la théologie autochtone et l’avenir du christianisme

Du 6 au 8 juin 2024, s’est tenu aux États-Unis le 21e symposium de NAIITS, An Indigenous Learning Community[1], sous le thème : Rêver notre chez nous dans le monde[2]. Les environ 150 participants — majoritairement étudiants et professeurs de NAIITS — sont venus d’aussi loin que la Nouvelle-Zélande, l’Australie, les Philippines, la Bolivie, le Panama, et même Taiwan afin de se mêler aux délégués canadiens et américains, représentants de nombreux premiers peuples du continent autrefois connus comme l’Île de la tortue[3]. L’un des présentateurs, habitant aujourd’hui aux États-Unis, est originaire de Tonga. Au cours de son histoire, la communauté NAIITS est devenue mondiale. J’y ai assisté au nom de l’IERTIMM (Institut d’étude et de recherche théologique sur l’interculturalité, la migration et la mission) [4].

L’histoire de NAIITS A Learning Community

NAIITS (North American Institute for Indigenous Theological Studies), fondé au Canada en 2000, puis aux États-Unis, est possiblement le premier institut de théologie autochtone au monde. De plus, il est depuis 2021 pleinement accrédité, leurs diplômes ayant été jusque-là attribués par des universités et séminaires partenaires. NAIITS se consacre au développement et à l’articulation des perspectives autochtones en théologie et dans la pratique de la foi. En relation avec plusieurs séminaires et universités au Canada et ailleurs dans le monde[5], il a des bureaux au Canada, aux États-Unis ainsi qu’en Australie. C’est alors que NAIITS, étant devenu international, a conservé l’acronyme de son nom en y ajoutant A Learning Community. Il est avant tout une communauté d’apprentissage, autant pour les professeurs que pour les étudiants.

Deux événements ont donné naissance à NAIITS. Le premier s’est produit en 1996 lorsque Terry LeBlanc (Mi’kmaq Acadien) et Richard Twiss (Sicangu Lakota Oyate, Dakota du Sud) ont participé au Premier rassemblement mondial chrétien des peuples autochtones[6] (World Christian Gathering on Indigenous Peoples[7]) en Nouvelle-Zélande. Des autochtones chrétiens, principalement évangéliques, venus de 32 pays se sont rassemblés à l’invitation du peuple maori afin de célébrer leurs langues, leurs cultures, et leur foi commune en Jésus-Christ, avec la conviction que celles-ci n’étaient pas en contradiction l’un avec l’autre, mais complémentaires. Ils répondaient à la question, interdite depuis les débuts de la colonisation par les peuples, pays et églises de la chrétienté : à quoi pourraient ressembler d’être à la fois authentiquement autochtone et authentiquement chrétien ? Le deuxième événement a eu lieu en 1999 lors de la polémique au sujet de la contextualisation et de la mission chrétienne avec et par des autochtones. Le moment était venu pour un groupe d’autochtones, dont Terry LeBlanc, Richard Twiss et d’autres encore, de s’engager ensemble dans la recherche et l’écriture théologique afin de répondre aux questions soulevées. Si peu avait été fait jusqu’ici. Cette initiative conduit au premier symposium de NAIITS à Winnipeg en 2001.[8]

La théologie autochtone

La théologie autochtone se penche principalement sur la validation de l’identité culturelle des autochtones et la décolonisation (on pourrait dire la déconstruction et la reformulation) de la théologie occidentale classique qui a collaboré de près à la colonisation. À cet effet, NAIITS a obtenu en 2023 une bourse de cinq millions de dollars de la Lilly Endowment Pathways for Tomorrow Initiative pour la création du Canadian Learning Community for Decolonization and Innovation in Theological Education (CLC). Selon son directeur, Mike Hogeterp, « la vision du CLC est une approche créative et audacieuse pour la réalisation des appels à l’action n° 59 et n° 60 de la Commission de vérité et réconciliation du Canada[9] (concernant l’éducation de l’Église et la formation théologique)[10] ». Trois universités canadiennes participent dans ce projet avec NAIITS : Ambrose (Alberta), Tyndale (Ontario) et Acadia (Nouvelle-Écosse). Le principe de fond dans leur méthodologie est celui de la démarche appréciative autochtone. La démarche appréciative permet à chacun de s’exprimer afin d’identifier les valeurs communes sur lesquelles ils peuvent s’appuyer afin d’orienter et planifier de façon stratégique les objectifs qu’ils se sont fixés. La dimension autochtone de ce principe fait référence à l’approche relationnelle et narrative qui lui est associée.

Au Québec

Au Québec, un nouveau groupe œcuménique composé de professeurs, chercheurs et praticiens se penche sur des questions similaires à celles de NAIITS en vue de rendre la formation théologique accessible aux peuples autochtones de la province. À cet effet, Matthieu Lavigne, directeur de Mission chez nous, une œuvre de l’Assemblée des évêques catholiques du Québec qui travaille en solidarité avec les peuples autochtones de la province[11], a souligné lors d’un rassemblement en mars dernier combien les choses doivent changer : « […] il s’agit de faire Église autrement. Il s’agit de faire Église à la manière innue, à la manière atikamekw, à la manière abénaquise […] »[12]. Afin de réaliser un tel souhait, les autochtones doivent être invités à penser eux-mêmes la foi à l’intérieur de leurs propres langues et cultures, ce qui ne s’est jamais fait au Québec.

