Itinéraire de Frédéric de Coninck, sociologue et bibliste, à partir de deux interviews ( 1997 et 2009). En alliant ses différentes compétences et un ancrage dans le vécu, ce chercheur nous apporte un éclairage original sur la réalité sociale et la parole biblique.

 

 

Frédéric de Coninck est sociologue et bibliste. Il est chercheur à Marne-la-Vallée dans un pôle de recherche et d’enseignement supérieur appelé : « Université Paris Est ». Il travaille sur l’évolution des modes de vie et de la mobilité. Il est membre d’une Eglise mennonite, également dans l’est de Paris : à Villeneuve-le-Comte, où il est prédicateur.

   Frédéric, ton itinéraire nous a très tôt intéressés et apporté parce que ta pensée allie à la fois la parole biblique, la culture d’aujourd’hui, les sciences humaines et le vécu. Elle peut ainsi répondre à des questions vitales. ** Voir toutes les contributions de Frédéric de Coninck sur notre site **

 

C’est pourquoi nous t’avions interviewé dès 1997 et publié ensuite dans le magazine Témoins (1), un article sous le titre : « Le réel m’intéresse ».(représenté ici en seconde partie).

Aujourd’hui, plus de dix ans après, nous aimerions connaître et faire connaître ton parcours et l’évolution de ta pensée.

   1) Très tôt, en commençant à lire la Bible, tu as voulu la lire en relation avec les questionnements du vécu. Peux-tu nous rappeler comment cela a commencé ?

Cela a commencé par une insatisfaction. La génération de mes parents avait été marquée par l’œuvre du grand théologien suisse Karl Barth. Or cette œuvre était dominée par une méfiance radicale à l’égard des approches trop immergées dans le vécu. Au nom de la grandeur de Dieu, les barthiens rapetissaient les enjeux de la vie quotidienne des hommes.

Ensuite tout cela a été bouleversé pendant les années 60, mais la plupart des protestants ont basculé de l’autre côté. Ils ont plongé dans l’histoire humaine sans discernement et en estompant, parfois jusqu’à la limite de l’inexistence, la présence de Dieu.

J’ai tourné le dos à cette histoire en rencontrant le monde du protestantisme évangélique, alors très marginal. Et là au nom du péché radical de l’homme on méprisait tout ce que cet homme pouvait accomplir.

N’y avait-il donc pas une manière de penser ensemble et en tension l’œuvre de l’homme et l’œuvre de Dieu ? Je pensais que Dieu avait une parole pour le concret de chacune de nos vies, mais de quel côté me tourner pour trouver une réponse ?

C’est finalement en rencontrant l’œuvre et la personne du théologien mennonite John Yoder que j’ai trouvé une voie pour avancer dans cette direction. Il proposait une approche du monde portée à la fois par l’appel d’un Dieu radical dans ses exigences et par un enracinement dans la vie quotidienne.

 

   2)   Dans ton premier interview en 1997, tu déclares : « Ma réflexion repose essentiellement sur quatre piliers : psychologie, sociologie, histoire sociale et texte biblique avec au milieu le vécu d’aujourd’hui. Je n’explore ces quatre domaines que pour répondre une seule question : qu’est-ce qu’être chrétien  de nos jours ? »  Cette orientation demeure-t-elle la tienne aujourd’hui ?

Pas tout à fait. A l’époque je pense que j’essayais désespérément, en mobilisant ces diverses sciences humaines, de comprendre le monde autour de moi et de le faire comprendre aux autres. Puis je me suis rendu compte qu’il y avait une certaine violence dans cette attitude : comprendre c’est « prendre ». C’est ramener l’autre à quelque chose que je peux « saisir » et sur lequel je peux, de la sorte, agir.

Et puis j’ai fini par me poser la question : en admettant que l’on comprenne les autres et la société qui nous entoure, qu’en faisons-nous ensuite ?

