Dans la mutation actuelle de la société et de la culture à l’échelle mondiale, quel est le parcours de la foi chrétienne ? Dans un livre récent : « The future of faith », un théologien américain, Harvey Cox répond à cette question. Il a toutes les qualifications pour le faire. En effet, Harvey Cox a traversé les dernières décennies en étudiant les rapports entre la foi et la culture environnante. Professeur à la faculté de théologie de Harvard de 1965 à 2009, Harvey Cox a ponctué sa carrière de chercheur par des livres qui ont été accueillis comme des balises pour la réflexion.
Le premier d’entre eux : « The secular city » a rencontré un grand écho dans le bouleversement des mœurs et des idées qui est intervenue dans les années 60. Ce livre sur « la cité séculière » (1) n’est pas une apologie de la sécularisation comme on a pu s’y méprendre, mais le constat d’une situation nouvelle dans lequel Dieu est toujours présent et appelle les chrétiens à adopter des comportements nouveaux. Il est vrai qu’à l’époque, aux yeux de nombreux sociologues, le religieux apparaissait comme un vestige du passé. Le vent a tourné et on a redécouvert depuis la vitalité du sentiment religieux. C’est dans ce contexte qu’Harvey Cox a publié en 1994 un livre sur la montée du pentecôtisme à l’échelle mondiale : « Fire from heaven » traduit en français sous le titre : « Le retour de Dieu. Voyage en pays pentecôtiste » (2). Aujourd’hui, en 2009, le livre de Harvey Cox sur l’avenir de la foi : « The future of faith » (3) est écrit à partir d’une expérience et d’une réflexion qui s’étend sur plusieurs décennies et tient compte à la fois de l’évolution des mentalités et du mouvement des études concernant l’histoire des premiers siècles de l’Eglise. Les recherches de l’auteur lui permettent de développer une vision mondiale. Ce livre est une importante ressource. Nous renvoyons donc à sa lecture et nous limitons à présenter ici la trame de cette approche.
Un tournant dans le vécu de la foi.
« Il y a aujourd’hui un changement essentiel qui est en train d’advenir dans ce que nous entendons sous le vocable de « religieux ». Les gens religieux sont maintenant plus intéressés par les repères éthiques et les pratiques spirituelles que par les doctrines. Le résultat est une tendance universelle dans laquelle on s’écarte d’une « religion hiérarchique, patriarcale, institutionnelle et localisée ». Harvey Cox est bien placé pour décrire et analyser les courants fondamentalistes qui interviennent en réaction contre cette évolution… il est donc particulièrement intéressant de noter que ces mouvements lui paraissent avoir un avenir limité : « Le fondamentalisme, la bête noire du XXè siècle est en train de mourir » (p.1).
Harvey Cox distingue trois phases dans la vie du christianisme.
- L’âge de la foi : les trois premiers siècles du christianisme, lorsque la première église était davantage concernée par le fait de suivre les enseignements de Jésus plutôt que de mettre l’accent sur la croyance.
- L’âge de la croyance entre le quatrième et le vingtième siècle. Un déplacement s’est opéré dans lequel l’église s’est centrée sur la promotion et la défense d’une doctrine.
- L’âge de l’Esprit : c’est une tendance qui a commencé, il y a cinquante ans et qui est en train de grandir. Les chrétiens s’intéressent de moins en moins aux dogmes. La spiritualité remplace la religion formelle.
« Le Peuple de la Voie »
À partir de recherches récentes sur l’histoire de la première église, Harvey Cox montre que les chrétiens, à l’époque, n’étaient pas centrés sur des croyances, beaucoup plus diversifiées qu’on ne le pensait dans la précédente recherche historique, mais bien davantage sur une pratique commune. Les gens appelaient le mouvement qui avait commencé avec Jésus et ses disciples « La voie » (« The way »). Jésus lui même s’est présenté comme celui qui enseignait « la voie de Dieu en vérité » (Mat 22.16). Ceux qui le suivaient étaient décrits comme marchant dans la « voie de la paix » (way of peace) (Luc 1.79) et la voie de la vérité (way of truth) (2 Pierre 2.2) (p 77).
Durant les premiers deux siècles et demi, le courant chrétien s’est développé en dépit de persécutions périodiques et sans s’appuyer sur une doctrine commune. Ce qui unissait les chrétiens dans les communautés locales était : « leur participation commune à la vie de l’Esprit et un genre de vie qui comprenait le partage de la prière, du pain et du vin, une espérance vivante dans la venue de la paix et de la plénitude de Dieu sur terre, selon le terme hébreu si dense de « shalom », une pratique concrète à l’exemple de Jésus, tout spécialement dans la prise en charge des exclus » (p 78).
Harvey Cox voit ainsi dans les premiers chrétiens « le peuple de la voie » (p 78). On pourrait reprendre le terme de « voie », de chemin pour désigner la vocation du christianisme aujourd’hui. Cette appellation encouragerait des gens qui sont découragés parce qu’ils pensent que le christianisme tourne autour de dogmes alors que d’autres religions se présentent comme des « chemins de vie ».
