Que Dieu bénisse l’Afrique !
Jean-Michel Severino et Olivier Ray nous ont montré combien l’islam et le christianisme ont graduellement pris une place déterminante dans les sociétés africaines en y bouleversant les modes de fonctionnement. Ils voient là « un phénomène majeur dont nos sociétés laïcisées peinent à prendre la mesure.. « (p.136).
Comme chrétien, nous chercherons ici à inscrire cet apport dans une perspective d’ensemble.
L’évolution religieuse en Afrique.
Les progrès du christianisme.
Les auteurs du « Temps de l’Afrique » nous ont décrit la dynamique des communautés chrétiennes et musulmanes en Afrique. Mais quelle est la conjoncture statistique qui témoigne de cette dynamique et dans laquelle celle-ci s’inscrit ? Il y a bien des données sur cette question, mais une enquête toute récente, unique par son étendue et sa profondeur, nous éclaire sur l’évolution religieuse de l’Afrique subsaharienne dans les dernières décennies. Elle nous apporte une riche information sur les attitudes et les représentations des africains tant dans leurs pratiques religieuses que dans les rapports entre la religion et la politique. Cette enquête a été réalisée par le centre de recherche américain, le « Pew Research Center » ** Voir le site pewresearch.org ** en mobilisant des moyens considérables. En effet, cette enquête s’appuie sur plus de 25 000 interviews effectuées de décembre 2008 à avril 20099 dans 19 pays de l’Afrique subsaharienne. Un compte-rendu, mis en ligne le 15 avril 2010 : « Islam and Christianity in sub-saharan Africa » (5), nous apporte les principaux résultats de cette enquête.
Un paysage religieux entièrement renouvelé.
En un peu plus d’un siècle, le paysage religieux de l’Afrique subsaharienne s’est entièrement transformé. En effet, au début du XXè siècle, en 1900, les chrétiens et les musulmans formaient des minorités relativement limitées. La grande majorité de la population pratiquait des religions africaines traditionnelles. Depuis lors, on a assisté à une expansion considérable du nombre des musulmans qui est passé de 11 millions en 1900 à environ 234 millions en 2010, et du nombre des chrétiens qui a cru encore plus vite passant de 7 millions en 1900 à 470 millions en 2010. La progression du nombre des chrétiens s’est accélérée à partir de 1950. Les musulmans représentent 14% de la population en 1900, environ 20% en 1950 et 29% en 2010. Les chrétiens représentent 9% de la population en 1900, un peu plus de 20% en 1950 et 57% en 2010. Le nombre des pratiquants de religions africaines traditionnelles est descendu de 76% en1900 à 13% en 2010. L’enquête montre cependant la persistance de certaines croyances et pratiques traditionnelles chez certains chrétiens et musulmans.
Une vie religieuse intense.
L’Afrique subsaharienne fait partie des régions les plus religieuses du monde. Environ 90% des africains déclarent que la religion est très importante dans leur vie. Beaucoup de chrétiens et de musulmans disent vivre leur foi d’une manière personnelle, immédiate et intense. Dans beaucoup de pays, 30% ou plus des gens déclarent avoir expérimenté une guérison divine, une libération de mauvais esprits ou une révélation personnelle de Dieu. Au sein du christianisme, ces expériences, déjà présentes sous d’autres formes dans les religions traditionnelles, ont pris une grande importance dans le courant pentecôtiste. Ce courant est puissant et dynamique dans de nombreux pays. Au Ghana, au Nigeria, en Ethiopie et au Libéria, environ ¼ des chrétiens appartiennent aujourd’hui à une dénomination pentecôtiste. C’est au moins 10% dans 8 autres pays. Cependant, l’enquête montre que les guérisons divines, les exorcismes et les révélations directes de Dieu sont communément rapportées par des chrétiens africains qui ne sont pas affiliés à des églises pentecôtistes.
Les relations entre le Christianisme et l’Islam.
En regard des échos qui nous parviennent sur les conflits interreligieux en Afrique, l’enquête nous apporte une bonne nouvelle. Il y a majoritairement un respect des musulmans vis à vis des chrétiens, et des chrétiens vis à vis des musulmans. Les musulmans disent généralement que les chrétiens sont tolérants, honnêtes et respectueux vis à vis des femmes, et, dans la plupart des pays, la moitié ou plus des chrétiens disent que les musulmans sont honnêtes, pieux et respectueux vis à vis des femmes. Dans chaque pays, des majorités importantes déclarent que les gens s’inscrivant dans différentes expressions religieuses, sont tout à fait libres de pratiquer leur religion et la plupart ajoutent que c’est une bonne chose. Dans la plupart des pays, des majorités disent qu’il est tout à fait justes que leurs leaders politiques puissent appartenir à une religion autre que la leur. Cependant, on enregistre aussi des signes de tension. Un nombre substantiel de chrétiens perçoivent de la violence chez les musulmans, particulièrement dans certains pays.
Les attitudes vis à vis de la démocratie.
