C’était le sujet de conférence choisi par les Eglises chrétiennes d’Epinay sur Seine, pour offrir cette année leurs vœux aux autorités de la Ville. Louis Schweitzer (1) l’un des conférenciers, nous offre le texte intégral de son intervention.
Faire cette conférence dans ce cadre œcuménique est une expérience intéressante. Car le sujet choisi n’est nullement un sujet de division entre chrétiens. Certes, il peut être abordé de bien des manières, mais ces manières se retrouvent dans toutes les Eglises. C’est même un sujet qui nous unit à l’ensemble de l’humanité. Mon approche sera plus théologique et spirituelle que médicale et psychologique.
Ce que le titre nous dit
S’il est une expérience universelle, c’est bien celle de la souffrance. Celle-ci peut se manifester sous mille formes, de la souffrance physique aux innombrables formes de la souffrance morale. Le titre qui nous a été proposé par les Eglises est déjà parlant. Il sous-entend deux choses.
La première, c’est que la foi chrétienne ne nous détache pas de l’humanité commune et ne nous dispense pas de la souffrance. Cela va de soi et il suffit de vivre un peu pour s’en rendre compte, mais il est bon de le rappeler tant d’autres discours plus triomphalistes peuvent s’introduire dans certains milieux et séduire de jeunes chrétiens. Je précise « jeunes » dans la foi car cette illusion de protection s’efface assez rapidement devant la réalité de la vie.
La deuxième, c’est qu’une espérance particulière est liée à la foi chrétienne. Ce que nous allons essayer de préciser, c’est la nature de cette espérance, ou plutôt la nature et les contours de ces espérances. Car, selon les traditions chrétiennes et les personnalités, cette espérance risque de prendre des formes diverses. En esquissant ces deux formes de l’espérance, je n’ai nullement l’intention de dire quelle est la bonne, la véritable espérance chrétienne. Il me semble, au contraire, que les deux espérances ont leur place dans la vérité de l’expérience chrétienne. Pour résumer ce que je vais essayer de développer un peu, nous pourrions parler de deux espérances. D’une part l’espérance bien terrestre de la guérison, et c’est le lieu de se rappeler que Jésus guérissait les malades. Et d’autre part, une espérance plus radicale en Dieu qui ne se manifeste pas nécessairement par un espoir concret de guérison dans notre monde.
On pourrait, à tort il me semble, considérer que ces deux visions s’opposent. Les uns diraient que l’espérance pour la vie éternelle correspond à une approche traditionnelle, alors que celle qui concerne la guérison correspond à une approche nouvelle et peut être plus « charismatique ». On pourrait aussi prendre l’une comme manifestant l’intérêt pour notre réalité concrète, alors que l’autre se reposerait dans des rêveries sur un autre monde. Je voudrais essayer de montrer qu’elles se tiennent et sont partie intégrante, l’une comme l’autre, de l’espérance chrétienne.
Je commencerai par parler de l’espérance d’une guérison concrète, avant d’aborder l’autre qui lui donne toute sa signification et la replace dans son cadre spirituel naturel. Mais il aurait été possible de choisir l’ordre inverse et j’essaierai, un peu plus tard, de justifier le choix qui a été le mien.
L’espérance de la guérison
Vous vous rappelez sans doute que, dans son ministère terrestre, Jésus a très fréquemment guéri des malades. Lui qui est venu apporter au monde le salut, donc quelque chose qui dépasse de loin notre seule santé ou même les limites de notre vie terrestre, n’a pas considéré qu’il était indigne de lui de répondre aux besoins concrets des personnes qui venaient le voir pour être soulagées de leurs maux. Il a guéri des paralytiques, des aveugles, des gens affligés de diverses maladies, que celles-ci soient physiques, psychiques ou plus spirituelles. Et, à plusieurs reprises, on a bien l’impression, en lisant l’évangile, que c’est cette guérison physique visible qui peut lui permettre d’affirmer, en étant cru, des promesses concernant des réalités moins évidentes. Vous vous rappelez sans doute cette parole prononcée devant une foule et des personnes qui lui reprochaient de prétendre pardonner les péchés : « Qu’est-ce qui est plus facile, de dire : Tes péchés te sont pardonnés, ou de dire : Lève-toi et marche ? Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre le pouvoir de pardonner les péchés : Lève-toi, dit-il au paralytique, prend ton lit et retourne chez toi. Celui-ci se leva et s’en alla chez lui » (Mat 9. 5-7). Les disciples avaient reçu le même don et on les voit guérir à leur tour, parfois même tenter sans succès de le faire.
