spécifique ».
Roland Campiche fait état d’une recherche sur les influences contribuant à la formation des convictions religieuses. « Les proches, en l’occurrence les parents, jouent un rôle primordial dans la socialisation religieuse de leurs enfants… Mais le message doit être mis à l’épreuve du fil des circonstances de la vie. La mention d’une expérience forte attire également l’attention sur l’importance de la biographie dans la construction de l’identité religieuse » (p 114).
Les données montrent que cette influence de la famille s’exerce d’une façon complexe. De fait, elle doit être envisagée dans une perspective plus large. « La religion ne se limite pas à la répétition du même comportement mais elle est faite aussi de certaines valeurs et croyances qui perdurent » (p 119).
Roland Campiche développe une idée originale. L’éducation familiale pourrait être comparée à un « logiciel » qui accompagne l’enfant dans sa vie ultérieure. « L’empreinte parentale même si elle semble s’effacer par la suite, joue probablement le rôle de « logiciel religieux » que l’on peut réactiver suivant les circonstances » (p 116). A cet égard, l’auteur met également l’accent sur le rôle éducatif des mères. La transmission est présentée comme le passage d’« un logiciel religieux » d’une génération à une autre. Ce logiciel accompagne l’adolescent, le jeune, l’adulte dans leurs expériences de vie. « La continuité n’est pas garantie, ni pour la reprise d’une tradition religieuse, ni même pour l’utilisation du logiciel religieux. Le deuxième scénario apparaît cependant le plus probable » (p 128).
En conclusion, Roland Campiche évoque à nouveau sa théorie de la dualisation de la religion : « L’analyse de la transmission religieuse permet de mieux saisir l’ampleur de la nature du changement qui caractérise le champ religieux contemporain. La prise en compte des mutations qui ont bouleversé la famille éclaire d’une autre manière le processus de dualisation de la religion. Si une minorité continue à soutenir le pôle institutionnel de la religion, la majorité cependant… contribue de façon certaine à l’affirmation d’une autre expression spirituelle, celle que nous avons nommé le pôle universel de la religion ». A distance de l’institution, celui-ci obéit à des standards religieux plus généraux et diffus, telle la référence à l’existence d’une puissance supérieure ou la pratique d’une méditation ou prière personnelle. Mais rappelons-nous que ces deux pôles ne sont pas antagonistes… » (p 129).
Pistes nouvelles
Ce livre ouvre des pistes nouvelles de compréhension et de réflexion.
Certes, il y a de grandes différences entre la Suisse et la France dans l’évolution religieuse. Et cela ne vaut pas seulement à propos de la relation entre l’Eglise et l’Etat à laquelle Roland Campiche consacre un chapitre en envisageant la laïcité comme une particularité française…
Mais, dans cette analyse de la religion en Suisse, Roland Campiche développe une réflexion originale sur l’évolution religieuse au cours de ces dernières décennies.
Il montre en effet une diversification dans les attitudes et les représentations d’un « pôle institutionnel » à un « pôle universel ». Cette évolution appelle une réflexion. De nombreuses recherches ont mis en évidence un manque de pertinence dans différents aspects de la réponse institutionnelle. Et, en regard, des courants innovateurs comme l’Eglise émergente sont apparus. Nous sommes là en présence d’une question de grande ampleur.
