Je suis hanté par les écarts grandissants qui séparent les éléments de culture urbaine contemporaine et la vie de l’Eglise ou les modèles chrétiens mis en avant par l’institution catholique actuelle. Plutôt que d’en dresser une liste forcément incomplète, je préfère prendre du champ et proposer quelques axes de réflexion avec des exemples de ce qui me paraît possible de mettre en place par des individus ou des communautés se référant au Christ.
Les causes des écarts que je repère sont plurielles elles aussi, anciennes, souvent très liées à l’histoire occidentale de notre culture et de notre société. Depuis le temps que le monde catholique combat son environnement : la contre-réforme, le refus des Lumières, la révolution comme poison, la méfiance à l’égard du développement des sciences et techniques, la condamnation un long temps des études exégétiques, etc. … Tout cela a laissé plus que des traces dans la mémoire : non seulement des habitudes de pensée mais aussi des institutions internes et des groupes de gens, souvent des clercs, qui s’agrippent à leurs positions refusant d’en reconsidérer certains fondements.
Je pense que ces crispations réactionnaires induisent des organisations sociales et des cadres de pensée. A titre d’illustration je vais examiner ici seulement deux rapports : à l’espace et au temps.
A chaque jour suffit sa peine : une autre fois je m‘exprimerai au sujet du nombre, de l’économie.
Rapports à l’espace et aux mouvements.
Paris est une ville-capitale, un centre international. Chaque jour s’y côtoient pour leurs activités ou leurs loisirs des gens venus de banlieue ou de l’autre bout du monde. Dans le métro sur certaines lignes et à certaines heures, il me faudrait être polyglotte pour seulement identifier les langages que j’y entends ! Deux exemples pris dans un seul arrondissement : la foule des gens qui se hissent à Montmartre et viennent à la basilique du Sacré-Cœur, les étrangers qui résident officiellement dans le 18ème arrondissement.
D’abord le haut lieu de pèlerinage : il fait le plein les jours de beau temps. Le gros de la foule entre et fait un « tour de manège » avant de ressortir, les amateurs de dévotions ayant trouvé au passage tout le nécessaire, sans oublier la possibilité de prière silencieuse au centre de l’espace. Que de monde, mais combien de visiteurs comprennent ce qu’ils voient ? On estime que seulement 20% des touristes venus à Paris grimpent sur la Butte, les autres arpentant pour l’essentiel l’axe majeur de la Seine et des Champs Elysées. Pour ceux-ci, à part l’autre manège, celui de Notre-Dame, quel est l’accueil des catholiques parisiens ?
Le pourcentage de résidents étrangers domiciliés dans le 18ème arrondissement est proche de 20%, soit plus de 35000 habitants, davantage que la plus grosse des paroisses d’alentour. Le découpage territorial paroissial hérité ne les connaît pas, par nature. Aucune activité des communautés chrétiennes locales ne leur est spécifiquement consacrée, d’autant plus sereinement que depuis un bon siècle l’habitude parisienne a été de constituer pour toute la ville des « paroisses linguistiques » qui ne concernent pas -ou très peu- les migrants non originaires d’Europe.
Ma réflexion à partir de ces deux exemples suit plusieurs directions :
1) La paroisse traditionnelle découpe une population par rapport au territoire, privilégiant la stabilité et l’unicité de lieu : anciennement les gens vivaient et travaillaient sur place. Cela ne vaut pas dans une ville qui est un carrefour de réseaux de transports et donc de flux de populations : sont brassés en une même zone ceux qui travaillent, ceux qui se distraient, ceux qui dorment. Si l’on distingue des quartiers dortoirs, des quartiers où l’on s’amuse et des zones d’activité ou de commerce – c’est encore plus vrai dans les villes modernes récemment construites – il est fréquent que des critiques fusent contre cette organisation fonctionnelle qui détruit la ville classique où la population diurne est composée d’actifs, de retraités, d’étudiants, de touristes, de chalands, etc. Du point de vue de l’organisation catholique actuelle, les tentatives de spécialiser quelques lieux sans considération de territoire mais à partir d’une activité ou d’un style, ont été abandonnées de fait au profit d’une mise en valeur des anciens haut-lieux spirituels : il y a eu recentrage sur la piété et des célébrations extraordinaires, plus soucieuses des images télévisées fournies que de la participation active de l’assemblée. Fini le temps des créations comme celle du CPHB à St Merri contemporaine de celle de la communauté de St Gervais. L‘expérience de la Maison Eglise sur la dalle de la Défense, dans le diocèse voisin de Nanterre, montre que sont possibles d’autres choses que le repli sur des paroisses à délimitation quasiment cadastrale.
