Un état des lieux.
Deux chercheurs : Christopher Partridge et John Drane nous aident à dresser un état des lieux. Christopher Partridge diagnostique un mouvement d’éloignement par
rapport à une “religion” centrée sur Dieu, la Bible, l’Eglise et sur ce qui est considéré comme extérieur à soi, et par ailleurs, un mouvement vers la “spiritualité”, vers ce qui est personnel et intérieur, c’est à dire une attention sur le “moi”, sur “la nature” ou simplement sur “la vie” (p.9).
Pourquoi ce rejet de la religion ? John Drane l’évoque en ces termes : “La religion est perçue comme une conception du monde imposée de l’extérieur et un ensemble de pratiques, exigeant la conformité de la part de ceux qui s’y appliquent, et reposant sur des attitudes inspirées par un esprit étroit et fondées sur une compréhension doctrinaire de la signification de toute chose, et, tout cela, renforcé par des structures hiérarchiques, empreintes d’hypocrisie de telle façon qu’elles exploitent les gens et les empêchent d’atteindre entièrement leur potentiel d’être humain…. Bono, le célèbre chanteur d’U2 a exprimé cela d’une façon éloquente : “La religion est ce qui reste quand l’Esprit a quitté les bâtiments”… La spiritualité est perçue comme l’opposé de tout cela. Elle apporte la vie et la force. C’est un canal pour que nous puissions atteindre notre plein potentiel comme être humain, vivant en paix les uns avec les autres et avec le cosmos…” (p.6).
Une recherche de terrain dans une ville moyenne.
Une recherche de terrain sur le vécu de la religion et de la spiritualité vient d’être réalisée dans une ville moyenne anglaise : Kendal (2). Au départ, les chercheurs mettent en évidence une tendance majeure dans la culture contemporaine : le passage d’une vie en terme de rôles sociaux et d’appartenance à des ordres établis (“life-as”) à une vie qui se perçoit en terme d’expérience personnelle, aussi bien sur le plan individuel que dans le registre de la relation (“subjective-life”).
Comme l’observe le philosophe Charles Taylor, les sociétés occidentales sont engagées dans un mouvement massif vers la subjectivité. Quels sont les effets de cette tendance dans le domaine religieux?
L’enquête menée dans les 25 églises de Kendal montre que la pratique dominicale est en recul. Les chercheurs attribuent ce recul à une osmose entre ces pratiques et des représentations traditionnelles. Dans cette conjoncture, les églises qui réussissent le mieux sont celles qui accordent le plus d’attention à l’expérience et à la subjectivité de
chacun. Ce sont notamment des églises d’inspiration charismatique (“congregations of experiential difference”). Les églises qui réussissent le moins bien sont celles qui négligent les aspirations personnelles et subjectives de leurs membres. Ce sont, par exemple, des églises classiques qui prescrivent à leurs membres de s’engager en fonction d’un idéal moral et social sans prendre suffisamment en compte leurs besoins existentiels (“congregations of humanity”).
Le mouvement vers la subjectivité suscitent d’autres effets. Non seulement il entraîne une prise en compte des aspirations personnelles dans différents domaines de la vie, de l’éducation à la consommation, mais depuis les années 70, il a engendré une culture du bien-être, la recherche d’une qualité de vie sur le triple registre du psychisme, du corps et de l’esprit. On s’éloigne des représentations mécanistes et dualistes héritées d’une certaine forme de modernité pour s’engager dans une dynamique expérientielle, relationnelle, interactive , globalisante.
On assiste ainsi à la croissance d'”un milieu holistique” qui se manifeste à travers des pratiques très variées et constitue un terrain favorable pour la montée d’une forme nouvelle de spiritualité. Le”milieu holistique” est composé en majorité par des femmes entre 40 et 60 ans. Elles sont à la recherche d’une harmonie entre les différentes composantes de leur personnalité et dans leur relation avec autrui. L’enquête analyse le développement de ce milieu à Kendal en regard du déclin du nombre de pratiquants dans les églises. Les deux ensembles se recouvrent très peu.
Dans cette analyse comparative des différents milieux actifs à Kendal, les catégorisations et les interprétations peuvent être discutées. Dans le va-et-vient des représentations, dans la complexité des questionnements et des cheminements, des rebondissements et des rapprochements sont toujours possibles dans la durée, et peuvent donc déjouer la prospective. Au total, en raison de la richesse des données recueillies et présentées, ce livre sur”la Révolution Spirituelle” (2), est certainement un point de passage obligé pour une meilleure compréhension du phénomène.
Le mouvement de l’Esprit au Travail (Spirit at Work)
Le développement de la quête spirituelle s’étend actuellement à tous les domaines de la vie. Ainsi David Welbourn nous présente le mouvement de l’esprit au Travail (Spirit at Work: SaW) qui a commencé aux Etats-Unis au milieu des années 80 et s’est étendu depuis à de nombreux pays.
Comment ce mouvement envisage-t-il la spiritualité? On peut reprendre à ce sujet la définition donnée par un chercheur britannique, Michael Joseph, qui, à partir de sa recherche, avance que la spiritualité est fondée sur quatre ensembles de connexions : relation avec notre moi authentique, relation avec les autres, connexion avec la nature et connexion avec le divin (Dieu, puissance supérieure, ou quelqu’autre expression) (p.11). Spirit at Work affirme notamment que nous appartenons tous à un univers interdépendant et que nous sommes responsables du bien commun. Ceci est envisagé comme un antidote à la fragmentation de l’ère moderne.