Cependant, la mise en évidence d’un ensemble de « chrétiens inclusifs » comme d’un « pôle universel » de la religion met en évidence une vitalité spirituelle qui se poursuit autrement à travers des formes nouvelles. C’est une invitation à reconnaître la complexité. Et, par exemple, les valeurs chrétiennes peuvent être toujours présentes et actives là où les pratiques institutionnelles ont plus ou moins disparu. Cette évolution appelle une réflexion théologique accrue, car elle fait aussi ressortir des questions nouvelles qui sont posées aujourd’hui au christianisme. « Le langage religieux chrétien passe mal ». La doctrine chrétienne classique est confrontée à une sensibilité nouvelle. L’auteur y fait allusion lorsqu’il évoque le progrès « d’une image de Dieu mêlant avec des pondérations diverses des composantes féminines et masculines ». Il met aussi en évidence les rapports qui s’établissent avec « des courants exogènes ». Si on examine de près les groupes qui apparaissent en terme de croyances, on découvre l’influence exercée par de nouvelles approches spirituelles qui appellent un dialogue théologique. Le même problème était posé par l’examen des données de l’enquête de Jean-François Barbier-Bouvet auprès de personnes fortement investies dans la recherche spirituelle à travers une forte fréquentation de stages et de sessions correspondant à cet univers (2). Pour notre part, parmi les contributions théologiques, nous sommes reconnaissant pour l’éclairage que nous avons trouvé dans l’oeuvre de Jürgen Moltmann (3) sur des questions comme la représentation de Dieu, le rapport entre Dieu et la création, la conjugaison de l’immanence et de la transcendance, et bien d’autres sujets. Il est indispensable de croiser de plus en plus les apports de la recherche sociologique et la réflexion théologique comme l’ont fait Nick Spencer et Graham Tomlin en Grande Bretagne dans le livre : « Responsive church. Listening to our world. Listening to God » (4)
Le chapitre sur la transmission nous paraît particulièrement intéressant, car il nous concerne tous dans la compréhension des cheminements de nos proches. Il met en évidence le potentiel de formes plus informelles de transmission. La représentation d’une empreinte parentale se traduisant en « un logiciel religieux » continuant à exercer ensuite une influence, est particulièrement originale.
Ce livre nous permet de mesurer l’ampleur du changement. « Héritage religieux et expérience religieuse sont entrés dans un rapport dialectique qui prolonge et conditionne les effets de la révolution religieuse des années 60 (5), événement historique aussi important que la Réforme et les Lumières qui ont initié ce processus » (p 129). Il nous ouvre des pistes nouvelles de réflexion.
Jean Hassenforder
(1) Campiche (Roland F). La religion visible. Pratiques et croyances en Suisse. Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010
(2) « La quête spirituelle en France. Une enquête sur les chercheurs spirituels » : https://www.temoins.com/enquetes/recherche-et-innovation/enquetes/la-quete-spirituelle-en-france.html
(3) « Une théologie pour notre temps. L’autobiographie de Jürgen Moltmann » : https://www.temoins.com/etudes/recherche-et-innovation/etudes/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/all-pages. Une introduction à la pensée de Jürgen Moltmann sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com
(4) « Une Eglise capable de répondre au défi du changement culturel. Apport de la recherche et réflexion théologique » : https://www.temoins.com/publications/recherche-et-innovation/publications/une-eglise-capable-de-repondre-au-defi-du-changement-culturel-apport-de-la-recherche-et-reflexion-theologique.html
(5) « La crise religieuse des années 60. Quel processus pour quel horizon ? » : https://www.temoins.com/etudes/recherche-et-innovation/etudes/la-crise-religieuse-des-annees-1960-quel-processus-pour-quel-horizon
On trouvera sur ce site de nombreuses études en rapport avec les questions abordées ici. Nous signalons entre autres :
« Le paradoxe de la scène religieuse occidentale. Une conférence de Danièle Hervieu-Léger, le 5 février 2014 » : https://www.temoins.com/etudes/recherche-et-innovation/etudes/le-paradoxe-de-la-scene-religieuse-occidentale-une-conference-de-daniele-hervieu-leger-le-5-fevrier-2014
« Emergence d’une nouvelle sensibilité spirituelle et religieuse. En regard du livre de Frédéric Lenoir : « La guérison du monde » : https://www.temoins.com/evenements-et-actualites/recherche-et-innovation/etudes/emergence-dune-nouvelle-sensibilite-spirituelle-et-religieuse-en-regard-du-livre-de-frederic-lenoir-l-la-guerison-du-monde-r