Dans un entretien** avec le philosophe nietzschéen Michel Onfray, Jean-Claude Guillebaud*** a résolument placé le débat sur l’opposition radicale entre Nietzsche et le Christ : « je ne suis pas loin de penser que la vraie subversion aujourd’hui est évangélique », déclarait-il. Il a bien voulu s’expliquer encore davantage auprès de Certitudes sur cette prise de position radicalement et publiquement assumée.

En fait, j’ai plus parlé des nietzschéens que de Nietzsche. Loin d’être celui que certains présentent comme un libertin soixante-huitard, ce qui fascine chez lui, en dehors de son antichristianisme puissant, c’est l’amour du destin, cet amor fati qui consiste à se détourner du futur pour jouir tout de suite du présent. Si ce thème est aujourd’hui très à la mode, c’est qu’il est parfaitement conforme avec l’idéologie du système. Renoncer à construire l’avenir, c’est s’abandonner au destin, c’est avouer son impuissance devant la marche du monde. Mais c’est aussi l’abandonner aux forces impersonnelles de l’économie, etc. Paradoxalement, les nietzschéens d’aujourd’hui se font les « idiots utiles » du système tout se croyant dans la transgression et dans la révolte. Car le système libéral mondialisé, il est d’accord pour qu’on s’en remette au destin ! Il ne demande qu’à nous voir renoncer à être citoyens, à croire qu’un autre monde est possible. Ce consentement au monde, c’est aussi un consentement à l’injustice du monde ! Moi je crois qu’il faut réhabiliter le goût de l’avenir dont Max Weber disait qu’il définissait la politique, et donc il faut refuser le destin. Citons dans cette optique cette belle phrase du Talmud juif : « Il n’y a pas de destin pour Israël. » Avec Michel Onfray, c’est vrai que j’ai voulu placer le débat sur le terrain du christianisme, en m’inspirant beaucoup des travaux de René Girard. Celui-ci a écrit des pages lumineuses sur Nietzsche. Toute sa vie, Nietzsche a été l’adversaire obsessionnel du christianisme, quoiqu’il fût fils de pasteur et qu’il ait beaucoup lu la Bible…
L’antéchrist
— …Mais Nietzsche s’est-il opposé au christianisme, ou à l’église de son temps comme certains le prétendent ?
— Non, c’est bien au christianisme qu’il s’est opposé, mais paradoxalement c’est là que cela devient intéressant pour le chrétien : Nietzsche a pris le christianisme au sérieux, affirmant qu’il a introduit une rupture décisive dans l’histoire de l’humanité. Lui s’en plaint, certes, mais il ne le traite pas comme une espèce de sagesse qui aurait simplement repris des préceptes du Code d’Hammourabi ou du judaïsme. Autrement dit, Nietzsche redonne au christianisme toute sa capacité de subversion. Il lui rend ce que trop de chrétiens ont oublié : le christianisme, c’est la foudre qui tombe sur le monde !… Ce n’est pas quelque chose d’anodin. C’est une subversion inouïe qui chemine depuis deux mille ans. Quelqu’un a écrit que la Bible est un livre dangereux.
— Et vous pensez qu’il l’est toujours ?
— Certainement. Et d’ailleurs, Nietzsche n’en faisait pas une interprétation affadie, en termes de bonnes œuvres, de gentillesse fadasse, etc. Il est le premier à être illuminé —négativement— par cette certitude que le christianisme a changé quelque chose dans notre rapport au monde. On pourrait résumer cela en une seule formule : le christianisme, c’est tout d’un coup la préférence donnée à la victime, la légitimation de celle-ci contre ses persécuteurs. C’est la déconstruction des cultures humaines qui sont presque toujours fondées sur le point de vue du vainqueur, c’est-à-dire du persécuteur. Désormais, c’est la figure du persécuté qui est mise au centre. Nietzsche ne peut pas accepter ce symptôme de décadence, de « ressentiment », cette morale des esclaves.
La question de la guerre
