Daniel, philosophe de formation, présente en quelques lignes l’oeuvre du cinéaste coréen Kim Ki-Duk dont les films traitent, de manière récurrente, avec justesse et profondeur, le thème de la culpabilité.
Entre irrémédiable et retour dans l’ordre : quelques notes sur le problème de la culpabilité chez Kim Ki-Duk.
« Que la vie est beaucoup plus sérieuse qu’elle n’en a l’air à la surface. La vie est un effroyable sérieux. » (Ludwig Wittgenstein, Carnets de Cambridge et de Skjolden, p.108.)
Les films du réalisateur sud-coréen Kim Ki-Duk provoquent des réactions contrastées, leur importance et leur valeur ne font pas l’unanimité. Mon propos dans ce bref article ne sera pas d’en esquisser une analyse générale, mais plutôt de relever quelques traits relatifs au problème de la culpabilité. La place de ce problème me semble significative dans plusieurs d’entre eux.
1. Des personnages face à un passé insupportable
Un certain nombre de films de Kim Ki-Duk nous mettent en face de personnages qui font quelque chose d’irréparable, généralement en lien avec la mort de quelqu’un – une mort dans laquelle ils ont une responsabilité plus ou moins importante : Yeo-jin, la jeune fille de Samaria, dont l’amie est morte en cherchant à fuir la police qui allait la surprendre en train de se prostituer pour gagner l’argent nécessaire au voyage en Europe prévu par les deux jeunes ; le soldat de The Coast Guard qui tue un civil en croyant abattre un espion ; le disciple de Printemps, été, automne, hiver et printemps… qui provoque la mort de petits animaux en jouant à leur attacher une pierre autour du cou…
Ces histoires – parfois terriblement brutales – mettent les personnages face à la nécessité de gérer une situation qui les dépasse. Le problème de la culpabilité apparaît de façon aigu dans ces films, même s’il n’est pas forcément censé être central (et même si tous les films de Kim Ki-Duk ne le mettent pas en scène).
On pourrait résumer ce problème de la façon suivante : j’ai fait quelque chose, il n’est pas possible de revenir en arrière, et j’aimerais tellement ne l’avoir jamais fait ; comment vivre maintenant ?
Cette question est une vraie question et on peut savoir gré à Kim Ki-Duk de l’avoir posée de façon remarquablement claire. Il nous présente également différentes voies empruntées par ses personnages pour gérer leur culpabilité.
2. Gérer la culpabilité et / ou la faire disparaître
– L’incapacité totale : parfois le poids du passé paraît tellement lourd que le personnage est incapable de le gérer : ainsi le soldat de The Coast Guard qui sombre dans la folie. On peut aussi évoquer ce père de famille qui apparaît dans Samaria, pris en faute (il a couché avec une jeune adolescente) et humilié devant les siens : il se jettera par la fenêtre. Dans son cas, le problème est sans doute davantage qu’il a perdu la face. Mais on ne peut séparer totalement ce problème de celui de sa culpabilité très réelle.
– Le retour dans l’ordre par l’expiation : le disciple de Printemps, été, automne, hiver et printemps… devra parcourir un long et douloureux chemin pour acquérir la sagesse. Son histoire d’amour passionnée finira par le meurtre de sa bien aimée (qui l’aura trompé). Ce n’est qu’après avoir porté une lourde pierre au sommet d’une montagne (« exercice » qui clôt un parcours difficile) qu’il deviendra maître à son tour. Le cycle pourra alors recommencer : un nouveau disciple… et une nouvelle cruauté d’enfant. Le fautif est réintégré dans l’ordre… et la faute aussi.
– La tentative de défaire le passé : à mon sens, c’est dans Samaria que le problème de la culpabilité est traité de la façon la plus impressionnante. Après la mort de son amie, Yeo-jin décide de rechercher tous ses anciens « clients », de coucher avec eux et de leur rendre l’argent qu’ils avaient donné à son amie. Tentative désespérée de défaire le passé. L’une des scènes les plus poignantes (et les plus humaines dans un film que certains pourront trouver insoutenable) montre Yeo-jin se levant la nuit pour pleurer à chaudes larmes.
On peut enfin relever le rôle de l’eau – élément souvent omniprésent chez Kim Ki-Duk de L’Ile à L’Arc – dans les tentatives de purification des personnages : je pense en particulier aux douches de Samaria ou de The Coast Guard.
Quand une lueur d’espoir apparaît dans ces films (en mettant à part le cas un peu plus philosophique de Printemps…), il me semble qu’elle vient d’un début de relation d’amour entre deux personnages plus que de tentatives de gestion de la culpabilité. Ainsi l’émouvante scène finale de Samaria où le père de Yeo-jin lui apprend à conduire (mais que va-t-il se passer ensuite ?). On peut encore citer l’histoire d’amour entre les deux personnages principaux de Locataires. Lorsque le jeune homme tuera accidentellement quelqu’un avec une balle de golf, c’est la présence aimante de la jeune femme qui fera apparaître un peu d’espoir dans la nuit.
3. Face à l’impossible
Ce qui fait qu’un problème de notre vie est véritablement important ce n’est pas qu’il est difficile, c’est qu’il est impossible. Au moins en un sens. La force des films dont j’ai parlé consiste à nous représenter de façon redoutablement claire la gravité du problème de la culpabilité. Laissés seuls et à leurs propres ressources, les personnages de ces films échouent à gérer le problème et l’on peut se demander si la direction prise par Printemps… n’amorce pas une atténuation de l’intuition de la gravité du problème – bien que ce dernier film reste encore très loin de la sérénité d’une méditation philosophique abstraite sur le cycle de la vie.
Kim Ki-Duk lui-même a pu faire cette déclaration terrible à propos de Samaria (dans un « bonus » de la version DVD) : « Je sais que ce film ne changera pas la société, que les gens ne sortiront pas transformés. Au contraire, ce film peut avoir une mauvaise influence. »
Et pourtant… Peut-on échapper au besoin de résoudre vraiment, franchement et complètement le problème de la culpabilité ? Ecoutons ces mots de Léon Bloy, encore si actuels à près d’un siècle de distance : « S’il y a quelque chose d’inhérent à la nature humaine, c’est le besoin, l’espérance, le désir de la délivrance, de quelque manière qu’on veuille entendre ce mot, – c’est-à-dire un appétit dévorant de l’intégrité perdue au commencement des siècles, du Paradis terrestre d’où la Race entière fut exilée. » (Le vieux de la montagne à la date du 15 avril 1910.)
Ce que les films de Kim Ki-Duk nous font entrevoir de façon si vive, c’est l’impossibilité radicale d’une solution que l’on pourrait appeler « purement immanente » au problème de la culpabilité. Renchérissons en citant encore Léon Bloy (qui a su dire que « la plus grande force de Satan, c’est l’Irrévocable ») : « Lorsque le Démon séduit et surmonte notre liberté, il en obtient des enfants terribles de notre race et de sa race, immortels comme leur père et mère. Cette progéniture enfante et pullule à son tour, indéfiniment, sans qu’aucun moyen naturel nous soit donné d’arrêter cette horrible et incalculable multiplication des témoins de notre déshonneur. » (Le révélateur du globe, chapitre III).
Les chrétiens d’aujourd’hui seront-ils capables de prononcer une parole vraiment courageuse, en regardant le problème de la culpabilité avec le même sérieux que le réalisateur sud-coréen ?
Daniel Hillion