2) Deux phénomènes abolissent en partie les distances kilométriques et culturelles. Les occasions de voir du pays ont augmenté tant du fait de la mobilité liée au travail qu’à cause des déplacements liés aux loisirs. Les moyens de communication sont diversifiés et rapides. Ainsi les paroissiens habituels ne sont-ils plus les gens d’une seule expérience chrétienne. En tenons-nous suffisamment compte, et nous enrichissons-nous de ces apports extérieurs ?
Voici un micro-exemple des conséquences que l’on peut tirer de la situation présente. Il s’agit d’une série de séances de catéchisme rassemblant une cinquantaine d’enfants du même âge sur le thème de l’Eglise. Notre souci pastoral s’exprimait en peu de mots : comment ne pas être abstraits sans se contenter de présenter les murs d’un bâtiment ? Nous avons collecté l’ensemble des adresses à l’étranger d’amis des familles du catéchisme et des paroissiens. Chaque enfant écrivit au dos d’une carte postale de Paris à un de ces « expatriés » en leur demandant … comment se déroulait le catéchisme là où il résidait. Nous avons reçu plus de réponses que nous n’avions écrit de messages ! Disposant d’une soixantaine de cartes venues du monde entier nous les avons apposées sur une grande mappemonde. Les amis avaient écrit gentiment à des petits parisiens inconnus d’eux, souvent en répondant bien au-delà de la question posée : signes de liens fraternels dont les enfants ont pu garder trace grâce à une copie des timbres et des flammes des enveloppes reçues.
3) Le découpage territorial constitue un puzzle, il entraîne une même crainte : la peur de perdre une pièce, du vide donc. Dans la recomposition des paroisses en beaucoup d’endroits de France, on a refait un découpage de la totalité du territoire. C’est cette ambition du tout, de tout le monde qui me rend perplexe. Que l’Eglise se rende visible comme assemblée, rassemblement, d’accord. Cela correspond à l’effet d’une réponse de chaque chrétien à l’invitation qu’il a perçue comme lui étant destinée. Mais pourquoi faudrait-il marquer tout le paysage, j’entends par là aussi bien la géographie physique que la géographie humaine ? Un risque d’englober à soi seul la totalité de l’humanité marque le catholicisme. Or dans ma ville j’aime identifier le temple réformé, la synagogue ou la mosquée, retrouver la pagode comme la maison maçonnique. Quand je me promène dans les rues et traverse les places parisiennes, j’aime le dialogue silencieux qui m’est proposé par les statues et les plaques sur les murs : là je salue Diderot ou Auguste Conte, ailleurs Beaumarchais, Léon Blum ou encore Balzac me font signe. Leur buste ou leur représentation en pieds me font méditer autant que celles de Jeanne d’Arc ou de Charlemagne à cheval, de Raoul Follereau lavallière au vent. La tête de Jean Macé veillant sur la mairie de mon arrondissement actuel me met en garde contre l’intellectualisme de nos formations, les lieux de mémoire de Louise Michel me parlent d’engagements pionniers. Les emplacements de ces monuments élevés en l’honneur des grands hommes (peu de femmes en vérité, moins que de saintes dans nos églises !) sont cités ici parce que j’ai travaillé ou habité dans leurs parages. Je n’oublie pas les croix, peu présentes aux carrefours de la capitale, plus visibles depuis les toits. Un crucifix de fer forgé veille à l’entrée de la rue de l’Evangile près de la porte d’Aubervilliers. Toujours fleuri par des mains anonymes il étend un bras en direction d’un des bureaux administratifs d’inscription des demandeurs d’asile sis à quelques dizaines de mètres de là où la souffrance du Christ est statufiée ; les pérégrins forcés formaient naguère une queue interminable le jour et parfois certains y passaient la nuit. La croix signale ces étranges étrangers à notre attention : combien de catholiques parisiens s’en sont aperçus et en ont tiré des conclusions pratiques ou politiques ?
