Les valeurs fondamentales. Une inspiration chrétienne.
Les contributions de Frédéric Lenoir, Joseph Moingt, Jean-Claude Guillebaud…
Les informations convergent dans la mise en évidence du recul des institutions religieuses et des indicateurs de leur influence. Certes, des pratiques nouvelles se développent également et l’on sait combien les aspirations spirituelles sont répandues. Dans cette situation en mouvement, on peut se demander quelles sont les valeurs à l’œuvre dans notre société ? Et, une fois le diagnostic établi, on pourra s’interroger sur l’origine et le parcours de ces valeurs informant les représentations et les comportements.
Les chrétiens sont naturellement interpellés. Et d’abord, ils sont appelés à distinguer le message évangélique de l’héritage religieux de la chrétienté. En quoi les valeurs issues de ce message empruntent des cheminements qui ne se confondent pas avec les vicissitudes de cet héritage ? Dans cette époque nouvelle, ne gardent-elles pas une vitalité et une fécondité qui inspirent aujourd’hui encore la vie de notre société ?
Ces questions sont posées et étudiées dans un livre récent : « Le Christ philosophe » (1). L’auteur, Frédéric Lenoir est philosophe, historien et sociologue du fait religieux, directeur du « Monde des religions » et auteur de nombreux ouvrages dans ce domaine (2). À partir de ce dernier livre et, en élargissant notre recherche bibliographique à des textes de Joseph Moingt et de Jean-Claude Guillebaud, nous essayerons de baliser les propositions suivantes.
° Il semble bien que les valeurs issues des premiers siècles du christianisme continuent à informer notre société.
° Pour garder leur capacité d’inspiration et d’éveil, ces valeurs ont dû se démarquer de la culture dominante entretenue par le pouvoir religieux. Comment les situer aujourd’hui ?
° À partir ce bilan, quelles questions pour les chrétiens aujourd’hui ?
Les valeurs d’inspiration chrétienne dans la société d’aujourd’hui.
Si de plus en plus de gens s’éloignent des églises, beaucoup continuent à croire. Et un grand nombre continuent à se référer à des valeurs chrétiennes dans leur vie et leur compréhension du monde. Les recherches sociologiques menées en Grande-Bretagne mettent en valeur cette réalité (3).
En France, Frédéric Lenoir nous apporte une constatation analogue qui vaut pour l’ensemble de la culture occidentale : « La philosophie du Christ a réussi à imprégner profondément la civilisation occidentale jusqu’à modeler les valeurs phares de notre monde… Nous restons imprégnés bien souvent par ce christianisme devenu invisible… Le message du Christ s’est échappé de l’Eglise pour revenir dans le monde sous une forme laïcisée… » (1a).
D’ailleurs, si ce constat est partagé par des penseurs « agnostiques » comme Luc Ferry, même des philosophes athées comme Michel Onfray doivent en convenir, à leur corps défendant : « L’époque dans laquelle nous vivons n’est pas athée. Elle ne paraît pas post-chrétienne non plus ou si peu. En revanche, elle demeure chrétienne et beaucoup plus qu’il n’y paraît…En attendant une ère franchement athée, nous devons composer avec une épistémè judéo-chrétienne très prégnante » (1b).
Frédéric Lenoir nous précise la manière dont cette épistémè demeure très présente : « A travers notre manière fondamentale de concevoir le monde, les relations entre les individus, le rapport à soi, les repères qui nous guident et fondent notre agir ». Et, au plan de la société politique, il montre comment l’enseignement du Christ est « à l’origine des droits de l’homme, des préceptes de liberté, d’égalité et de fraternité, du principe de séparation des pouvoirs religieux et politiques » (1c).
En octobre 2007, dans la même période de temps que celle où vient de paraître le livre de Frédéric Lenoir, un théologien réputé, Joseph Moingt, publie un article sur le même sujet dans la revue « Etudes » (4).
Dans un autre environnement et sous une autre forme, cet article nous paraît développer un point de vue proche de celui de Frédéric Lenoir. Comme celui-ci, il perçoit dans l’humanisme moderne, jusque dans ses formes les plus sécularisées, les marques de son long cheminement dans la pensée chrétienne : « Deux philosophes qui se décla rent incroyants (5), le reconnaissaient récemment, en s’interrogeant sur la nature du « religieux » qui subsiste « après la religion ». Ce qu’ils visaient sous ce nom, ce n’était pas des croyances, ni des pratiques formellement religieuses, mais des « valeurs » éthiques, qui se rapportent à quelque chose de « transcendant » ou de « sacré » dans l’homme, comme si son être participait de « l’infini », au point d’exiger même de lui le « sacrifice » de sa vie -toutes notions, de fait que véhicule le langage religieux et dont le chrétien peut reconnaître la provenance évangélique. Ce n’est pas, de sa part, revendiquer un droit de propriété, pas plus qu’il ne s’appropriera des valeurs de la modernité, notamment celle de la laïcité, dont il a appris à faire usage. C’est simplement admettre l’interaction de la foi chrétienne et de la pensée moderne au cours de leur histoire commune, qui prenait elle-même la suite de la longue cohabitation et compénétration du christianisme et du rationalisme grec » (4a).
Les chemins de l’histoire.
Par quelles voies, l’éthique judéo-chrétienne s’est-elle incorporée dans une pensée laïque qui s’est détachée des institutions chrétiennes ? Manifestement, pour une bonne part, cette émancipation a été un effet en retour des abus de l’institutionnalisation issue de la collusion entre l’Eglise et le pouvoir impérial, plus généralement le système social, politique et religieux qui en est résulté : la chrétienté. Stuart Murray analyse bien la trajectoire de ce système dans son livre sur la post-chrétienté (6).