Interrogés si la démocratie est préférable à toute autre forme de gouvernement, de fortes majorités choisissent la démocratie. Dans la plupart des pays, il n’y a pas de différences significatives entre chrétiens et musulmans sur cette question. Cependant, on observe particulièrement, surtout chez les musulmans, des pourcentages importants qui sont favorables à des lois religieuses. Dans plusieurs pays, on peut même observer chez les musulmans un soutien notable à la lapidation des adultères ou à une main coupée chez les voleurs.
Optimisme et progrès.
Le chômage est mentionné par les africains comme un problème majeur. Dans la plupart des pays, plus de la moitié des interviewés se disent insatisfaits par le cours des choses dans leur pays. Cependant, le pourcentage des africains qui disent que leur vie s’est améliorée au cours des cinq dernières années se compare aux pourcentages correspondants dans d’autres régions du monde. Surtout, davantage que dans beaucoup d’autres régions du monde, les africains sont plus nombreux à exprimer cette opinion optimiste que leur vie s’améliorera dans le futur.
Le christianisme en Afrique subsaharienne.
À partir de cette remarquable enquête, on peut exprimer plusieurs réflexions sur l’évolution du christianisme en Afrique subsaharienne.
Si on considère l’Afrique dans son ensemble, de la Méditerranée au Cap de Bonne Espérance, christianisme et islam se partagent à peu près également en terme de croyants : 400 à 500 millions de chaque côté. Mais si l’on considère l’unité géographique que constitue l’Afrique au sud du Sahara, ce qui est notre propos dans cet article, les chrétiens y sont majoritaires (57%). Cette proportion est appelée à demeurer au cours des prochaines décennies. C’est dire la place que le christianisme de l’Afrique subsaharienne occupera dans le monde au milieu du XXIè siècle.
En fonction de la puissance des religions en Afrique, on a pu s’interroger sur le danger de voir s’y développer des théocraties rappelant les formes revêtues par la chrétienté en Europe au Moyen Age. Les données de cette enquête ne vont pas dans ce sens. La démocratie jouit d’un fort soutien populaire. Certes, il existe, particulièrement dans les milieux musulmans, des tendances à un absolutisme religieux, mais globalement, on observe également une tolérance interreligieuse appréciable. De plus, la diversité même des groupes religieux, et, en ce qui concerne le christianisme, la diversité des dénominations, écarte le danger d’une église dominatrice.
Cette enquête fait apparaître à la fois une grande importance donnée à la foi et une attitude optimiste quant à une amélioration de la vie dans le futur. Il y a là une dynamique positive qui milite en faveur d’une promesse d’avenir pour l’Afrique.
Rayonnement spirituel.
On peut apprécier aujourd’hui le rayonnement spirituel du christianisme africain. Ce rayonnement s’exerce également à travers la diaspora des chrétiens d’origine africaine dispersée en Amérique à la suite de la traite esclavagiste : Etats-Unis, Antilles, Brésil. Ainsi, le chant Gospel est devenu aujourd’hui une source d’inspiration quasiment universelle. De même, à l’instar des campagnes de Gandhi, la lutte non violente contre la ségrégation telle qu’elle a été menée par Martin Luther King, est un exemple qui est aujourd’hui reconnu dans toute l’humanité.
À titre personnel, dans une vie plutôt sédentaire, je peux apprécier tout ce que j’ai reçu directement ou indirectement du christianisme africain. Dans ma jeunesse, deux livres m’ont profondément marqué : « La case de l’oncle Tom », roman paru aux Etats-Unis pour dénoncer l’esclavage à travers une figure exemplaire et « Pleure, o pays bien aimé » (6), un autre roman qui décrit les ravages exercés par les conditions de vie imposées à la main d’œuvre noire dans les mines d’Afrique du Sud. L’auteur de ce dernier livre, Alan Patton, suscite l’émotion par la manière dont il met en scène des chrétiens qui vivent un évangile d’amour dans la confrontation avec le mal social. C’est là que j’ai découvert, comme un leit-motiv, le grand chant de la résistance sud-africaine, devenu hymne national de l’Afrique du Sud et maintenant un des chants emblématiques de l’Afrique : God bless Africa, Nkosi Sikeleli Africa (7)… Que Dieu bénisse l’Afrique ! Cependant, j’ai aussi vécu, comme des expériences marquantes, des rencontres et des amitiés avec des frères et sœurs d’origine africaine qui ont su pour moi témoigner chaleureusement de l’amour de Dieu. Aujourd’hui, la présence de chrétiens d’origine africaine est source de vitalité spirituelle dans de nombreuses églises françaises. Certainement, le rayonnement spirituel du christianisme africain va non seulement se poursuivre mais s’amplifier.
Une pensée chrétienne : la théologie africaine.
