Philosopher aujourd’hui ?
Philosopher, c’est porter un regard interrogateur sur soi, les autres et le monde. Toute question appelant réponse, c’est aussi tenter d’expliquer ce monde et, aujourd’hui notamment, tenter de trouver un art ou une raison de vivre.
Les grands systèmes philosophiques, ceux de Kant ou Marx par exemple, séduisent moins. Nos contemporains sont surtout en quête de nouvelles ou d’antiques sagesses. Fidèles à notre souci de comprendre l’époque, nous avons demandé à Jacques Bonniot, enseignant de philosophie et auteur de plusieurs ouvrages sur ce sujet (1), de nous éclairer sur la place actuelle de la philosophie dans la culture grand public.
D’où vient, selon toi, le succès que rencontre aujourd’hui la philosophie?
Avec l’arrivée massive des élèves en terminale, suite à l’objectif d’atteindre 80% d’une classe d’âge de bacheliers, on a assisté à un décrochage d’intérêt de la part de nombreux jeunes pour la philosophie telle qu’elle leur était enseignée. Les programmes viennent de changer: signe de malaise et peut-être ébauche de solution. Mais d’un autre côté le best-seller “Le monde de Sophie” (2) a révélé qu’il existait, dans le public, une demande pour une philosophie plus accessible. Des auteurs se sont engouffrés dans la brèche. L’approche de la tradition philosophique s’est modifiée. Des auteurs jadis considérés comme “mineurs” ont été projetés sur le devant de la scène: Sénèque, Montaigne, Schopenhauer, qui proposent surtout des arts de vivre. On a assisté à la recherche d’autres lieux où philosopher: les cafés, la radio. La philosophie n’échappe pas au courant de la post-modernité qui se caractérise par une montée en puissance de l’individu et où chacun bricole pour son compte personnel.
Les auteurs en vogue remettent peu en question le sens ou la valeur de notre époque, la place de l’individu, sa promotion (qui est, soit dit en passant, un phénomène spécifiquement occidental). Ils en prennent acte et répondent à la “demande sociale” telle quelle. Michel Onfray, par exemple, conclut ainsi son “Antimanuel de philosophie” (3): “Ce cours met à votre disposition un trajet philosophique subjectif… Je revendique la subjectivité de ces 300 pages car l’objectivité n’existe pas”. Un versant du discours est légitime mais si l’on s’y limite, en quoi cette auto-présentation est-elle philosophique? En quoi se démarque-t-elle d’une simple opinion? Il faudrait s’interroger sur ce qu’est la subjectivité, sur l’exigence de vérité qu’elle porte, son désir de bonheur, sans en rester à la subjectivité au sens narcissique. Essayer de penser philosophiquement, c’est batailler parfois contre soi-même pour atteindre une parole plus significative que sa propre opinion; c’est rechercher une parole argumentée sur laquelle les hommes puissent se mettre d’accord à la suite d’un examen raisonnable.
Ce regain d’intérêt pour la philosophie comme sagesse correspond sans doute à une demande de sens après l’effondrement des grands systèmes idéologiques?
L’effondrement de l’Union Soviétique risque d’avoir jeté un discrédit sur les idéologies et tout désir de penser un avenir commun (comme le remarque Zaki Laïdi) (4). J’ajouterais à cela qu’au XXème siècle, la corporation des philosophes s’est dramatiquement trompée dans ses engagements. Que l’on songe à Sartre, à Garaudy, à Heidegger etc. Nous ne sommes peut-être plus très crédibles en tant que “guides intellectuels”. Nous avons à faire preuve de modestie et de doute. On peut comprendre que les demandes de nouveaux codes pour parvenir à se situer, à orienter son action, sa compréhension du monde, soient aujourd’hui individuelles. Cependant ce n’est pas parce qu’un discours a fait banqueroute – ou pire – qu’il n’est plus légitime de s’interroger sur l’avenir commun que l’on veut construire. Il arrive, me semble-t-il, à la philosophie ce qui est arrivé à la psychanalyse quand les américains l’on adoptée. Freud avait le souci de comprendre l’individu, son inconscient, son parcours personnel, pour le soulager certes, mais dans un vrai désir de compréhension. Or aux USA, la psychanalyse est devenue un ensemble de techniques pour renforcer le moi et l’adapter à la société telle qu’elle est. La philosophie contemporaine fonctionne en partie comme ça. Elle offre de bonnes raisons pour être et vivre “en osmose” avec notre monde. Les ouvrages en circulation sont souvent faussement dérangeants. Dans “L’Antimanuel de philosophie” (3), le philosophe semble avoir réponse à tout, ne laisser aucune question ouverte… Or, tout en essayant de répondre aux demandes actuelles de sens, la philosophie ne devrait-elle pas nous conduire à nous poser d’autres questions qui dépassent notre petit horizon narcissique? Socrate invitait à penser par soi-même, à saisir que nul ne peut philosopher à notre place. La philosophie offre d’abord le moyen d’élaborer les questions pour parvenir à des réponses qui ne soient plus seulement subjectives mais argumentées et étayées par des connaissances et un apprentissage du raisonnement rigoureux.
