Le récit de la naissance de Jésus dans les évangiles est empreint d’émerveillement. Noël est donc apparu à la rédaction du journal « La Croix » ** Voir le site ** comme un temps propice à un sondage sur l’émerveillement (1). C’est une approche féconde, car elle rejoint notre questionnement sur l’émergence actuelle d’une nouvelle sensibilité spirituelle. Par delà les catégories religieuses traditionnelles et les dédales de la société de consommation, une recherche de sens se met en route. À cet égard, le sondage CSA réalisé pour le compte de « La Croix » vient à point.
Car l’émerveillement est une attitude d’âme qui nous rapproche de l’essentiel, et court, à travers le temps, dans le cœur profond qui s’extasie, admire, adore. Ce précieux terreau aurait-il disparu de notre société technique ? Le recul de la religion institutionnelle s’accompagnerait-il d’un déclin spirituel ? La recherche nous permet de penser qu’il n’en est rien. Le sondage réalisé par « La Croix » vient confirmer notre impression.
L’émerveillement chez les français.
En effet, à la question : « Avez-vous le sentiment d’être émerveillé ? », les 2/3 des français (66%) répondent positivement en terme de « souvent » ou « de temps en temps ». Pour le quart d’entre eux, c’est un sentiment fréquent (25%) qui n’est rejeté que par 10% de la population (Jamais). De plus, au delà de l’expérience personnelle, le sentiment d’émerveillement est apprécié favorablement par une immense majorité des français. 94% adhèrent à la proposition : « Savoir s’émerveiller rend heureux », et encore 94% estiment qu’il est important de garder toujours une capacité d’émerveillement.
Il se trouve par ailleurs qu’il n’y a pas de grandes variations selon les catégories sociologiques habituelles. Quant au sentiment d’être émerveillé, on peut noter simplement un pourcentage un peu plus élevé chez les catholiques pratiquants réguliers (75%).
Ce sondage nous permet d’aller encore plus loin en nous donnant des taux de réponses positives au regard de différents sujets d’émerveillement. La question est ainsi formulée : « Quel événement à venir pourrait susciter un émerveillement de votre part ? ».
Pour l’ensemble des français, les résultats sont les suivants : une naissance (38%) ; un phénomène naturel, (la neige, un beau paysage) (37%) ; la joie d’un enfant (33%), un sentiment amoureux (17%) ; une œuvre d’art (16%) ; la beauté d’une personne (7%) ; le moment d’une prière ou d’un office religieux (6%) ; autre (7%) ; ne se prononcent pas (2%). Si on avait noté précédemment dans la réponse à la question générale, un pourcentage un peu plus élevé de réponses positives chez les catholiques pratiquants réguliers, cette disposition se traduit ici uniquement par le taux élevé des réponses concernant l’émerveillement relatif à un moment de prière ou à un office religieux (26%). On peut simplement regretter que la formulation de cette question ne distingue pas les deux types d’expérience en ouvrant ainsi le champ des réponses.
Le fait spirituel dans les sociétés occidentales.
Les résultats de ce sondage peuvent être lus dans une perspective plus vaste sur la reconnaissance croissante du fait spirituel dans les sociétés occidentales. Dans un livre majeur : « Le pèlerin et le converti » (2), paru, il y a déjà une dizaine d’années, Danièle Hervieu Léger a remarquablement décrit le grand développement des croyances « en dehors des dispositifs organisateurs fournis autrefois par les grandes églises » ** Lire l’article ** (3).
Dans la récente enquête sur les valeurs des européens ** Lire l’article ** (4), deux questions ont été ajoutées pour mieux appréhender le phénomène de l’autonomie croyante. Elles permettent de repérer les personnes « qui se définissent plutôt par une sensibilité religieuse personnelle, à distance des institutions religieuses traditionnelles ». Ainsi 47% des français disent « avoir leur propre manière d’être en contact avec le divin sans avoir besoin des églises ou des services religieux », et 41% d’entre eux se disent très ou assez sensibles à la spiritualité.
Dans un contexte britannique, le livre de David Hay : « Something there » expose une recherche scientifique sur les expressions de la spiritualité en Grande-Bretagne (5). Il met en évidence l’existence de manifestations spirituelles telles qu’on peut les décrire en répondant à la question : « Vous est-il arrivé d’avoir conscience d’une présence ou d’une puissance (ou d’être influencée par elle) que vous l’appeliez Dieu ou non et qui est différente de votre perception habituelle ? ». Le phénomène, jusque là méconnu, est, de fait, beaucoup plus répandu qu’on aurait pu l’imaginer comme le montrent deux enquêtes effectuées en Grande-Bretagne en 1987 et 2000.
En 1987, 48% des personnes participant à un échelon national déclarent qu’ils reconnaissent ce genre d’expérience dans leur vie. En 2000, ce pourcentage a beaucoup augmenté et s’élève à 76%). L’augmentation considérable de ce pourcentage dans une courte période, a surpris David Hay. Celui-ci interprète cette situation dans les termes de l’abaissement d’une censure socioculturelle qui, jusque là, empêchait les gens de s’exprimer librement à ce sujet. David Hay comme le chercheur britannique Alister Hardy, inspirateur de ce courant de recherche, tous deux zoologistes d’origine, et aussi, par ailleurs, tous deux chrétiens, ont développé ce questionnement et les découvertes qui en ont résultées, dans la perspective d’une dimension spirituelle constitutive de l’homme. Selon ces chercheurs, le potentiel spirituel de l’homme est une faculté qui s’inscrit dans l’évolution des êtres vivants. Les hommes, membres de l’espèce « Homo sapiens », ont un potentiel de conscience spirituelle.