Les auteurs de ce livre nous montrent la dynamique des églises dans l’Afrique d’aujourd’hui. On peut s’interroger sur certaines déviations qui se manifestent dans un mysticisme douteux ou des pratiques dominatrices. On peut espérer qu’il s’agit là d’une fièvre passagère qui prendra fin avec une plus grande maturité dans l’Esprit. Certainement une réflexion théologique est également nécessaire pour recadrer des représentations déséquilibrées. L’aspect positif réside dans la créativité qui se manifeste aujourd’hui dans ce processus d’émergence. Cependant, au-delà de problèmes locaux, c’est la vue d’ensemble qui doit prévaloir : la grande trame d’un christianisme africain porteur d’une profonde vie spirituelle.
Ce christianisme se développe également à partir d’une culture dont l’apport ne doit pas être négligé et doit être pris en considération. L’expérience religieuse traditionnelle véhicule des pratiques redoutables, de dangereuses superstitions, mais elle témoigne aussi de réalités profondes. De nombreuses questions se posent. Comment, entre autres, la reconnaissance du sacré peut-elle aller de pair avec le respect de la liberté et de l’autonomie de l’homme ? Une réévaluation est nécessaire. Le bilan est en cours actuellement à travers le développement d’une théologie africaine (8). En phase avec la culture africaine, les théologiens africains sont en train de développer une pensée chrétienne qui rompt avec les abus de l’hyper rationalisme qui influence certains aspects de la culture occidentale jusque dans la théologie qui s’exerce en son sein. Ainsi apparaît en Afrique une théologie « holistique » en ce qu’elle rompt avec une conceptualisation marquée par le découpage des réalités et affirme une vision unificatrice.
Cette approche se manifeste dans de nombreux domaines.
La nature n’apparaît plus comme vide, mais comme porteuse de significations spirituelles. Elle comporte une force, une puissance, une énergie trouvant sa source en Dieu et soumise à son contrôle.
La personne humaine est perçue dans l’interrelation de ses composantes : corps, âme et esprit, et à la recherche d’une plénitude. Dans cette perspective, médecine et religion convergent. La guérison divine a toute sa place.
L’oralité et la sensorialité ont une grande place dans la tradition africaine. Leurs apports sont reconnus.
Enfin, la culture africaine accorde une place importante aux ancêtres.
Si certains aspects du culte des ancêtres ont des conséquences fâcheuses et sont incompatibles avec la foi chrétienne, par contre, les théologiens africains mettent en valeur la communion qui se poursuit avec les personnes ayant quitté la vie terrestre. « La mort ne met pas fin à la relation ». Comme l’a dit Desmond Tutu, archevêque anglican d’Afrique du Sud : « Nous africains nous ne pouvons ignorer ceux qui sont décédés. Un christianisme qui n’aurait pas de place pour eux parlerait en des termes étrangers ». La théologie africaine travaille sur ces questions dans la perspective de la communion des saints.
On pourrait rajouter également les vertus de la dimension communautaire présente en Afrique quelle qu’en soient les limites.
La théologie africaine nous paraît ainsi converger avec d’autres théologies qui se développent actuellement dans la culture de pays émergents comme ceux d’Asie. Elle converge également avec un nouveau courant théologique qui se développe dans la culture occidentale post-moderne en relation avec l’affirmation d’un paradigme culturel qui met l’accent sur une approche systémique, écologique, interractive (9). Bien au fait de cette évolution, en phase avec la culture des pays émergents, Jürgen Moltmann sait exprimer la vision nouvelle. Dans un texte qui dresse un bilan de la théologie africaine dans un contexte anthropologique : « African theology and social change. An anthropological approach » (8), Ian Ritchie voit au cœur de celle-ci une Christologie qui affirme l’œuvre actuelle et puissante du Christ : Christ guérit. Christ libère. Christ est victorieux par rapport aux forces du mal. De la même façon, l’œuvre de Christ ressuscité est au cœur de la vision de Jürgen Moltmann dans son nouveau livre (2010) : « Sun of righteousness, arise ! God’s future for humanity and the earth » (10). Sun of rigteousness, arise ! Soleil de justice, apparaît ! Cet énoncé nous paraît très proche de notre propos. Une justice divine en marche, justice de vie, de paix, d’amour, s’inscrit bien dans la réalité africaine telle qu’elle a été vécue et l’est encore dans la souffrance de l’injustice, des oppressions venues de l’extérieur à des déchirements meurtriers à l’intérieur, et telle qu’aujourd’hui, elle commence à s’éclairer dans une perspective d’espérance qui est aussi celle de Jürgen Moltmann, le théologien de l’espoir.
Ces considérations s’expriment évidemment sur un registre différent de la remarquable analyse des auteurs du « Temps de l’Afrique ». Mais en sont-elles aussi éloignées ? Nous avons intitulé la présentation de cet ouvrage : « Une promesse d’avenir pour l’Afrique ». La dynamique spirituelle exprimée dans ce dernier commentaire est aussi porteuse d’avenir et elle accompagne et soutient une action positive. Dans un chemin risqué, mais prometteur, que Dieu bénisse l’Afrique !
Jean Hassenforder