La chrétienté : un âge de la croyance
L’auteur décrit ensuite la manière dont un système hiérarchique et dogmatique s’est ensuite imposé dans le christianisme à partir de l’osmose entre l’empire romain et la religion chrétienne qui s’instaure lorsque l’empereur Constantin adopte l’Eglise. Les évêques deviennent des préfets. Une doctrine est mise en place comme une norme idéologique au service de l’empire et les hérétiques sont poursuivis en conséquence. À partir d’études récentes, Harvey Cox démonte également la manière dont le concept de « succession apostolique » s’est établi. D’autres auteurs connus ont travaillé dans le même sens sur les origines et le développement de la chrétienté. Nous renvoyons notamment au livre d’Hans Küng : « Le christianisme. Ce qu’il est. Ce qu’il est devenu dans l’histoire » (4) et à l’ouvrage de Stuart Murray qui dresse un bilan de cette période pour ouvrir la voie à de nouvelles formes d’église dans le contexte de la post-chrétienté (5).
L’âge de l’Esprit.
Ce qui nous paraît le plus original dans le livre de Harvey Cox, c’est la manière dont il décrit les cinquante dernières années comme une période nouvelle en rupture avec l’âge de la croyance (the age of belief) qui a duré pendant des siècles dans des formes successives de chrétienté. Comme observateur et analyste, l’auteur nous apporte quelques éclairages fondamentaux sur les transformations qui sont intervenues au cours de ces cinquante dernières années et sur ce qu’elles annoncent pour l’avenir.
La première est « le réveil imprévu de la religion dans la sphère privée comme dans la sphère publique à l’échelle du monde ». La seconde est le recul du fondamentalisme « en train de mourir ». Mais la troisième, la plus importante et pas toujours la mieux perçue est un profond changement dans la nature de la religiosité ».
Ainsi, « la religion a réémergé comme une dimension influente de la vie au XXIè siècle. Mais ce qui est entendu par religieux a changé significativement par rapport à ce qui était entendu il y a un demi siècle ». C’est particulièrement vrai dans le christianisme qui est entré dans sa plus grande transformation depuis l’apparition de la chrétienté. C’est la redécouverte du sacré dans l’immanent, du spirituel dans le séculier ».
Selon le poète Gérard Manley Hopkins, « Le monde quotidien est empreint de la grandeur de Dieu ». « Les gens se tournent vers la religion davantage comme un soutien dans leur effort pour vivre dans ce monde et le rendre meilleur et moins pour se préparer à un monde suivant. Les aspects expérientiels de la foi comme manière de vivre l’emportent aujourd’hui sur l’accent qui était précédemment porté sur les institutions et les croyances » (p.2).
Aujourd’hui, le christianisme est en train de se développer plus vite qu’il ne l’a jamais fait avant, mais principalement en dehors de l’Occident et dans un mouvement qui met l’accent sur l’expérience spirituelle, une conduite de disciple et l’espérance, porte une moindre attention aux doctrines et se développe sans hiérarchies » (p.8).
Dans cette perspective qui met l’accent sur l’expérience et non sur une fidélité doctrinale, Harvey Cox suggère qu’après les siècles qu’il a intitulé l’âge de la croyance, nous entrons dans un monde qui pourrait être appelé l’âge de l’Esprit. « L’Esprit souffle où il veut », nous dit l’Evangile de Jean (3.8). C’est bien ce qui se passe lorsqu’on considère le développement de certains courants chrétiens. On se rappelle le beau livre de Harvey Cox sur la spiritualité pentecôtiste. Dans les pays d’Afrique et d’Amérique latine, la foi chrétienne se répand dans l’inspiration de l’Esprit. Harvey Cox note également l’émergence d’une préoccupation sociale dans beaucoup d’églises du « Sud global » (p 202). Il traite aussi du mouvement inspiré par la théologie de la libération en Amérique Latine.
En Occident, la spiritualité est aujourd’hui sur le devant de la scène. Elle décrit une manière de vivre plutôt qu’une fidélité doctrinale. On observe aujourd’hui une montée des aspirations spirituelles. « Le sociologue Robert Wuthnow estime que 40% des adultes américains appartiennent à un petit groupe soit à l’intérieur, soit à l’extérieur des églises et que beaucoup les rejoignent parce qu’ils recherchent une communauté et sont intéressés par l’approfondissement de leur spiritualité » (p 12).
Au sujet de l’Eglise émergente
Harvey Cox décrit également brièvement le courant de l’Eglise émergente comme un mouvement « non dénominationel, décentralisé, critique de nombreux aspects des églises institutionnelles comme du rôle étouffant que les dogmes ont joué dans le christianisme ». Comme chez les premiers chrétiens, c’est un mouvement de l’Esprit qui appelle à suivre Jésus et à accomplir son œuvre pour actualiser le Royaume de Dieu » (p 218). Marcus Bjorg décrit cette théologie comme « historique, métaphorique et sacramentelle » et sa conception de la vie chrétienne comme relationnelle et transformationnelle… Les communautés émergentes sont particulièrement bien équipées pour vivre créativement dans le nouveau christianisme post-occidental. Elles prennent soin de ne pas confondre la vie et le message de Jésus avec les formes culturelles dans lesquelles il a été emballé. Elles mettent l’accent sur le fait de vivre le message plutôt que de simplement l’annoncer. Elles expérimentent un dialogue réciproque plutôt qu’une prédication à sens unique » (p 218-219)
Un nouvel âge.