— Vous écrivez que le christianisme du Nouveau Testament est absolument pacifiste, et vous l’opposez à ce qu’Abdelwahab Meddeb appelle la « maladie de l’islam », lequel est fondé sur la guerre dès l’origine.
— C’est dire que les chrétiens ont été pacifistes pendant trois siècles seulement ! Hélas, après la conversion de l’empereur Constantin qui l’a érigé en religion d’État, le christianisme est devenu impérial, belliqueux, conquérant. Certes, au début, il fallait bien se défendre contre les barbares, mais à partir de ce moment-là, est née une compromission structurelle entre le christianisme et le pouvoir temporel. On a oublié que, jusque vers le milieu du IVe siècle, les chrétiens ont été objecteurs de conscience, et persécutés sans se défendre. L’islam, lui, a été conquérant dès le départ avec la prise de la Mecque par Mohammed. Beaucoup de musulmans dans le monde reconnaissent la présence de ce ferment belliqueux dans l’histoire de l’islam, ce qui ne veut pas dire qu’on puisse interpréter sans cesse le Coran dans un sens belliqueux. Il n’est que de voir cet immense conflit sur l’interprétation du mot djihad, qui est aussi bien la lutte intérieure contre le mal que la conquête armée.
— Et vous dites que tous doivent revenir à leurs textes pour les réexaminer.
— Mais nous n’arrêtons pas de faire cela ! Un texte est vivant, même si tel n’est pas l’avis des musulmans fondamentalistes. Le Nouveau Testament, notre texte, est lui-même un témoignage au second degré, et il n’a cessé d’être interrogé au fil des siècles : ça fait partie du message lui-même. Pour les Juifs, la vérité d’un texte est toujours en devenir, en discussion, en examen.
— Les valeurs du christianisme ont si bien réussi qu’elles se sont dissoutes dans la société. Alors, en quoi le christianisme pourrait-il rester dérangeant ?
— La modernité se croit délivrée du christianisme, elle se proclame volontiers agnostique ou athée, mais elle adhère à des valeurs qui n’auraient pas existé sans le christianisme. Autrement dit, les sociétés modernes sont remplies de valeurs chrétiennes devenues laïques. C’est pourquoi on peut aussi bien dire que le christianisme dépérit parce que les églises et les séminaires se vident, que proclamer son triomphe parce que son message est devenu celui de presque toutes les sociétés démocratiques. Aujourd’hui, tout le monde est d’accord pour dire que les hommes sont égaux entre eux —du moins en droit—, mais au moment où Saint Paul écrivit cela dans son épître aux Galates , c’était une parole subversive ! Si vous discutez avec un jeune gauchiste qui prône l’égalité des travailleurs, il ne sera pas disposé à accepter la lointaine origine chrétienne de la valeur qu’il défend ; et pourtant, c’est ainsi !
Le bout du tunnel
— Sur quoi se fonde votre goût de l’avenir ? Sur terre, ou dans les cieux ?
— À titre personnel, il faudrait que je réponde : est-ce que j’ai la foi ou pas ? J’ai l’impression que j’y viens. Peut-être que je l’ai déjà plus que je ne le crois. Il m’arrive souvent de penser à cette phrase de Kierkegaard : « La foi voyage toujours incognito ». Pour ce qui est plus extérieur, mon espérance réside en ceci : les sociétés trouvent toujours un ressort en elles-mêmes ; les périodes de fatalisme, de désenchantement, de nihilisme, ont leur fin, elles aussi. Cet état de deuil dans lequel nous sommes, et qui est en partie imputable aux crimes du XXe siècle, nous sommes déjà en train d’en sortir.

Propos recueillis par Philippe Malidor

 

Témoins reproduit ici, avec son accord, un article de la revue Certitudes* que nous remercions doublement : pour son autorisation et pour la qualité de l’interview.

* Certitudes* n°214 mars-avril 2004
** Le Nouvel Observateur du 21 août 2003
*** Journaliste au Nouvel Observateur, auteur du “Goût de l’avenir”, ed Seuil 2003.”

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