Depuis les débuts d’internet, Estelle Martin, directrice de Mégaphone, suit les initiatives chrétiennes dans cette mutation médiatique. Au début des années 2000, elle a participé aux rencontres des internautes chrétiens. Et, dans cet esprit, nous avions publié une interview d’Estelle Martin dans le dossier sur l’Internet Chrétien du magazine Témoins, décembre 2002. Depuis lors, plusieurs années se sont écoulées. Aujourd’hui, sur le site de Témoins, Estelle Martin accepte de s’exprimer à nouveau sur ce sujet. Nous lui disons un grand merci !
1) Estelle, pourriez-vous rappeler brièvement votre parcours et situer votre activité actuelle à Mégaphone ?
Mégaphone est avant tout une société de sonorisation, composée de chrétiens engagés, œuvrant en Suisse romande et en France depuis 1990. Je ne suis pas très douée pour les activités manuelles, j’ai préféré pour ma part concrétiser l’idée du porte-voix sur internet, avec la motivation forte d’offrir aux chrétiens les moyens techniques pour y diffuser leur message. C’est ainsi qu’est né le département internet de mégaphone, en 1996. J’ai eu la chance, dans ces années de prime jeunesse de l’internet, de côtoyer des chrétiens de tous horizons, animés du même enthousiasme pour ce média émergeant. Au fil des ans, l’équipe mégaphone s’est agrandie, et je coache aujourd’hui sans plus être impliquée dans l’opérationnel une équipe de trois personnes très compétentes et complémentaires, qui développent les sites et gèrent l’hébergement. Depuis la fin des rencontres interconfessionnelles de Paris en 2006, j’ai pris du recul par rapport à mon engagement pour internet ; ma vision actuelle est nourrie par mes balades cybernétiques personnelles, et influencée par les sites nouveaux qui s’inscrivent dans l’annuaire l’Aquarium et qu’il me faut visiter en qualité d’éditeur. Mes références actuelles sont majoritairement des sites de courant évangélique, plus pour une question de contexte culturel que par préférence.
2) Au cours de ces dernières années, Internet a continué à évoluer rapidement. Comment considérez-vous cette évolution ?
Avec admiration et un peu de crainte ! je suis Suisse, et à ce titre probablement un peu frileuse. La constitution de bases de données gigantesques du genre Google, avec centralisation des informations personnelles de millions de personnes, me fait peur – on ne sait jamais qui pourrait s’emparer de ces informations et dans quel but. D’un autre côté, le développement fulgurant permet au message de l’Évangile de s’insinuer partout, d’une façon qui semblait utopique il y a encore 6 ou 7 ans en arrière. Et je ressens aujourd’hui qu’il n’est plus temps de craindre, mais temps d’avancer. Je rends tout de même les chrétiens attentifs aux risques qu’ils prennent en semant à tout vent d’internet des informations privées ou confidentielles – il n’est pas toujours nécessaire de répondre en détail à toutes les questions qui sont posées.
3) Quelle est votre impression en faisant le point sur l’évolution de l’internet chrétien francophone au cours des dernières années, quelles promesses ont été réalisées, mais aussi quelles limites demeurent ?
Bien entendu, des sites magnifiques éclosent tous les jours, les sites présents sur internet depuis des années évoluent et gagnent en crédibilité et en visibilité, et l’Esprit de Dieu sait sans nul doute choisir sa route pour aller à la rencontre des internautes. Mais je vois un web chrétien à deux vitesses, où le pire côtoie le meilleur et où le meilleur n’est pas toujours le plus fréquent.