Comment définirais-tu le courant philosophique actuellement à la mode?
Il n’y a pas de nom pour unifier le courant philosophique actuel, comme hier, par exemple, l’existentialisme. Il n’y a plus un courant de pensée autour duquel pourraient se cristalliser des engagements. Ce qui pourrait l’unifier, me semble-t-il, c’est le refus de la transcendance, d’une autorité, d’une institution qui, imposerait des règles aux individus, qui les précéderaient. Deleuze et F. Guattari (6), invoquant Spinoza, définissent la philosophie comme négation de toute transcendance. La transcendance, ce serait tout simplement ce que l’on renoncerait à penser. Ainsi chez Luc Ferry (5) il y a une reprise laïque des questions religieuses et la volonté de montrer que finalement la société libre, ouverte, l’état démocratique répond parfaitement aux aspirations de l’être humain, et donc accomplit les promesses que la religion n’a pas su tenir. On assiste à une réconciliation avec le quotidien, la réalité. Clément Rosset pousse cette tendance à son comble lorsqu’il affirme: “La seule chose que l’on puisse dire est : que ce qui est est et s’incliner. La question éthique n’a pas à être posée. Ce ne sont qu’autant de tentatives pour fuir le réel” (7). On peut toutefois difficilement échapper à la question: au nom de quoi approuve-t-on ou réprouverait-on le réel? D’où sort-on les critères qui permettent de dire, par exemple, que la démocratie est préférable à tel autre régime politique?
On observe par ailleurs un intérêt croissant du public pour les pensées orientales mais souvent dénaturées parce que revisitées à la lumière d’attentes typiquement occidentales. Ainsi la sociologue Danièle Hervieu-Léger montre le contresens fait sur la réincarnation. En orient, c’est une “malédiction” à laquelle on voudrait échapper. En occident cela devient la “résurrection du pauvre”: sans croire à grand chose, on garde un vague espoir de revivre sous une forme panthéiste. Il en va de même avec le yoga qui est, en orient, une ascèse pour s’élever au dessus de son corps, le maîtriser, le transcender, alors qu’en occident on le pratique pour se réconcilier avec son corps et se sentir bien dans sa peau, s’épanouir. Peu de professeurs font des cours sérieux sur le bouddhisme à l’université, et je suis étonné de voir des philosophes se prêter à des contresens dans ce domaine et surfer sur l’ambiguïté qu’il s’agirait plutôt de dissiper.
Ce refus de penser la transcendance va-t-il de pair avec le refus de penser le religieux?
Oui. Michel Onfray par exemple identifie philosophie et raison puis affirme “Dans tous les cas de figure l’ennemi déclaré de la raison reste la religion “(3). Pour lui, la religion invitant à l’obéissance et à la soumission, la foi et la raison s’opposent violemment. L’argument principal pour justifier cette prise de position me semble faible: il consiste à dire que tous les pays où une dictature théocratique s’installe tiennent la raison, ses symboles et ses instruments pour des ennemis à combattre. Il y a là un saut fort discutable de la critique de la religion à celle de l’instrumentalisation du religieux tant par le pouvoir en place que par les différents types d’opposition aux régimes en place. L’argumentation repose sur un changement subreptice de champ. Dans le champ politique, on peut montrer que l’instrumentalisation politique du religieux ouvre la porte à toutes les horreurs, mais ça ne démontre pas que raison et religion s’opposent. Le rôle de la philosophie serait plutôt de dire que ce n’est pas si simple. Saint Anselme (il y a mille ans!) écrivait plus subtilement que la foi cherche à comprendre ce qu’elle croit et qu’elle n’est pas sûre de croire tant qu’elle n’a pas compris. Kant ou Pascal montrent que la raison s’illusionne sur elle-même lorsqu’elle perd la conscience de ses limites. C’est pourquoi elle doit s’affronter à autre chose qu’elle-même, à la foi, aux passions ou au désir, et ce, sans invalider l’adversaire en proclamant qu’il est l’ennemi à éradiquer.