Aujourd’hui c’est plus la fonction d’alerte, la fonction prophétique de la sociologie qui m’intéresse : rendre attentif à des souffrances qui risquent de passer inaperçues.

Les sciences humaines sont là pour développer nos connaissances. Mais transmettre une connaissance est une chose, donner confiance aux autres en est une autre. Or la révélation apportée par le Christ doit plus à une pédagogie de la foi, de la confiance, qu’à une connaissance.

C’est ce que rappelle l’apôtre Paul dans le grand hymne à l’amour de 1 Corinthiens 13.

 

   3)   A l’époque, tu mets également l’accent sur cette préoccupation majeure : le rapport Bible-réalité…

La formulation me fait sourire. Je ne dirais plus les choses de cette manière aujourd’hui. La réalité est un concept fuyant et peu utile. « Il ne faut pas prendre ses désirs pour des réalités » : c’est ce que nous disons pour calmer quelqu’un qui nous semble s’évader par trop de ce que nous considérons être la « réalité ». Mais il ne faut pas non plus aborder la vie sans désir.

Face au même événement ou à la même personne, chacun réagit à sa manière et c’est cette manière d’interagir avec les autres qui m’intéresse aujourd’hui. C’est là que les blessures et les espoirs de chacun sont constamment mis en jeu et c’est ce que Jésus veut nous aider à transformer au travers de notre relation avec Dieu.

 

   4)   Qu’est-ce qui a changé en dix ans, dans le monde et dans ta perception ?

Je pense que ma perception a plus changé que le monde. Depuis 1997 (date de l’interview précédente) l’usage d’Internet s’est considérablement développé, mais je l’utilisais déjà à l’époque. Le téléphone portable s’est répandu (j’en ai acheté un en 2001 ou 2002, autant que je m’en souvienne) et puis il y a eu le 11 septembre 2001.

Mais pour moi le changement le plus marquant est quand même la chute du mur de Berlin. C’est à partir de là que les oppositions se sont recomposées dans le monde : non plus Est-Ouest mais riches-pauvres.  L’opposition riches-pauvres existait déjà auparavant, mais elle était masquée par la guerre froide.

La chute du mur de Berlin a aussi mis fin à l’espoir d’une transformation politique planifiée.

Mais tout cela existait déjà en 1997.

Quant à ma perception, elle a changé (j’ai dit ci-dessus en quoi) au fil de mon parcours avec Dieu, du passage à l’âge adulte de mes enfants et d’une maturation liée à mon âge propre. Elle doit peut-être quand même quelque chose à une évolution macro-sociale qui accorde moins de poids aux théories générales.


   5)   Frédéric, tu es sociologue. Peux-tu nous dire les grandes étapes de ta carrière professionnelle ?

J’ai fait des études déjà longues, de 1972 à 1981, pour commencer à travailler dans l’aménagement urbain. Au bout de 3 ans mon employeur m’a permis de reprendre des études doctorales tout en m’insérant dans un laboratoire de recherche.

J’ai ainsi fait une thèse sur la manière dont les individus et les familles parviennent ou non à accéder à certains lieux, à certains emplois éloignés, à des formations loin de leur domicile, etc. Je l’ai soutenue en 1989.

Après je suis revenu à Paris et j’ai intégré un laboratoire de l’école des ponts et chaussées qui était plutôt spécialisé en sociologie du travail. J’y ai travaillé pendant 15 ans. Je l’ai dirigé pendant 2 ans entre 1998 et 2000 mais j’ai dû renoncer. J’ai vécu à cette occasion une crise personnelle qui a joué un rôle important dans l’évolution que j’ai retracée ci-dessus.

En 2004 j’ai décidé de revenir aux modes de vie et aux pratiques spatiales dans un laboratoire de l’école des ponts et chaussées qui venait d’être créé.