La démocratisation d’internet fait qu’il y a de plus en plus de sites, blogs ou autres, et la majorité des nouveautés me navre autant qu’il y a 10 ans en arrière. Je vois trop de sites prétendant être “le premier qui”, “le meilleur qui”, “le seul qui”, criants de désinformation, le tout dans un emballage rétrograde, truffés de fautes d’orthographe et se proclamant oracle de l’Éternel (pour moi, il me semble que l’Éternel sait écrire sans fautes d’orthographe…). Je vois aussi beaucoup trop de sites, et ceux-ci parfois de bonne qualité technique et semblant bien documentés, dont le seul but est de prouver, avec tous les arguments possibles sauf l’amour, que “l’autre a tort”. Enfin, la possibilité d’aller apporter sa contribution à gauche et à droite – sans nécessité d’avoir son propre site – donne également une visibilité à des discours qui à mon avis feraient mieux de rester strictement privés. Notez que je ne suis pas sure que je saurais éviter ces pièges-là moi-même – raison pour laquelle vous ne trouverez pas sur la toile de « blog d’Estelle Martin » – ou alors, celui d’une homonyme ! J’avais rêvé, comme vous le savez, d’un monde virtuel où nous éviterions l’esprit de clocher qui mine le monde ecclésial réel. Je m’étais engagée dans l’espoir que les vitrines présentant l’évangile ne seraient pas jonchées de détritus et que nous serions capables d’offrir un écrin à la hauteur de notre message. Il y a de tout sur internet et je ne recommanderais de loin pas toutes les vitrines dites chrétiennes, mais nos rêves sont toujours limités et les choses ont été conduites différemment : c’est la deuxième vitesse.
Le fameux “web 2.0”, où chaque internaute est rédacteur et acteur des ressources internet, se développe en deux axes complémentaires : le premier, chacun pouvant ajouter sa contribution et non seulement des experts, semble faire que n’importe quoi se trouve publié, y compris du très mauvais sur des sites à haute crédibilité. Mais le deuxième fait que l’internaute le sait, et donc développe un esprit critique, cherche à confronter ce qu’il lit avec ses propres références, et cela, c’est un énorme gain par rapport aux débuts d’internet. Par exemple, lorsque nous préparons nos vacances en surfant sur les sites de « commentaires des internautes », il ne nous vient plus à l’idée de prendre comme argent comptant tout ce que nous lisons – mais nous nous faisons une idée globale en pondérant ce que nous lisons par rapport à nos propres références. Il y a 8 ou 10 ans, notre culture impliquait pour nous que ce qui était publié était forcément validé, avait passé des tests, en quelque sorte – et nous avons cru et avalé beaucoup d’énormités en appliquant ce principe à ce que nous lisions sur internet. Aujourd’hui, les mêmes bêtises peuvent être écrites et publiées sur internet, mais nous avons appris à remettre en question ce que nous lisons. Cela me permet d’oublier ma déception quant aux sites prétentieux ou insultants qui sévissent au nom de Dieu.
En 1998, j’avais dessiné internet sous la forme un étang d’où dépassent des cailloux représentant les sites. Cette image m’a accompagnée au fil du temps et me parle encore. Elle justifie l’importance que j’accorde au fait de créer des sites diversifiés, sans se conformer à un cadre, sans uniformité, de façon à ce que tous les recoins de l’étang puissent être accessibles depuis un caillou ou un autre. Elle implique que le site se doit d’être de bonne facture pour ne pas en faire une pierre glissante qui amènerait son visiteur au fond de l’eau : la polémique et la médisance sont comme de la mousse imprégnant le caillou et l’empêchant de remplir sa mission première. Je ressentais une grande responsabilité et un grand poids à l’idée que ce que nous, chrétiens, allions mettre sur nos sites, pourrait être un objet de chute pour une personne en recherche. Une grande partie de mon activité entre 1998 et 2006 visait à faire partager cette conscience de nos responsabilités, dans un appel à oublier nos différences et nos divergences, pour nous centrer sur l’essentiel. Je peux ressentir mes efforts comme un échec en regard de ce qui déboule chaque jour sur internet, mais en réalité l’évolution qui s’est faite est positive. Aujourd’hui, je crois que les internautes ont tout simplement appris à reconnaître si un caillou est glissant avant d’y abandonner tout leur poids. Nous avons tout autant de responsabilités, mais au lieu de prier pour que les auteurs de sites ne disent que de bonnes choses, je prie pour que les visiteurs sachent discerner, et passer leur chemin lorsque c’est une impasse – ce qui peut être le cas même si on y parle du Christ. Et la difficulté d’être crédible pour un internaute averti est également une motivation pour les auteurs consciencieux, qui par réaction améliorent la façon de faire passer leur message.