Rapports au temps : rythmes et durées
Rien n’illustre mieux le penchant catholique pour la totalité que la volonté d’inclure toute l’existence dans un continuum de pratiques religieuses. Quand on évoquait naguère les chrétiens « à quatre roues » pour désigner les gens qui ne fréquentaient l’église qu’aux occasions du baptême, de la première communion, du mariage et des obsèques, on regrettait dans le même temps que ces croyants ne vivent pas selon les pratiques régulières : messes dominicales, prières quotidiennes. Quand aujourd’hui certains s’étonnent que des sociologues appellent pratiquants des gens allant une fois par mois à l’Eglise, feignant d’ignorer la règle hebdomadaire, je redoute toujours en arrière plan la tentation d’une mainmise sur la totalité de l’existence.
Les rythmes aujourd’hui ne sont plus uniquement scandés par la lune, les saisons et la vie agricole. La fin de semaine -dite en anglais mais qui s’est généralisée- chamboule le rythme scolaire ancien. Les calendriers sportifs des disciplines les plus populaires, télévision aidant, limitent les réunions en soirée. Le télétravail et les dossiers rapportés à la maison ignorent très souvent le repos dominical. Autrefois on s’endimanchait, aujourd’hui on délaisse ces tenues pour adopter des vêtements différents de ceux portés au boulot certes, mais obéissant à des règles communes qui ne rappellent nullement l’église et ses fêtes : le jean et le polo, les adidas ou les nike, les vêtements de ski, de bord de mer ou de randonnée, annoncent dans la rue d’autres centres d’intérêt que le cycle liturgique. Les sonneries de cloches sont appréciées mais qui comprend de nos jours leur langage ? Les Compagnons de la Chanson et Edith Piaf ont terminé leur tour de chant : Jean-François Nicot est mort et les Trois cloches n’égrènent plus pour nos contemporains les notes de l’espérance.
Les durées aussi ont changé, ou du moins leur appréciation. Les jeunes se hâtent de découvrir la vie amoureuse mais retardent bien loin leur entrée dans la vie professionnelle – quand ils n’attendent pas en vain un premier emploi ! Le mariage pour toujours est un souhait pour le plus grand nombre de gens, mais quel curieux vœu pieux que cet espoir puisque la moitié des unions sont rompues après quelques années. Mon grand-père montrait fièrement le plateau argenté symbolisant ses trente ans passés comme vendeur dans la même maison : combien de personnes peuvent encore produire pareil certificat ? Pour certaines choses c’est la bousculade, il faut se décider très vite de peur de laisser passer la bonne occasion : voilà une caractéristique entretenue par les modes de vente qui ne fait pas bon ménage avec la sage réflexion d’une retraite, le mûrissement long requis par les choix de vie en religion. La contractualisation écrite a ancré dans les têtes des durées courtes au terme desquelles une renégociation est prévue : rien à voir avec des engagements définitifs.
Sommes-nous complètement désemparés face à ces constats ? Il ne m’est pas possible de reprendre chacun des points évoqués ci-dessus ; d’ailleurs je n’ai pas de propositions à avancer pour tous. Je ne peux faire autrement que de citer une ou deux expériences personnelles qui me paraissent montrer la voie : des initiatives sont à imaginer, à condition toutefois de renoncer à nos chers repères. Si nous poursuivons nos manières de constituer des groupes de chrétiens à durée indéfinie, à objectif flou, à méthode non précisée, il y a bien des chances pour que nous nous lamentions sur les effectifs en décroissance et sur le vieillissement des équipes. Pour ma part j’ai plusieurs fois proposé des contrats limités -d’un à trois ans au plus- avec toujours un résultat concret à présenter à un public donné. Ces groupes de travail ne respectaient donc ni une tranche d’âge, ni un critère d’homogénéité sociale ou géographique : venait qui voulait partager le projet en apportant ou acquérant les compétences requises. A chaque fois ces groupes sont allés au terme de leur projet, parfois en voyant le nombre de leurs participants augmenter. Un brin de polémique pour enfoncer le clou : à quoi riment tous nos groupes de formation qui sont reconduits année après année, plus d’un lustre d’affilée ? Dans la société ordinaire la formation s’étale sur une durée fixée à l’avance, elle permet d’acquérir des compétences, donc d’exercer ensuite des responsabilités. Pauvres laïcs embarqués dans nos formations sans fin et à qui les responsabilités demeurent chichement mesurées, voire interdites !