David Hay a mené plusieurs enquêtes pour mettre en évidence la vie spirituelle dans différents publics. Ainsi a-t-il décrit, à Nottingham, la vie spirituelle de gens ordinaires en dehors de l’orbite des églises. Et d’autre part, avec Rebecca Nye, il a fait ressortir la spiritualité des enfants ** Lire l’article ** (6), dans une recherche auprès d’enfants britanniques entre 6 et 10 ans. L’analyse des conversations des enfants a montré combien ils se sentent reliés à la nature, aux autres personnes, à eux mêmes et à Dieu. Ainsi la spiritualité peut-elle être définie comme « une conscience relationnelle ». Et, par ailleurs, dans une perspective biologique chère à David Hay, la référence à une relation holistique est un rappel du commencement de notre vie dans le sein maternel. « Il est évident que le processus biologique par lequel on devient un être humain est à l’extrême opposé d’une affaire isolée et abstraite. C’est là, dans ce processus tout à fait naturel que la relation et la « conscience relationnelle » se manifestent comme un mode originel d’être au monde » ;
Une telle recherche aurait pu inspirer le choix des sujets d’émerveillement proposés dans l’enquête auprès des français. Déjà, à la lumière de cette étude, on découvre le retentissement d’événement comme une naissance, un phénomène naturel, la joie d’un enfant. Ces résultats rejoignent très clairement les grands thèmes mis en évidence par David Hay. Et, par ailleurs, la présence d’un sentiment d’émerveillement dans la majorité de la population française nous amène à reconnaître, en référence aux recherches que nous venons de mentionner, l’espace occupé par la dimension spirituelle chez nos contemporains.
L’émerveillement : quelle signification ?
Manifestement, en terme de signification, le mot émerveillement exprime une expérience sensible en force et en profondeur en rejoignant d’autres synonymes comme : étonnement, admiration, ravissement, exaltation… Et une exploration sur internet des citations correspondantes fait apparaître des pensées fortes : « La sagesse commence dans l’émerveillement », a dit Socrate. « Fais Seigneur, fais que le temps de son enfance ressuscite dans son cœur, ouvre lui de nouveau le monde des merveilles de ses premières années pleines de pressentiments » (Rainer Maria Rilke). « L’émerveillement est à la base de l’adoration » (Thomas Carlyle ».
Le philosophe Bertrand Vergely, auteur d’un premier livre sur « la foi, nostalgie de l’admirable» (7), vient d’en écrire un second intitulé : « Retour à l’émerveillement » (8). Dans ses écrits, il allie intelligence philosophique et foi chrétienne. Lorsqu’il écrit : « Car celui qui s’émerveille n’est pas indifférent, mais vient au monde, à l’humanité, à l’existence », il nous paraît rejoindre David Hay lorsque celui-ci définit la spiritualité comme une « conscience relationnelle ». La pensée de Bertrand Vergely s’exprime également en ces termes : « Devenir signifie un avenir. Notre vocation est la vie, de plus en plus de vie. Une vie surtout pour apprendre et rester dans l’émerveillement ». Cette approche rejoint la pensée théologique de Jürgen Moltmann telle qu’il la développe dans des œuvres majeures comme « La théologie de l’espérance », « La venue de Dieu » ou « l’Esprit qui donne la vie » (9). Comme nous l’avons évoqué à plusieurs reprises sur ce site (10), dans la reconnaissance de l’œuvre divine et dans l’amour de la vie, cette pensée appelle l’émerveillement. Cet émerveillement va de pair avec les formes majeures de la vie chrétienne que sont la louange et l’adoration dans la mesure où celles-ci adviennent dans un climat de liberté et d’authenticité.
Ainsi, en dépassant les exclusivismes religieux, nous sommes à même de reconnaître le potentiel spirituel que cette enquête fait apparaître. En germe, il y a là tout un avenir.
Jean Hassenforder.
(1) La Croix, 25 décembre 2005.
(2) Hervieu-Léger (Danièle).Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement. Poche Champs Flammarion.
(3) « L’autonomie croyante. Questions pour les églises ».
(4) Bréchon (Pierre), Tchernia (Jean-François). La France à travers ses valeurs. Armand Colin, 2009. « L’émergence d’un nouveau paysage religieux en France. Croire sans appartenir ».
(5) Hay (David). Something there. Darton, Longman, Todd, 2006. « La vie spirituelle comme une « conscience relationnelle ». Une recherche de David Hay sur la spiritualité d’aujourd’hui ».
(6) « Découvrir la spiritualité des enfants. Un signe des temps ».
(7) Vergely (Bertrand). La nostalgie de l’admirable. Albin Michel, 2004.
(8) Vergely (Bertrand). Retour à l’émerveillement. Albin Michel, 2010
(9) Les traductions françaises des livres de Jürgen Moltmann sont publiées aux éditions du Cerf ** Voir le site **
(10) « Pâques manifeste la plénitude de Dieu » ** Lire l’article ** . « Vivre dans l’espérance. Dans la fin…un commencement » ** Lire l’article ** . « Une théologie pour notre temps. L’autobiographie de Jürgen Moltmann » ** Lire l’article ** .
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