A partir de là j’ai pris de nouveau des responsabilités en dirigeant l’école doctorale sur les questions urbaines qui existe sur le site de Marne-la-Vallée, puis, actuellement, en travaillant à la structuration d’un grand pôle de recherche et d’enseignement sur la ville dans l’est de Paris.

 

   6)   Quels grands domaines de la vie sociale as-tu ainsi étudiés ?

Il y a eu le monde du travail, d’un côté : étudier comment évoluent les modes d’organisation dans l’entreprise, la division du travail, les processus d’apprentissage, la prise en compte (ou non) du facteur humain dans la performance. Et de l’autre côté il y a les modes de vie : comment chacun organise son temps, parcourt l’espace, construit sa biographie, utilise sa voiture, les transports en commun ou son téléphone.

Il est difficile d’étudier les deux aspects en même temps, mais c’est intéressant de regarder les choses par ces deux regards complémentaires.

 

   7)   Pour chacun de ces domaines, peux-tu nous dire en quoi tes recherches peuvent nous éclairer dans notre réflexion sur la pratique chrétienne ?

On m’a longtemps suggéré d’écrire un livre sur l’éthique du travail. Finalement, j’ai écrit un ouvrage un peu différent, intitulé : Agir, travailler, militer, Une théologie de l’action ** Lire l’analyse sur ce site ** .(2). Je me suis rendu compte, en effet, que les chrétiens étaient assez au clair quant à la morale qu’ils devaient respecter dans leur travail, mais qu’ils étaient bien plus en difficulté pour saisir la portée et l’importance de ce qu’ils font par leur travail même. Or c’est une question lancinante en sociologie du travail : comprendre, au-delà des relations professionnelles, la portée de ce que le travail produit et la manière dont le produit du travail est (ou non) utilisé dans la société.

Dans le champ des modes de vie, je vois émerger une question sur le proche et le lointain. Nous sommes aujourd’hui très loin (socialement) de personnes qui peuvent être très proches de nous (géographiquement). A l’inverse nous pouvons avoir des relations suivies avec des personnes qui vivent loin de chez nous. Ce brouillage du proche et du lointain est porteur de fortes tensions sociales dans la vie quotidienne. Cela renvoie à la question déjà posée à Jésus (à une époque d’élargissement des frontières, comme aujourd’hui) : Qui est mon prochain ?

 

   8)   Tu as également poursuivi la réflexion biblique et théologique entreprise depuis le tout début de ton parcours. Quelles ont été les grandes étapes de cette réflexion ?

Là c’est une question complexe et assez technique.

Au moment où j’ai préparé Agir, Travailler, Militer, je me suis intéressé à une controverse médiévale qui m’a semblé avoir une certaine actualité.

Les uns pensaient que la délibération rationnelle jouait le premier rôle chez l’homme. Le travail du théologien, dans ce cas, est d’élaborer une pensée cohérente qui peut nourrir cette délibération rationnelle.

Les autres (en général il s’agissait de franciscains) pensaient que les élans de la volonté étaient premiers en l’homme. Dans ce cas le travail du théologien est de tirer les conséquences et de relever les enjeux d’une mise en œuvre de l’amour du prochain. On aboutit alors à une pensée moins cohérente, parce qu’elle est toujours traversée par les questions pratiques et par les difficultés concrètes que l’on rencontre en tentant d’aimer nos prochains.

J’ai défendu fortement la deuxième option dans mon livre, parce qu’elle m’a permis de formuler un point de vue auquel je suis parvenu progressivement et qui a mis du temps à émerger pleinement dans mon travail.

On pourrait en trouver des traces dans mes premiers écrits, notamment dans un article qui s’intitulait : « Connaissance et amour » (3). Mais je pense qu’un lecteur qui reprendrait mes travaux depuis le début noterait une inflexion progressive dans ce sens.

 

   9)   Aujourd’hui, comme sociologue et bibliste, comment perçois-tu les grands enjeux pour la vie et la pratique chrétienne aujourd’hui ?

