Réflexions sur l’incarnation et la prière
Pierre LeBel
Dieu n’a jamais forcé l’histoire. Il est entré dans l’histoire des humains à qui il l’avait confié, l’histoire qui, selon le théologien montréalais, Douglas John Hall, est le « tranchant mouvant de l’éternité[1] ». En ce sens, l’histoire est le lieu des enjeux de l’éternité. C’est pourquoi « la Parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité[2] ». C’est aussi pourquoi Jésus, à son tour, a lui aussi envoyé ses disciples « dans le monde[3] ». La raison est évidente : c’est seulement depuis l’intérieur de l’histoire du monde que celui-ci peut être transformé et le règne de Dieu s’établir. L’histoire du monde est le lieu de l’espérance chrétienne où la foi s’inscrit dans l’amour de Dieu et du prochain afin de participer à la « réconciliation de tout ce qui est dans les cieux et sur la terre[4] ».
Notre prière cherche-t-elle à forcer l’histoire ? À modifier les circonstances présentes dans l’histoire du monde d’en haut, du lieu de la transcendance, de la supériorité d’une supposée autorité sur le monde ? En toute semblance, depuis l’extérieur de l’histoire du monde comme si nous ne l’habitions plus ? Et parfois, glissons-nous comme les fils du Tonnerre, vers une forme inconsciente de terrorisme ? « Seigneur, veux-tu que nous commandions que le feu descende du ciel et les consume ?[5] » Pourtant, dans sa prière au jardin des Oliviers, Jésus a misé sur la volonté de Dieu et non pas la sienne : « que ta volonté soit faite[6] » en conformité avec la prière qu’il enseigna à ses disciples : « que ta volonté soit faite sur la Terre comme au ciel[7] ». À la veille de sa crucifixion, il aurait souhaité plus de quiconque que les circonstances soient autres, mais c’est à l’intérieur de ces circonstances qu’il s’est soumis à la volonté du Père afin de transformer l’histoire depuis l’intérieur de celle-ci.
La question se pose si nous avons vraiment compris ce que cela signifie d’aller dans le monde à la suite de Jésus et selon la volonté du Père. Jusqu’à quel point nos prières sont-elles orientées de sorte à ne pas avoir à porter notre propre croix[8] ? À ne pas participer aux souffrances du Christ[9] ?
Lors de sa tentation par le diable, ce dernier l’incitait à modifier les circonstances de son jeûne afin de prouver qu’il était vraiment le fils de Dieu[10]. Jésus lui a à trois reprises refusé et, dans l’exercice de sa foi, a choisi de demeurer dans les circonstances éprouvantes qui étaient les siennes. Il n’a pas cherché à s’en échapper. Il a assumé son choix de vivre pleinement dans l’axe acéré de l’histoire.
Comment doit-on alors prier ? L’incarnation mise sur la foi participative au sein de l’histoire. Ne serait-il pas préférable d’aller encore plus profondément vers l’intérieur de l’intériorité à la recherche, non pas du Dieu transcendant et de l’éternité, mais du Dieu déjà présent, vivant et vibrant en nous conformément à son désir d’y faire sa demeure[11] ? Au lieu de crier vers Dieu dans les cieux, les mains élevées haut dans les airs, pourquoi ne pas le retrouver dans le secret et le silence de nos cœurs et lui demander comment, au sein des circonstances qui sont les nôtres, nous devrions y répondre ?
[1] Douglas John Hall, Confessing the Faith: Christian theology in a North American context, 1996, Fortress Press, p. 455.
[2] Jean 1,14.
[3] Jean 17,18 ; 20,21.
[4] Eph 1,9-10 ; Col 1,19-20 ; 2Co 5,20.
[5] Luc 9,54.
[6] Luc 22,42.
[7] Mt 6,10.
[8] Mt 16,24 ; Mc 8,34 ; Luc 9,23.
[9] Ph 3,10 ; Col 1,24 ; 1Pi 4,13.
[10] Mt 4,1-11 ; Luc 4,1-13.
[11] Jn 15,4.