Une conférence de Jürgen Moltmann à l’Institut Protestant de Théologie
(Paris, 20 octobre 2017)
Jürgen Moltmann a été invité à intervenir au colloque Georges Casalis : « Théologie, acte politique » organisé par l’Institut Protestant de Théologie à Paris le 20 et 21 octobre 2017, sur le thème : « Le futur de la théologie ». Rodolphe Gozegba est doctorant à l’Institut Protestant de Théologie et prépare une thèse à propos de Jürgen Moltmann. Il répond ici à quelques questions concernant la conférence donnée par Jürgen Moltmann, le vendredi soir 20 octobre 2017
1 Rodolphe, dans quel contexte et comment as-tu rencontré la pensée théologique de Jürgen Moltmann ?
La première fois que j’ai rencontré la pensée théologique de Moltmann, c’était dans un enseignement magistral lors de ma troisième année d’études à la Faculté de théologie évangélique de Bangui (FATEB). L’intérêt que j’ai porté à sa pensée tenait à la pertinence de celle-ci pour moi et pour mes collègues qui l’avaient également étudiée. Pour moi, lire une pensée théologique significative réconforte un esprit parfois désespéré. Et au moment où mon pays était ravagé par la guerre, où le patrimoine culturel était détruit où il ne restait plus rien, où le peuple centrafricain gémissait de douleur, j’ai approfondi son ouvrage : Le Dieu crucifié. La Croix du Christ, fondement et critique de la théologie (traduit par Bernard Faigneau-Julien, à Paris aux Éditions du Cerf, en 2012). J’y ai trouvé un message nouveau d’encouragement – en ce qui concerne l’intervention de Dieu dans la souffrance humaine. La Croix du Christ qui, pour Moltmann, représente les souffrances de l’humanité, met en évidence l’incommensurable amour de Dieu pour l’humain. A ce titre, « il faut aujourd’hui que l’Église et la théologie se souviennent du Christ crucifié pour montrer au monde sa liberté, si toutefois elles veulent être ce qu’elles prétendent être : l’Église du Christ et la théologie chrétienne » affirme Moltmann (DC p. 7). Ce qui compte, c’est le déploiement de sa pensée qui met en exergue le rapport entre la théologie et la société. Et cela correspond bien à mes aspirations spirituelles et intellectuelles, à mon positionnement biblique et théologique, et à mes convictions essentiellement pluralistes. Je m’implique dans la contextualisation de la pensée théologique de Moltmann aux réalités culturelles et géopolitiques particulières en Centrafrique.
2 Qu’est-ce qui t’a incité à t’engager dans un travail de thèse à ce sujet ?
Comme je l’ai dit dans ma précédente interview, je dois rappeler encore une fois que j’ai vécu une expérience similaire à Moltmann. Moltmann a connu la deuxième Guerre Mondiale. Dans son expérience si difficile, la découverte de Jésus-Christ dans l’évangile lui a rendu espoir. De même j’ai pu garder l’espérance dans le contexte centrafricain où le peuple est désespéré sans savoir pourquoi le désastre est arrivé. De ce point de vue, la pensée théologique de Moltmann m’apparaît comme source d’inspiration pour toute quête d’espérance. « L’espérance chrétienne n’est pas seulement une espérance pour l’éternité mais aussi une espérance messianique pour notre futur concret, une transcendance immanente […] Cette espérance messianique est un pouvoir de guérison contre le cynisme des puissants et l’apathie des impuissants ». « Avec cette foi nous serons capables de faire de ces montagnes de désespoir des pierres d’espérance » proclamait Martin Luther King en 1963. « Le Dieu de l’espérance est un Dieu qui vient, qui était, qui est et qui vient. Dieu n’est pas l’immuable éternel, n’est pas l’absolu détaché de tout qui était, qui est et qui sera, le même d’éternité en éternité, mais le Dieu qui façonne le futur du monde selon son heure et qui vient pour remplir les cieux et la terre de la vie divine, de la vérité divine et de la justesse divine » déclare Moltmann (Le futur de la théologie, p. 11). Ce qui m’intéresse dans la pensée de Moltmann, c’est le rapprochement de l’Eglise avec la société. Ce rapprochement m’incite à réfléchir en partant de l’hypothèse concernant le rôle et la place de la théologie dans la société. La pensée théologique de Moltmann me paraît bibliquement fondée et permet de prendre en compte la réalité des crises socio-politiques.