Cela je l’ai plus développé dans un livre qui n’est qu’implicitement religieux : L’homme flexible et ses appartenances ** Lire l’analyse sur ce site **  (4).

Je pense que l’on vit dans un monde où les liens sociaux, les repères et les appartenances sont brouillés.

C’est un monde très exigeant pour l’individu qui doit tout construire par lui-même … s’il y parvient. De fait beaucoup d’individus n’y parviennent pas et se retrouvent en souffrance.

Je pense que c’est le rôle des chrétiens de témoigner d’un lien stable avec les autres, avec les membres de leur communauté et avec Dieu. Ils peuvent être des points de repère et des points d’ancrage pour des personnes « perdues ».

Le Dieu qui nous fait grâce et qui nous reconnaît pour ses enfants, qui que nous soyons, est un Dieu pour l’homme du XXIe siècle.

 

   10)   Et comment envisages-tu les grands enjeux pour les Eglises ?

C’est en partie la suite du point précédent. Il est important que les Eglises développent des liens communautaires robustes qui soient une ressource pour des personnes sans appartenances ou avec des appartenances fragiles.

La difficulté est de construire de tels liens sans qu’ils produisent de la fermeture, du contrôle social ou de l’autoritarisme.

Le défi que nous lance le Nouveau Testament est de vivre une fraternité ouverte où chacun a un rôle mais où personne ne s’arroge un pouvoir qui n’appartient qu’à Dieu.

 

   11)   Tu connais bien Témoins puisque nous cheminons ensemble depuis le début des années 90… Quelles sont les tâches que tu   souhaiterais nous voir poursuivre ou entreprendre ?

Témoins est un groupe à l’affût d’expériences religieuses originales et pertinentes pour aujourd’hui.

C’est aussi un lieu de dialogue entre des chrétiens venant d’horizons différents.

Je souhaite que, sur ces deux points, ce projet continue, car il en vaut la peine (5).


Interview réalisé par Jean Hassenforder

 

Note

 (1) Coninck (Frédéric de). Le réel m’interroge. Témoins, N° 122, septembre-novembre 1997, p.6-7  Réproduite ci-après.  

(2) Coninck (Frédéric de). Agir, travailler, militer. Excelsis, 2006 . Présentation sur ce site par Daniel Goldschmidt : Agir, travailler, militer.

(3) Cf : La Revue Réformée, 1986, N°147.

(4) Coninck (Frédéric de). L’homme flexible et ses appartenances. L’Harmattan, 2001. Présentation sur ce site par Jean Hassenforder : Ouvrir un sens pour l’homme et pour la société. 

(5) On trouvera sur ce site plusieurs contributions de Frédéric de Coninck. Un de ses derniers livres : Justice et pardon (La Clairière, 2003) a également été présenté sur ce site : Une vision nouvelle pour l’humanité.  ** Lire l’analyse  ** .

 

 

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Le réel m’interroge.


Ce texte est paru dans le magazine Témoins : N° 122, septembre-novembre 1997, p.6-7.

Des questions sur la vie à l’étude de la Bible et des sciences humaines, cet article nous fait découvrir la genèse d’une pensée.