A travers l’histoire de l’Eglise, on a toujours eu des témoignages, rares bien souvent, de guérisons qui étaient ainsi opérées. Ce qui a toujours existé, en revanche, même dans les périodes durant lesquelles on ne croyait guère à la possibilité d’une guérison physique, c’est la prière pour les malades, même si l’onction des malades a, pendant une longue période, évolué vers une extrême onction qui, au contraire de son origine, manifestait plus la certitude de la fin que l’espoir de la guérison.
Dans bien des milieux, on a aujourd’hui retrouvé cette espérance de la guérison. C’est aussi retrouver cette conviction essentielle que l’Evangile est libérateur, qu’il est porteur de délivrance et que cette dimension ne concerne pas seulement l’éternité, mais commence dès notre vie ici-bas.
Le moyen le plus universel par lequel nous pouvons espérer pouvoir agir pour le bien des personnes, c’est la prière. Nous croyons que Dieu peut guérir les maux de l’âme comme ceux du corps. C’est pourquoi, lorsque nous prions pour des malades, nous ne prenons pas seulement en compte leur moral en cherchant à leur apporter une consolation, nous espérons aussi qu’ils pourront être guéris de leurs maux. Cela ne veut d’ailleurs pas dire nécessairement guérison miraculeuse. Nous pouvons considérer comme des dons qui nous sont faits les capacités magnifiques de la médecine, mais en nous rappelant toujours qu’elle n’est pas une science exacte et que ses capacités sont toujours limitées et que l’aide de Dieu n’est pas de trop.
Il faut aussi parler de ces très nombreuses souffrances psychologiques que nous connaissons fréquemment. Certaines sont des maladies qui peuvent être soignées, qui relèvent donc d’une situation proche de celle dont nous venons de parler, mais d’autres sont liées à des situations que nous connaissons tous : deuils, épreuves diverses qui touchent chacun de nous un jour ou l’autre…
Ce que la foi nous apprend, c’est qu’il est interdit de désespérer. Ne prenons pas cette interdiction comme une charge supplémentaire ; c’est des autres qu’il est interdit de désespérer. Mais de la même manière, même si c’est souvent difficile à recevoir et encore plus à vivre, nous savons au fond de nous que l’espérance est toujours possible parce que Dieu ne nous lâche pas, ne nous laissera jamais tomber. Nous nous approchons, vous le sentez sans doute de la deuxième grande partie. Car si nous pouvons assez facilement fonder toutes ces affirmations dans le Nouveau Testament et la foi chrétienne, nous sommes souvent affrontés à la réalité qui est plus difficile. Combien de fois avons-nous prié pour des malades qui n’ont pas été guéris malgré leur espérance et la nôtre ?
Je voudrais très rapidement dire, à ce sujet, quelques mots sur la prière. Elle est un mystère et un mystère d’amour. Mais elle est aussi et restera toujours la rencontre entre deux libertés. Liberté qui est la nôtre de demander tout ce que nous nous sentons en conscience le droit de demander. Et liberté de Dieu de répondre ou non de la manière attendue. De quoi pouvons-nous êtres sûrs ? Simplement – mais c’est énorme – de l’écoute attentive et aimante de Dieu. Il écoute nos prières et ne veut que notre bien. Mais nous n’avons aucune garantie d’une réponse qui correspondrait à ce que nous souhaitons. Combien de fois des prières ont été exaucées autrement et la perspective auparavant terrorisante a pu être accueillie dans une paix qui n’était même pas envisagée. Mais cela ne doit pas nous empêcher d’espérer la guérison, qu’il s’agisse, le cas échéant, de la nôtre ou de celle d’une personne pour laquelle nous prions.
L’espérance en Dieu
Nous en avons déjà parlé, mais je voudrais aller un peu plus loin. Elle est essentielle et fondamentale et il aurait sans doute fallu commencer par elle. Si j’ai fait l’autre choix, c’est pour lutter contre cette tentation (à mes yeux) de sauter trop vite au-dessus de l’espérance concrète de guérison ou de délivrance pour en arriver tout de suite à des espérances plus vastes mais aussi parfois plus abstraites.