3 Tu as assisté et participé à la conférence donnée par Jürgen Moltmann le 20 octobre 2017 à l’Institut Protestant de théologie. Quelle a été l’orientation de son intervention ? Quelles en ont été les grandes lignes ?
J’ai été très marqué par la capacité de Moltmann de retracer l’évolution de la théologie du xxe siècle à nos jours. Avec une grande connaissance de l’histoire, il a su définir ce que représentent les tâches théologiques d’aujourd’hui. « A partir de 1960 environ, une théologie au visage tourné vers le monde a émergé, ainsi que l’a déclaré Johann Baptist Metz. Dans les dialogues entre christianisme et marxisme, nous avons développé une nouvelle théologie politique de l’Eglise […] La théologie de la libération, qui a commencé en 1971 en Amérique latine, a été plus efficace à travers le monde. Des théologies contextuelles ont poussé partout comme des champignons : la théologie noire, la théologie féministe, la théologie Minjung, la théologie Dalit, etc. Il s’agissait de participations théologiques à des mouvements politiques ou culturels destinées à amener des chrétiens dans ces mouvements avec l’espoir de christianiser ces mouvements… ». Par ailleurs, dans les régimes politiques où le peuple est asservi, Moltmann voit l’existence de dieux morts qui s’opposent au Dieu vivant. Cette position s’appui sur son expérience personnelle et notamment la période de sa jeunesse où il a beaucoup souffert sous le régime nazi. A partir de là, il a été capable de comprendre les méfaits de tous les pouvoirs d’oppression.
4 Qu’est ce que cette conférence t’a apporté de nouveau ?
La conférence de Moltmann à Paris m’a apporté 1) une réelle prise conscience sur les grandes questions que se posent les théologiens d’aujourd’hui : Comment dire Dieu dans un contexte de crises socio-politiques, comment prêcher l’Evangile dans une société plurielle ? Quel est le statut de l’Eglise par rapport à la société, par rapport à la politique et par rapport à d’autres religions ? 2) La conférence de Moltmann m’a aussi appris à vivre avec les autres puisque Dieu s’incarne pour habiter parmi les hommes. Cette conférence m’a confirmé dans la volonté de dépasser tout fanatisme religieux, d’accepter le dialogue avec d’autres convictions. 3) La conférence de Moltmann a également ajouté un chapitre nouveau sur une question qui ne figure pas actuellement dans ma recherche doctorale : le tournant écologique. Cette question est très présente dans la théologie de Moltmann, et j’estime nécessaire de l’aborder dans les années à venir.
5 A l’occasion de cette rencontre, comment as-tu vécu une relation nouvelle avec la personnalité de Jürgen Moltmann ?
J’ai le souvenir d’avoir rencontré un homme humble, calme, grandement inspiré, sage, joyeux et heureux. J’ai eu l’occasion de passer quelques minutes avec lui. Cette rencontre, unique, m’a communiqué quelque chose de sa personnalité. En lui, j’ai ressenti l’humilité dans son ouverture aux autres et à leurs différences malgré sa grande notoriété. Il avait également une attitude conviviale à l’égard des gens qui le saluaient. En lui, j’ai su que l’ouverture aux autres pouvait susciter une joie sans égal, et que s’accepter mutuellement au-delà de nos différences n’était ni un danger ni une menace, au contraire. Donc, ce qui a compté pour moi ce n’est pas seulement sa pensée théologique et son audience, mais tout ce qui, en lui, le rend profondément « humain ».