Sur internet, il ne sert à rien de dénoncer ou de polémiquer. Il faut aller plus loin, plus vite, et mieux, priant pour que le message divin réussisse à transparaitre derrière l’humanité de l’auteur. Même si mon regard peut sembler désabusé, il est aussi plus emprunt de confiance en Dieu que lorsque je croyais naïvement que mes efforts pourraient influencer le développement de l’internet chrétien francophone ! Il est nettement moins épuisant de se dire que l’Esprit de Dieu avance sur internet selon son plan, qu’Il utilise pour cela nos faiblesses autant que nos forces, de décider alors de mettre à son service tant les unes que les autres – et de chercher quelle pierre nous pourrions simplement poser pour participer à l’édifice.
4) Comment voyez-vous aujourd’hui le paysage de l’internet chrétien francophone ?
Je sépare dans ma tête deux catégories de sites ou de contribution portant l’étiquette « chrétien » (j’exclus d’office les sites polémiques et de type guerre de religion).
La première catégorie vise à parler du Christ à ceux qui ne l’ont pas encore rencontré ; cela va de la simple page de témoignage dans un site parlant de tout autre chose (football, œnologie, nature, tout ce qui vous passionne peut en passionner plusieurs !), au portail d’évangélisation ; cela peut prendre la forme d’un blog, d’une page personnelle, d’un portail, d’un forum ; cela peut être une simple contribution dans un site participatif, un avis engagé dans une discussion plus large ; chaque personne en recherche a besoin d’une approche différente, la diversité de nos sites va à la rencontre de l’individu et je prie pour que chaque soif trouve le chemin jusqu’à la source.
La deuxième catégorie est le site rédigé par des chrétiens et qui s’adresse aux chrétiens. Cela m’a longtemps semblé moins important, mais j’ai changé d’avis. D’une part, il y a des régions du monde où l’enseignement ne peut être donné librement, ou trop épisodiquement. L’accès à l’information, à l’enseignement, aux sources de croissance spirituelle est un droit inaliénable, je pense que les sites offrant ces ressources sont extrêmement importants. Je crois aussi que les destinataires de ces ressources, forts du web 2.0, sauront faire la différence entre les discours stériles promouvant un courant de pensée, et la vraie nourriture spirituelle. Et d’autre part j’ai personnellement du plaisir à visiter régulièrement quelques sites de ce type, avec un enrichissement à la clé.
Enfin, il y a des sites mixtes, qui présentent une association, une organisation, une église. Je trouve ces sites très utiles pour démystifier, éviter qu’une église trop mal connue ne passe pour une secte. Et ces sites pourront se retrouver dans la catégorie 1 ou la catégorie 2 dépendamment du visiteur et de son état d’esprit au moment de la visite.
5) Dans le domaine de la communication du message de l’Évangile aux personnes en recherche, quels sont les points forts et les limites de l’offre actuelle ? Quelles nouvelles propositions pourrait-on envisager ?
J’encourage les individus à continuer à publier sur internet des sites ou des contributions qui parlent de vécu, d’intérêts variés, et de présenter la place personnelle que le Christ occupe dans ce contexte. Allons dans les sites participatifs pour inscrire les connaissances éthiques et les repères chrétiens, envahissons le web 2.0 de références qui puissent donner la mesure de la place des chrétiens dans la société, afin qu’il semble naturel à la personne en recherche de s’adresser à un environnement chrétien. Là où nous pourrions faire encore des progrès, lorsque nous publions un site, c’est dans le référencement : c’est bien de parler de Christ au détour d’un site personnel, c’est mieux si l’internaute en recherche réussit à nous trouver parmi les millions de sites parlant du même sujet. Des sites de tout genre et de tous les niveaux de qualité émergent chaque jour. Le référencement fera la différence, si nous savons comment faire pour que le public auquel est destiné notre site parvienne effectivement jusqu’au message – puisque dans ce média particulier, ce n’est pas le message qui va à la rencontre de son public, mais l’inverse.
Au niveau des grands portails d’évangélisation, je vois avec admiration ce qui se développe et je sens que Dieu agit et utilise tout cela, les contrées lointaines qui sont atteintes, la pénétration de la parole bien au-delà des frontières et des interdictions politiques. Je ressens cela comme une course dans laquelle l’endurance et le souffle feront la différence.