Quel est le fond de cette espérance chrétienne, au cœur même de la souffrance ? C’est que nous sommes aimés d’un amour éternel. Nous pouvons savoir que quelles que soient les épreuves que nous pourrons traverser, nous sommes aimés de Dieu. Nous pouvons essayer de dire que, pour la foi, le monde a un sens. Ne croyez surtout pas que les choses deviennent simples pour autant. Je dirais presque qu’elles se compliquent, au contraire. Car dire que le monde a un sens ne relève pas de la simple observation. Celle-ci, bien souvent, au contraire, nous ouvre à l’absurde. Les choses ne se passent pas, le plus souvent, comme elles devraient se passer si la vie avait un sens. Pourquoi alors s’obstiner à maintenir ce sens si celui-ci ne saute pas aux yeux ?
Dire que le monde a un sens n’implique pas que ce sens, nous puissions le maîtriser. Si c’était le cas, nous pourrions nous en inquiéter. Car un sens maîtrisable par notre intelligence risquerait fort d’avoir été créé aussi par elle. Qui sommes-nous pour dominer la complexité du monde et son mystère ? Et qui sommes-nous pour prétendre entrer dans la pensée de Dieu ? Mais en même temps, nous pouvons affirmer que, malgré notre incapacité à le comprendre, Dieu qui est la source et la fin de tout ce qui est, en est aussi le sens profond et mystérieux. Nous lisions il y a quelques jours, dans la liste de lecture biblique des Eglises protestantes, cette phrase de l’apôtre Paul dans la première aux Corinthiens : « Il n’y a qu’un seul Dieu, le Père, de qui viennent toutes choses et pour qui nous sommes, et un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui sont toutes choses et par qui nous sommes » (1 Co 8.6).
L’espérance chrétienne repose sur plusieurs éléments fondateurs.
· Le premier est certainement que « Dieu est amour » (1 Jn 4.16). La source donc, et la profondeur de tout ce qui est l’amour. Malgré les apparences, les souffrances, les incompréhensions, nous pouvons vivre dans cette certitude.
· Le deuxième, c’est que cet amour s’est manifesté concrètement dans la venue, la vie, la mort pour nous et la résurrection de Jésus. Cet amour est devenu concret. Pour la foi chrétienne, l’amour de Dieu n’est pas une affirmation sentimentale et abstraite. Il est aussi concret qu’un événement dans l’histoire, la mise à mort de Jésus sur la croix.
· Le troisième fondement de l’espérance chrétienne, c’est que l’amour de Dieu nous apporte le pardon et la promesse d’une vie éternelle. Le don de l’Esprit est le début et le gage de cette vie nouvelle qui commence dès cette terre et qui est appelée à durer pour toujours.
Les trois fondements de cette espérance sont donc ce que nous savons sur l’être de Dieu, sur son action pour les humains dans notre histoire, et sur ce qu’il réalise en chacun de nous.
Je voudrais terminer par une phrase de Paul qui me semble toucher au plus près de ce mystère de l’espérance malgré tout :
« Nous savons que toutes choses coopèrent au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qui sont appelés selon son dessein » (Ro 8.28). Ce « bien », rien ne nous dit qu’il se présentera sous la forme que nous souhaitons ou que nous imaginons, mais l’affirmation de Paul est forte. Devant la souffrance de quelqu’un d’autre, seule la compassion est possible. Citer cette phrase pourrait relever de la légèreté et du mépris. Mais, lorsque, au cœur même de la souffrance, une personne peut s’approprier cette phrase, qui devient alors une promesse et l’expression d’une réalité, alors nous entrons au cœur même d’une espérance qui permet de dépasser la souffrance bien réelle que nous pouvons connaître.
Comme le dit l’apôtre quelques lignes plus loin : « Je suis persuadé que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les dominations, ni le présent, ni l’avenir, ni les puissances, ni les êtres d’en haut, ni ceux d’en bas, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu en Christ-Jésus notre Seigneur » (Ro 8. 38-39).
S’il fallait résumer cette espérance en quelques mots, nous pourrions peut-être dire : « Quoi qu’il puisse arriver, je crois qu’un amour m’attend et qu’il est déjà là ».
(1) Louis Schweitzer est pasteur de l’Eglise Evangélique Baptiste, et, notamment, professeur d’éthique à la faculté de théologie évangélique de Vaux sur Seine.