6 Comment cette conférence te paraît-elle répondre aux attentes des gens d’aujourd’hui ?
Moltmann fait d’abord un état des lieux détaillé de la conjoncture des sociétés européennes au xxe siècle : « Les nations européennes ont sacrifié leur jeunesse, alors qu’il y aurait eu des moyens de faire la paix […] aujourd’hui notre patriotisme ne s’applique plus à notre propre peuple, mais à la constitution démocratique, avec les droits de l’Homme comme droits fondamentaux pour tous les hommes. Le dieu de la patrie est pour moi un dieu mort, et les sacrifices sur les champs de bataille des Guerres Mondiales se sont faits en vain » (FT, p. 4). Ce rappel historique opère un lien entre ce qui s’est passé au xxe siècle et la période actuelle, mais permet aussi un élargissement de l’écoute dans des situations diverses : l’avenir des jeunes, la nécessité de faire la paix pour éviter les guerres, l’esprit patriotique, le respect de la démocratie, la considération des droits de l’Homme, la protection de l’environnement etc. Il me semble donc que la Bonne Nouvelle de cette conférence invite la théologie et l’Eglise à vivre dans la confiance et dans la stricte fidélité à leur mission ici-bas. Car pour Moltmann, la théologie doit, face au malheur, devant la désolation et le désespoir, chercher toujours à porter un message de résurrection et d’espérance. Moltmann précise : « Le christianisme doit passer d’une spiritualité gnostique traditionnelle – nous ne sommes que de passage sur terre, notre maison est au ciel – à la compréhension du fait que la terre est notre maison dans ce monde et également dans celui à venir. Parce que nous espérons une nouvelle terre sur laquelle la justice demeurera, nous sommes fidèles à la terre. » (FT. p. 7). La théologie et l’Eglise doivent prendre au sérieux « l’aujourd’hui », « le maintenant » pour avoir une société qui respecte les droits fondamentaux de l’Homme. Et tout cela, entraîne les chrétiens vers un au-delà qui leur est offert.
7 Comment cette conférence appelle-t-elle le monde chrétien à un regard nouveau ?
Moltmann s’est ouvert cœur et âme à son auditoire. Pour moi, ce qu’il a dit m’est apparu comme une somme de sa théologie, mais aussi de ses propres expériences. Et à mon sens, il n’a fait qu’encourager les théologiens chrétiens à exprimer avec conscience leur pensée théologique par rapport à toutes les sphères de la société. En rapprochant les théologiens de la société, Moltmann parvient à donner une signification à la place et au rôle de la théologie dans ce monde. Il illustre chacun des aspects de sa conférence par des exemples historiques et des expériences vécues pour justifier le rôle des théologiens dans la société. Moltmann réussit à dire nettement sa pensée puisqu’il reste critique face aux défis sociaux. Son analyse renvoie aux événements du xxe siècle en Allemagne, en Europe et en Amérique latine et tout ce qui en découle. Très souvent dans ce contexte, à plusieurs reprises, il est arrivé que la théologie n’assume pas ses responsabilités. Voilà pourquoi Moltmann insiste ici sur l’importance du travail théologique. Il encourage les théologiens chrétiens à faire preuve d’une responsabilité d’avant-garde dans la société. Avec confiance, Moltmann propose une démarche fondamentale, compréhensible, bibliquement fondée et pouvant être appliquée.
8 Quel était l’auditoire de cette conférence ? Comment a-t-il réagi ?
Je sais que de nombreuses personnes, théologiens, pasteurs protestants, prêtres catholiques, de nombreux enseignants des facultés de théologie en France, étudiants, mais aussi, bien sûr, des personnes qui s’intéressent à la théologie de Moltmann ; étaient présentes pour l’écouter. L’Institut protestant de Théologie, Paris a disposé deux salles (amphi et une grande salle connexe à l’amphi) pour accueillir les participants. Les deux salles étaient pleines. J’ai remarqué que les participants avaient manifestés un grand intérêt et posaient des questions pour mieux comprendre la théologie de Moltmann.
9 Comment perçois-tu la réception de la théologie de Moltmann aujourd’hui en France et dans l’univers francophone ?
De nombreux théologiens français ont étudié la théologie de Moltmann ou l’ont traduit de l’allemand en français. Parmi eux, Hubert Goudineau et Jean-Louis Souletie, Dominique Gonnet, Henri Blocher, Frédéric Chavel. Un point important : sur le Web également, il y a une abondante littérature concernant la théologie de Moltmann. Je peux mentionner ici les deux blogs : L’Esprit qui donne la vie et Vivre et Espérer qui cherchent à faire connaître la théologie de Moltmann au grand public. En outre, j’ai pu constater qu’il y a au Canada, en Suisse, en Belgique et en Afrique subsaharienne francophone un foisonnement d’études consacrées à Moltmann.
Abréviations
DC Dieu crucifié
FT Futur de la théologie (titre de la conférence de Moltmann)
Sur ce site, voir aussi : « Une théologie pour notre temps. L’autobiographie de Jürgen Moltmann » : https://www.temoins.com/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/