    Je connais la Bible depuis l’enfance. Mon père était pasteur. Mais c’est vers l’âge de quinze ans que j’ai commencé à la lire d’une manière importante et plus encore quand je me suis engagé au G.B.U. (groupes bibliques universitaires). Chacun, à notre tour, en effet, nous avions à préparer l’étude biblique. Cela m’a conduit à m’interroger sur le texte, à approfondir des points susceptibles de nourrir des débats. Cette préparation se faisait sans beaucoup d’outils, de façon « sauvage ». On consultait peu les commentaires bibliques. Par contre, j’avais fait du grec au lycée. J’ai donc commencé à lire le Nouveau Testament dans le texte original et à me rendre compte que certains détails passaient inaperçus, que les subtilités n’étaient pas toutes traduisibles. L’apôtre Paul, par exemple, utilise de nombreux préfixes verbaux dont les nuances sont impossibles à rendre en français.
    Je me suis rapidement intéressé à l’éthique parce qu’elle analyse et permet de mieux comprendre l’ancrage dans le vécu. Au début, trois auteurs ont particulièrement retenu mon attention : Paul Tournier, Jacques Ellul, et Kierkegaard .
    Paul Tournier n’aborde pas exactement l’éthique mais plutôt la psychologie. Toutefois, ses récits apportaient du sens à des choses que je vivais. De plus, ils rendaient vivants pour moi des aspects de la Bible et leur donnaient une dimension moderne. Ils articulaient bien fidélité textuelle et enjeux pratiques.
    Jacques Ellul étudie bien quant à lui l’éthique sociale. Il tente de comprendre le monde actuel, de l’analyser, de voir ce que l’on a à y faire, etc. Son oeuvre se partage entre des livres de pure sociologie et d’autres qui sont carrément des études ou des commentaires bibliques. De lui, j’ai retenu essentiellement la démarche qui consiste à analyser d’un côté les textes, de l’autre le présent, puis à montrer ce qui va ensemble.
    Cher Kierkegaard, c’est la volonté forte d’ancrer la foi dans l’existence qui m’a plu. Dans son opposition au système philosophique d’Hégel, il a des phrases du style : « Ce qu’il dit est intéressant, mais n’a rien à voir avec la vie. C’est une belle construction formelle qui nous laisse le  pire à digérer ». La formule m’est restée, tel un avertissement à ne pas élaborer à mon tour des discours qui laisseraient aux lecteurs « le pire à digérer», un avertissement à veiller à ce qu’ils soient toujours en rapport avec la vie, avec ses joies, ses peines et ses difficultés.
    Ces lectures datent d’avant que je me définisse comme sociologue et rédige des ouvrages à caractère éthique et théologique. A l’époque, je réfléchissais surtout à la manière d’acquérir les outils intellectuels dont j’avais besoin pour saisir ce que j’étais en train de vivre. J’avais pondu un court texte qui posait la question de savoir si nos idées peuvent encore tenir quand on les éprouve au laboratoire de l’existence. 

La théologie.

    Mes recherches proprement théologiques, je les ai démarrées après trois ans d’expérience professionnelle comme ingénieur dans un bureau d’étude d’urbanisme. Ensuite, j’ai travaillé à Marseille au CNRS. J’habitais alors Aix en Provence et j’en ai profité pour suivre des cours en auditeur libre à la faculté de théologie. Plus que leur contenu proprement dit, ces cours m’ont offert des moyens pour orchestrer l’ensemble de mes connaissances, pour les mettre en place. Ils m’ont permis de situer les différentes options théologiques, de voir que ceci impliquait cela, de découvrir toute la gamme des possibilités liées à un tel sujet. Exemple : dans une lecture spontanée du Nouveau Testament, on a tendance à saucissonner les textes, à les considérer un à un. Au travers des cours, j’ai pris conscience que chaque livre du N.T. est porté par un projet global, une structuration, et que les évènements ne sont pas relatés au hasard. Autre exemple : les débats autour du contexte dans lequel chaque livre a été écrit et les nombreuses positions à ce sujet
    De ces différentes approches théologiques, je retiens surtout la notion de balayage ou de check list qui permet de se dire à un moment : je n’ai rien laissé dans l’ombre. Tous les aspects susceptibles de m’intéresser, je les connais (sur toutes les approches, il existe des livres très accessibles). Les cours que j’ai suivis n’étaient pas très nombreux (un cours de N.T., d’éthique, un atelier de dogmatique) mais ils m’ont aidé à me positionner, à vérifier si j’étais ou non « à côté de la plaque ».     

L’hébreu.