Interview de Jacques Bonniot réalisé par Françoise Rontard
NB : À ceux qui souhaitent une initiation plus approfondie à la philosophie on peut conseiller: “Philosophies de notre temps”, éd. Sciences Humaines 2000. L’ouvrage collectif brosse, par thèmes, un panorama bien documenté des principaux courants philosophiques du XXème siècle.
Françoise Rontard
(1) Jacques Bonniot: Le Nombril, Éd. Seuil, 2000, Lévinas, le visage de l’autre, Éd. Seuil, février 2001 et : Éléments de culture générale (avec P. Dumont et G. Guislain, Ellipses 1999) auteur ou co-auteur d’ouvrages pour Terminales et classes préparatoires, Éd. Albin Michel, PUF, Ellipse et Bréal. À paraître: Culture G., Éd. Ellipses, novembre 2001.
(2) Jostein Gaarder: Le Monde de Sophie, Éd. Seuil, 1995. (paru en Norvège en 1991).
(3) Michel Onfray: Antimanuel de philosophie, Éd. Bréal, 2001.
(4) Zaki Laïdi (professeur de culture générale à Sciences-Po): Un monde privé de sens, Éd. Hachette 2001, Malaise dans la mondialisation Éd. Textuel 2001.
(5) Luc Ferry : L’homme-Dieu ou le sens de la vie, Éd. Grasset.
(6) Deleuze et Guattari: Qu’est-ce que la philosophie? Éd. de Minuit 1991. (chapitre 2 ).
(7) Clément Rosset: Le réel et son double, Éd. Gallimard 1976, Le réel, traité de l’idiotie Éd. Minuit 1977.
Philosopher pour aller mieux ?
La philosophie, comme quête d’une sagesse, rencontre un vrai succès. Sur ce thème un livre, offrant en couverture une bouée de sauvetage, nous arrive d’outre manche: “Les consolations de la philosophie” (1). L’auteur a sélectionné six désagréments et six philosophes pour les affronter: exemple Socrate pour l’impopularité, Épicure pour le manque d’argent, Schopenhauer pour les peines de cœur etc.
Prenons Socrate, celui qui n’a rien écrit et qui a préféré la mort au reniement de sa philosophie. Qu’enseignait-il de si dangereux aux jeunes athéniens? Que pour vivre selon ce qui est juste et vrai on doit apprendre à penser par soi-même et se fier à sa raison plutôt qu’à l’opinion publique. Sa redoutable dialectique, démontant préjugés et discours creux, a fini par déplaire aux pouvoirs.
Impopularité n’est cependant pas synonyme de vérité. On peut avoir tort contre tous. Pour Socrate “Ce qui détermine la valeur d’une idée ou d’une action, ce n’est pas le fait qu’elle soit largement approuvée ou décriée, mais le fait qu’elle obéisse aux règles de la logique.” (2) Le livre, largement illustré, plonge, par petites touches, dans la pensée et la vie des six auteurs choisis. Sa lecture vivante est facile.
Mais si la philosophie, comme la foi, apporte de vraies consolations, ce n’est pas sa finalité première qui est de chercher la vérité. Ces consolations sont données de surcroît dans la joie que l’on éprouve à trouver du sens et de la valeur à la vie. Quant à la foi elle offre, outre une vision du monde, d’abord une Présence.
Françoise Rontard
(1) Alain de Botton: Les consolations de la philosophie, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin, Éd. Mercure de France, 2001.
(2) idem, page 52.
Références: Témoins n°138