Des entreprises en nombre croissant sont entrées dans ce courant et on a pu constater, dans un certain nombre de cas, des effets bénéfiques en terme de climat social et aussi d’efficacité.
Quelles propositions chrétiennes?
Les différents auteurs s’entendent pour constater que cette évolution représente un grand défi pour les communautés chrétiennes. En effet, au regard de la foi chrétienne, ces nouvelles formes de spiritualité véhiculent du négatif et du positif. Et on peut être sensible uniquement aux aspects négatifs, comme cela a été largement le cas pour le Nouvel Age. Mais face aux ambiguïtés, un discernement est nécessaire. Ne doit-on pas reconnaître la part de négativité qui a provoqué le rejet de la religion établie? Si ces nouvelles expressions suscitent chez certains chrétiens une opposition radicale, ne doit-on pas considérer les aspects positifs qui existent également dans ces expressions?
Comme l’écrit John Drane, “il y a actuellement beaucoup de signes excitants qui montrent que les choses sont en train de changer à travers le monde. Des chrétiens, d’origines différentes, prennent au sérieux le fait que Dieu est à l’oeuvre dans la recherche spirituelle, et ils nous encouragent à nous positionner dans cet espace. La nouvelle spiritualité ne devrait pas être considérée comme un champ de bataille, mais comme un champ de mission où l’on va vers les autres plutôt que de les faire rentrer dans nos propres cadres”. (p.8)
Vers un nouvel horizon
Ce parcours nous permet de mieux comprendre le changement culturel dans un de ses aspects. Manifestement, les églises sont appelées à s’interroger et à se remettre en cause. Cependant, des efforts pionniers apparaissent et de nouvelles pistes se dégagent. Une chrétienne, lectrice du magazine Témoins, nous avait écrit:” C’est une revue qui s’adapte bien à tout le monde puisqu’elle parle de relation plutôt que de religion”. La nouvelle culture chrétienne, à même de dialoguer avec les gens d’aujourd’hui, se développe à l’aune d’un paradigme de la relation. Il y a un lien majeur entre expérience et relation. Comme l’écrit Pete Ward: “La vision de l’Eglise comme un réseau de relations et de communications revêt une puissante signification symbolique….Elle renvoie à la conscience croissante que la vie du peuple de Dieu est intimement liée à l’Etre de Dieu, Dieu comme Père, Fils et Saint Esprit en relation. La Trinité dans la communion est perçue comme le modèle qui inspire l’Eglise)(4). Aujourd’hui le monde est en mouvement. De nouvelles connections s’établissent. Les compartimentages entre l’homme et la nature, ou entre les différents composantes de l’homme s’effacent. Le champ de vision s’élargit. Comme l’exprime Michael Moynagh, un des pionniers de l’église émergente, pour éclairer ce paysage, il faut associer théologie de la création et théologie de la rédemption : “Dieu s’est engagé dans un acte missionnaire lorsqu’il a créé l’univers. La création a été un mouvement de Dieu vers l’extérieur. Lorsque quelque chose est venu à l’existence, c’est à la suite d’un débordement de la vie trinitaire. Aujourd’hui Dieu continue cette mission en soutenant l’univers, un flux d’amour incessant envers la création. Dieu s’engage aussi dans la mission en rachetant et en libérant le monde. Cette rédemption est rendue possible à travers la mort et la résurrection de Christ. Elle continue à travers Christ dans l’Esprit. L’objectif de Dieu est de restaurer et de rendre parfaite la création dans son ensemble. En conséquence, la mission n’est pas un additif pour l’église. Quand elle s’engage dans la mission, l’église devient pareille à Dieu. Elle s’en sépare lorsqu’elle néglige la mission…” (5). Cette perspective éclaire le développement et la mise en oeuvre d’une nouvelle culture chrétienne.
Jean Hassenforder
Septembre 2005
Notes :
(1) Expressions of spirituality. Some challenges facing the chutch ; The Bible in Transmission. A forum for change in church and culture, summer 2005, 20p.
À plusieurs reprises, nous avons signalé les remarquables apports de cette revue publiée par la Société Biblique Britannique. Les textes parus dans cette revue peuvent être consultés sur le site internet de la Bible Sciety”: www.biblesociety.org.uk
(2) Heelas (Paul), Woodhead (Linda) The Spiritual Revolution. Why religion is giving way to spirituality. Blackwell, 2005. Cité dans l’article de Christopher Partridge, ce livre est particulièrement utile parce qu’il apporte les données d’une enquête dans une ville anglaise de 28000 habitants en les croisant avec une réflexion théorique.
Sur un autre registre, plus historique, René Lenoir apporte une vue d’ensemble sur l’évolution actuelle : Lenoir (Frédéric) Les métamorphoses de Dieu. La nouvelle spiritualité occidentale. Plon, 2003
(Présentation sur le site de Témoins: Vers une nouvelle spiritualité occidentale?)
(3) Evangelism in a spiritual age. Communicating faith in a changing culture. Church House Publishing, 2005
Une pensée innovante appuyée sur de nombreuses expériences originales. (Présentation sur le site de Témoins: Annoncer l’Evangile dans un âge spirituel)
(4) Ward (Pete) Liquid Church. Paternoster Press, 2000 (p.55 et 44)
(5) Moynagh (Michael) Emergingchurch.intro. Monarch Books, 2004 (p.31)