Voici encore deux illustrations concrètes de la volonté de tenir compte des rythmes des gens en même temps que de la surcharge des agendas. D’abord le dimanche anniversaire des petits enfants baptisés au printemps d’avant : trente landaus dans une église, au premier rang près du chœur ne passent pas inaperçus ; sérieux coup de jeune pour l’assemblée ! Une telle expérience ajoute aux rencontres déjà programmées, mais le dynamisme des parents qui la préparent, tout à la joie de voir que l’Eglise se souvient d’eux même si ils n’y ont pas remis les pieds depuis des mois, vaut bien le surcroît de peine que cela occasionne.
Je donne maintenant un autre exemple, allégeant celui-ci le rythme habituel de nos catéchismes. Pendant des années les paroisses dans lesquelles j’ai servi ont proposé un catéchisme mensuel tout un samedi après midi, avec en prime trois rencontres-expositions (le dimanche matin !) destinées aux enfants et réalisées par leur familles, tous âges et conditions confondus. En fixant les dates dès septembre pour que chacun en tienne compte, ce rythme est jouable, il libère d’un style par trop scolaire, permet de valoriser des savoir-faire d’adultes : menuisiers, couturières, danseurs, musiciens, amateurs ou professionnels – voisins aussi – se donnaient la main pour réjouir les enfants et les adultes. En passant, je note que les parents séparés arrivaient dans certains cas à s’entendre sur les samedis et à se relayer chacun leur tour.
Est-il possible de réfléchir plus généralement sur les situations décrites ci-dessus ? Il me semble que oui. D’abord la loi du rythme hebdomadaire et la succession réglée des fêtes ordinaires ou carillonnées. Elle est ancestrale et, pour la première, se trouve inscrite dans la Bible ; cependant elle n’a pas pour premier objet le respect d’un comput du temps gravé au ciel par la course des astres. Les débats et disputes de Jésus à propos de la Loi nous le rappellent assez : le sabbat est fait pour l’homme, non l’inverse. L’homme n’est pas que travailleur ou producteur ; le consommateur n’exprime pas non plus toute son humanité. Rompre la chaîne du labeur des jours pour que l’homme, s’étant reposé, se tourne vers Dieu et vive en harmonie avec ses frères, tel est le but de cette coupure du temps.
Les variations dans les expériences de la durée évoquent en moi les multiples récits de vie dont j’ai été le confident, les bribes d’existence rapportées en réunion : comment ensuite considérer nos contemporains comme s’ils marchaient sur des chemins tracés d’avance, avec des itinéraires bien balisés par nos institutions, des horaires calculés ? La revendication d’épanouissement personnel, si forte de nos jours, est issue en partie de notre foi : appelé nominativement au moment de son baptême le chrétien se sait aimé de Dieu personnellement. Le parcours d’une vie est sinueux, original. Les haltes communautaires sont des havres, mais gare à nos façons de faire et de voir : nos églises sont des sas, non des nasses. Je retrouve ici la propension catholique au tout : rassembler tout le monde, tout le temps. Je pense profondément que le témoignage ecclésial gagnerait en qualité s’il était plus désintéressé, acceptant que les hommes et les femmes de ce temps ne soient que des pèlerins, changeant de route quand ils le jugent nécessaire, trouvant ici un refuge, là une halte pour s’y restaurer un instant et puis repartir. Leur parcours comme le terme de leur voyage, leur appartiennent et à eux seuls, pas à d’autres, encore moins à nous gens d’église qui professons la liberté des enfants de Dieu.
Jean Lavergnat
Cet article a été publié dans le Courrier de Jonas, N° 40, juin 2008. Nous remercions la rédaction.
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