Au total, par delà l’age de la croyance, Harvey Cox met l’accent sur « l’apparition d’un nouveau christianisme global éclairé par une multiplicité de cultures et aspirant à la réalisation de la paix et de la plénitude divine : la « Shalom ». Tous les signes suggèrent que nous entrons dans un nouvel âge de l’Esprit et que l’avenir sera un futur de foi » (p.224).
Questions ouvertes.
D’autres analystes, d’autres théologiens rejoignent Harvey Cox lorsqu’il trace une fresque du christianisme de l’âge de la foi à l’âge de l’esprit. Beaucoup s’entendent notamment sur les caractéristiques fondamentales de la chrétienté et sur notre entrée dans une post-chrétienté. Cependant on voit bien l’apport de Harvey Cox dont la vision s’appuie à la fois sur une prise en compte de la recherche jusque dans ses travaux les plus récents et sur son expérience de terrain à l’échelle internationale.
Ainsi peut-on recevoir sa thèse sur le constat de l’importance croissante de l’expérience aux dépens d’une prédominance de la croyance. À notre sens, il ne faudrait pas cependant ignorer l’importance des représentations dans la manière dont l’expérience se formule et se vit. Ce qui nous semble contestable, ce n’est pas la croyance en soi dans la mesure où elle porterait une conviction et traduirait un regard. Par contre, la croyance peut être un effet de système imposé d’en haut et se manifestant dans l’adhésion à une doctrine. Lorsque Harvey Cox critique la croyance, c’est sans doute principalement dans un refus de cet endoctrinement qui évoque de bien mauvais souvenirs.
Dans cette perspective, nous pensons qu’il y a un rapport indispensable entre l’expérience et la réflexion. Et lorsqu’on voit les effets de certaines représentations, on découvre la nécessité d’une pensée théologique saine et allant à l’essentiel. Elle nous aidera à vivre selon la parole de Jésus : « L’arbre se juge à ses fruits ».
Cependant la situation actuelle nous paraît en conséquence exiger une nouvelle approche théologique. Tout d’abord, ce ne sera pas une théologie qui part d’en haut, de concepts préétablis, mais elle analysera les pratiques comme élément majeur de réflexion. Ce sera donc une théologie de l’expérience comme nous l’a décrit Jürgen Moltmann dans un livre qui met en évidence l’œuvre de l’Esprit : « L’Esprit qui donne la vie » (6). Il écrit : « Poser comme point de départ l’expérience semble certes subjectif, arbitraire et hasardeux, mais ne l’est pas. En parlant d’ « expérience de l’Esprit », j’entend par là une perception de Dieu dans, avec et sous l’expérience de la vie qui nous donne la certitude de la communion, de l’amitié et de l’amour de Dieu » (p 38). Par définition, l’expérience a un caractère personnel. Elle s’inscrit dans un itinéraire et elle s’accompagne de questionnements. Ainsi la théologie, comme réflexion sur Dieu, est une nécessité pour chacun. La théologie devrait ainsi de plus en plus devenir un carrefour où on associe l’expression et le partage, une « conversation » entre des personnes, un lieu où les découvertes personnelles peuvent s’inscrire dans une intelligence collective. Ici, expérience et réflexion s’allient. Comme l’a écrit Philip Clayton dans un livre récent : « En chaque chrétien, un théologien » (7).
Ainsi, pourrons-nous mieux vivre notre foi dans un âge de l’Esprit.
Jean Hassenforder
Notes
(1) Cox (Harvey). La cité séculière. Casterman, 1965 (Traduit de : the secular city, 1965).
(2) Cox Harvey). Le retour de Dieu. Voyage en pays pentecôtiste. Desclée de Brouwer, 1995 (Traduit de : Fire from heaven, 1994). Mise en perspective dans le magazine : Témoins (juin 1996)
(3) Cox (Harvey). The future of faith. Harper, 2009. À propos de l’auteur, consulter la note sur Harvey Cox dans wikipedia anglophone et une interview très substantielle : par Bob Abernethy sur le site : Religion and ethics
(4) Küng (Hans). Le christianisme. Ce qu’il est et ce qu’il est devenu dans l’histoire. Seuil, 1999
(5) Murray (Suart). Post-Christendom. Church and mission in a strange new world. Paternoster, 2004. Sur ce site : Faire église en post-chrétienté.
(6) Moltmann (Jürgen). L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999. ** Voir le site : www.lespritquidonnelavie.com **
(7) Clayton (Philip). Transforming christian theology in church and society. Fortress press, 2010. ** Lire sur ce site : En chaque chretien, un theologien. **