Au cours du printemps, j’ai entrepris une recherche auprès de quinze universités, facultés, séminaires, instituts et organismes qui offrent des cours de théologie en français au Québec afin de m’informer si elles avaient déjà reçu des étudiants autochtones et, si oui, avaient-ils publié des articles ou éventuellement un mémoire ou une thèse. Jusqu’ici, seulement cinq d’entre elles ont répondu à mes questions. Toutefois, les réponses sont adéquates pour nous donner un aperçu réaliste des faits. Le recteur du Grand Séminaire de Québec (fondé en 1663), Onil Godbout, fut le premier à m’écrire : « Je ne peux répondre avec une certitude absolue à cette question… Cependant, depuis les cinquante dernières années, je ne pense pas qu’il y ait eu au Grand Séminaire de Québec (parmi les candidats au presbytérat) de séminaristes issus des communautés autochtones. » Il s’agit ici du premier institut de théologie francophone en Nouvelle-France et sur le continent nord-américain. Au cours des dernières décennies, plusieurs nouveaux instituts issus des églises évangéliques ont connu le jour au Québec. Quatre d’entre eux ont aussi répondu à mon questionnaire. Le bilan final : un seul étudiant autochtone qui n’a pas terminé son premier cours. En date d’aujourd’hui, je n’ai trouvé qu’un seul étudiant autochtone au Québec ayant obtenu un diplôme en théologie. Toutefois, c’est à l’Université Tyndale à Toronto que Marc Levasseur, a réalisé sa maîtrise en théologie avec NAIITS dont il a été pour un temps vice-président. Il est aussi le seul théologien autochtone (à ma connaissance) ayant publié un article théologique dans une publication, le Journal of NAIITS qui a accepté de publier son article en français comme en anglais[13]. Peut-être avons-nous à constater qu’après quatre-cents ans d’histoire de la mission chrétienne auprès des autochtones sur le territoire aujourd’hui connu comme le Québec, il est plus que temps de reconnaître que la vision et la mise en œuvre traditionnelle et officielle de celle-ci ont largement manqué sa cible. À l’ère de la postchrétienté, c’est aussi le constat de plusieurs penseurs pour ce qui est de l’état actuel de la mission des églises en Occident. C’est ici qu’un institut tel que NAIITS An Indigenous Learning Community donne espoir. Qu’aurait-il à nous transmettre pour le Québec francophone ? Je termine cet article en vous invitant à consulter celui de Jean Hassenforder particulièrement inspirant et prometteur d’avenir : Comment lire la Bible selon la culture des peuples premiers.

Pierre LeBel

[1] https://naiits.com/
[2] Dreaming our World Home: The Roots and Roles of Visions in Creating Indigenous Futures / an Indigenous Future. https://naiits.com/symposium2024/
[3] https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/ile-de-la-tortue-resume-en-langage-simple
[4] J’ai publié un premier article sur NAIITS et la théologie autochtone en 2022 ici : https://www.temoins.com/la-theologie-autochtone-au-canada/
[5] Notons ici deux des ententes de NAIITS avec des instituts à l’étranger, l’un en Nouvelle-Zélande avec les maoris (https://www.ngawaihohonu.com/whoweare/) et l’autre avec le Collège et séminaire Yu-Shan, autochtone, à Taiwan (https://www.yushanth.org.tw/index), cette dernière entente signée pendant le symposium.
[6] Des WCGIPs ont eu lieu au Dakota du Sud en 1998 à l’invitation des autochtones nord-américains, en Australie en 2000 à l’invitation des peuples aborigènes, en 2002 avec les Hawaiiens, en 2004 avec les Samis de la Scandinavie, en 2006 avec les tribus de Mindanao aux Philippines et puis à Jérusalem en 2008. https://across.co.nz/7WCGIP.html
[7] https://www.youtube.com/watch?v=vxfMkE1s6aw
[8] https://naiits.com/about/history/
[9] https://www.rcaanc-cirnac.gc.ca/fra/1450124405592/1529106060525
[10] https://nctr.ca/wp-content/uploads/2021/04/4-Appels_a_l-Action_French.pdf
[11] https://missioncheznous.com/
[12] Yves Casgrain, L’Avenir de l’Église catholique en milieu autochtone nécessite un changement structurel, 13 mars 2024, Présence – information religieuse : https://presence-info.ca/article/actualite/religion/lavenir-de-leglise-catholique-en-milieu-autochtone-necessite-un-changement-structurel/
[13] Marc Levasseur, La réconciliation, l’œuvre de la rédemption, 2015, Journal of NAIITS : An Indigenous Learning Community, Volume 13, p. 83-117.

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