    A Aix, j’avais aussi débuté l’hébreu, mais j’ai vite arrêté pour m’y remettre quelques années plus tard, à l’aide d’une méthode qui me convenait mieux. C’est une langue au vocabulaire difficile, comportant extrêmement peu de racines communes au français. Par contre, la syntaxe est simple, fort différente du grec ou du latin qui possède une structure grammaticale assez complexe. En hébreu même, l’usage des temps est « poétique » et les problèmes d’intraduisibilité y sont pires qu’en grec, car c’est une langue analogique (et non analytique) qui joue énormément dans les associations d’idées. Il est des choses fortes en hébreu que l’on a toutes les peines du monde à rendre en français… ou en grec. Cela n’empêche pas les auteurs du N.T. qui connaissent généralement à la fois la Bible hébraïque et la Bible grecque (la Septante) de citer la Septante sans trop d’états d’âme..
    L’hébreu m’a ouvert à un autre mode de pensée, d’autant que je lisais parallèlement des ouvrages de psychanalyse, « Le sacrifice interdit » de Marie Balmary, par exemple, qui faisaient référence à des textes bibliques. Marie Balmary montre  que la psychanalyse qui utilise, ô combien, les associations d’idées, se trouve à l’aise dans l’hébreu.

    L’histoire sociale.

    Dans le même temps, je me suis penché sur l’histoire sociale. J’ai voulu mieux connaître la vie des peuples contemporains aux auteurs bibliques, à faire, en quelque sorte, la sociologie des sociétés antiques. De nombreux documents existent sur la civilisation romaine (sur la famille, l’organisation du travail, l’esclavage… ) y compris du temps de Jésus. On connaît également des choses sur la Mésopotamie, sur l’Egypte, qui peuvent éclairer le contexte de l’A .T.

Les quatre piliers

    Ma réflexion repose sur quatre piliers : psychologie, sociologie, histoire sociale et texte biblique avec, au milieu, le vécu d’aujourd’hui. Car je n’explore ces quatre domaines que pour répondre à une seule question : qu’est-ce qu’être chrétien de nos jours ? Et, ce but en tête, j’attends de la théologie qu’elle m’alerte si je laisse passer un point important. Je rencontre régulièrement des théologiens et dialogue avec eux afin de vérifier si ce que je dis tient la route ou non. 

Les productions.

    Au fil de ces années de recherche, j’ai réalisé trois types de travaux.
    D’abord un livre intitulé : « Ethique chrétienne et sociologie ». C’est un ouvrage d’ordre général sur ce que la sociologie apporte à la lecture des textes bibliques. Il ne fait pas référence à une situation sociale précise. Je m’en sers pour mes cours de sociologie générale aux étudiants de théologie, car ses considérations restent applicables à une pluralité de contextes.
    Deuxièmement des sermons écrits. Il se trouve que je prêche dans une église locale et qu’il m’arrive de faire une série de publications. Exemple : une série sur les Psaumes, une autre sur le livre de Job. Actuellement, j’en présente une sur le prophète Ezéchiel.La série sur les Psaumes a été publiée sous le titre : « La prière libérée » (éd du Moulin). C’est un recueil de prédications réécrites dans un langage non oral et que l’on peut lire en faisant l’impasse sur les données sociologiques un peu techniques. La série sur Job va faire aussi l’objet d’une publication. Dans ces livres, mon idée n’est pas de répéter ce qu’un grand nombre de commentateurs ont dit. Ce sont des réflexions, à partir de la Bible, sur les problèmes d’aujourd’hui. Exemple : en étudiant les Psaumes, j’ai pris conscience que nos prières au fond manquaient assez de sincérité alors que les Psaumes, dès qu’on les lit, nous semblent des prières très sincères, parfois trop. A partir de ce constat, j’ai essayé de voir comment s’inspirer des psalmistes pour exprimer à Dieu des prières de ce que l’on ressent vraiment, de ces choses qu’on ose à peine parfois se dire.
    Troisièmement, des travaux un petit peu plus techniques sur des questions de société actuelles et sur la manière dont les textes bibliques peuvent les rejoindre dans leurs contextes. Cela suppose que soient analysés deux contextes sociaux, celui du texte biblique et celui de la situation présente, et qu’une troisième analyse montre quel pont peut s’établir entre les deux. Dans cette veine, j’ai publié un livre sur la ville (1) et je termine un livre sur l’économie. Dans l’antiquité, on ne se préoccupait pas d’économie, du moins pas selon notre terminologie. On se préoccupait de l’abondance. Or la Bible, l’Ancien comme le Nouveau Testament, s’en préoccupe aussi.
    Le risque, dans ce genre de travaux, est d’être trop technique. Mais il me paraît capital de toujours restituer le texte. Cela permet de mettre en relief des différences que l’on n’avait pas perçues et, à contrario, des éléments plus proches du contexte qu’on se l’imaginait.

Les critiques.

    On me reproche parfois d’accorder trop de poids à la réalité. J’ai notamment rédigé un texte sur l’Apocalypse  qui a déstabilisé des étudiants en théologie. Pourquoi ? Parce que j’y faisais bonne place à toute la littérature « apocalyptique » contemporaine de l’apôtre Jean, précisant même que les symboles qui se trouvent dans l’Apocalypse sont empruntés soit à l’A .T., soit à cette littérature apocalyptique ambiante. « Et tu oses, ont protesté les étudiants, parler encore d’inspirations et de visions ! » « Oui », ai-je répondu. Et là, c’était pour eux le comble. Mais qu’est-ce que l’inspiration sinon la façon dont Dieu parle dans un contexte donné. C’est justement dans la distance entre ce qui est dit et le contexte du moment que se mesure l’originalité de l’apport du Saint-Esprit. Le concept central du christianisme est, à mes yeux, l’incarnation, le fait que Dieu veuille se rendre visible à des hommes précis dan un contexte donné. Bien sûr, il faut maintenir la notion du « déjà et pas encore » chère à un théologien comme Cullman. Il est des choses qui sont accomplies et d’autres qui sont à venir. Donc le tout de Dieu n’est pas visible aujourd’hui. Mais pour le sociologue que je suis, il est important, comme disait déjà Kierkegaard, de ne pas prétendre que la réalité est autre que ce qu’elle est . Dieu peut intervenir dans le réel et le transformer, mais, en attendant, il nous faut l’appréhender tel qu’il est et ne pas négliger le contexte dans lequel nous vivons ni celui dans lequel chacun des livres de la Bible a été rédigé. Ce réalisme existe aussi chez Tournier.

Le rapport Bible-réalité.

    L’unité de ma démarche qui part d’une référence à certains auteurs dans le rapport Bible-réalité et se poursuit dans l’approfondissement d’études diverses, aboutit donc à la production d’un certain nombre de travaux touchant au réel, ce que chacun peut y faire et à la manière dont Dieu y agit. Elle aboutit à une foi qui s’intéresse surtout à ce qui est d’ores et déjà possible. Dans l’eschatologie, par exemple, il m’importe moins de scruter l’avenir que d’anticiper dès à présent sur ce qui doit pleinement s’accomplir dans le futur. L’anticipation plus que la prédiction m’intéresse, car le dialogue entre foi et réalité constitue l’unité de ma démarche : le réel me pose des questions, je m’interroge sur ce que dit Dieu de ce réel, sur la façon dont il l’éclaire, dont il nous permet de l’interpréter, dont il nous permet surtout d’y travailler et de le transformer.

Frédéric de Coninck

(1)    Coninck (Frédéric de). La ville : notre territoire, nos appartenances. L’incarnation de l’Evangile dans le tissu urbain d’hier et d’aujourd’hui. Ed La Clairière, 1996. 

 








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