Mais, puisque dans cette analyse historique, nous serons amenés à distinguer le message du Christ et le véhicule de la chrétienté, il paraît utile de nous référer en premier à une étude historique et sociologique du contexte dans lequel le message du Christ a été délivré et s’est incorporé dans la première Eglise. À cet égard, dans son livre sur « Le mouvement de Jésus », Gerd Theissen nous apporte un précieux éclairage (7). De fait, comme l’indique le sous-titre, c’est « une histoire sociale d’une révolution des valeurs ». Nous voici à l’origine de notre sujet. Gerd Theissen nous montre comment la vision du règne de Dieu développée par Jésus porte une dynamique dans laquelle les pauvres, ceux qui n’ont ni pouvoir, ni culture, participent au même titre que les autres israélites. Dans cette société nouvelle, les valeurs de la couche sociale supérieure et des petites gens convergent au sein d’un projet éthique unificateur. « Les petites gens sont valorisés par le transfert vers le bas de valeurs de la couche sociale supérieure ». Et on assiste, en même temps à une promotion des valeurs des gens du peuple comme la convivialité et l’humilité.
Le mouvement de Jésus s’inscrit également dans une stratégie de non violence remarquablement décrite par Gerd Theissen. Celui-ci montre comment cette vision d’amour et de réconciliation s’est heurtée à des obstacles dans la société juive de l’époque, mais comment aussi elle s’est répandue ensuite dans la société romano hellénistique. « La révolution des valeurs, commencée dans le mouvement de Jésus, s’est poursuivie dans le christianisme primitif ». Cette description nous montre comment des valeurs fondamentales comme le respect de la personne, un universalisme démocratique, une visée pacificatrice et non violente ont pris racine dans ce terreau. Ces valeurs ont été « codées » dans le christianisme sous une « forme mythique». Et les pratiques ultérieures du pouvoir religieux n’ont pu les étouffer complètement. «Aujourd’hui encore, l’éthos de l’amour des ennemis, de la non violence et de liberté à l’égard des biens pourraient bien avoir une importance renouvelée… La nécessité de la paix à l’intérieur et à l’extérieur jointe à l’urgence des changements sociaux exige peut-être de nous, des changements de comportements plus importants que nous voudrions en convenir… Ce que l’on mettait au compte du luxe éthique de l’humanité pourrait se révéler comme une chance de survie » (7a).
Comment cette reconnaissance de la personne humaine dans toute sa dignité va-t-elle évoluer au cours des siècles ? Frédéric Lenoir décrit le parcours du projet humaniste à partir de la Renaissance. A cette époque, les premiers humanistes ont initié « un mouvement de recentrement sur l’homme, sur sa liberté, sur sa raison » dans une relecture des textes de l’Antiquité en relation avec le message de l’Evangile. Frédéric Lenoir se réfère à la personnalité d’Erasme qui a utilisé pour la première fois la formule de « philosophie du Christ » empruntée aux Pères alexandrins du IIè siècle.
La philosophie des Lumières succède à l’humanisme de la Renaissance. Elle s’est inspirée des mêmes propositions, mais dans une confrontation avec la tutelle religieuse, elle a opéré un « transfert de légitimité » en fondant la légitimité de ces principes sur la raison et non plus sur Dieu, donnant ainsi à « l’éthique spirituelle du Christ une incarnation temporelle ». Ce mouvement s’est appuyé sur la croyance au progrès, le « grand mythe de la modernité », accompli à travers la mise en œuvre de la raison, « l’instrument de la modernité ». Comme pour les principes développés par l’humanisme, « ces deux notions clef ont une longue histoire qui s’enracine très profondément dans la pensée juive, puis chrétienne » (1d).
Si on s’interroge sur la dissociation qui s’est opérée entre les principes portés par le message évangélique et leur traduction dans un monde sécularisé, on est amené à mettre en évidence la responsabilité des institutions religieuses. « Si à travers son histoire, la religion chrétienne avait été totalement évangélique, si elle avait réussi à incarner dans la société les préceptes du Christ, les hommes n’auraient sans doute pas ressenti le besoin de les extraire de leur contexte religieux pour les rendre opératifs », écrit Frédéric Lenoir (1d). On doit constater que l’évolution en ce domaine a été différente dans le monde catholique et dans les pays protestants (8). Ainsi, en France, la philosophie des Lumières a pris un tour antireligieux en raison du totalitarisme manifesté par l’Eglise catholique. Aussi Frédéric Lenoir critique sévèrement l’attitude de l’institution catholique au cours de ces derniers siècles : « Loin d’être apparue comme le visage radieux de « l’épouse du Christ », l’Eglise romaine a été, pour des générations entières, un écran de fumée qui a dissimulé la vraie nature du christianisme et qui continue, dans nos têtes modernes à faire obstacle à cette simple acceptation du réel : la modernité ne s’oppose pas au christianisme, elle en découle même largement » (1e).
Dans son article : « Pour un humanisme évangélique », le théologien catholique Joseph Moingt développe une analyse qui, dans ses grandes lignes, nous paraît proche de celle de Frédéric Lenoir. Lui aussi distingue « l’humanisme évangélique et le religieux chrétien ». Et il conclut en ces termes : « Toute religion est tentée de manipuler le divin… Le christianisme n’a pas échappé à ces tentations. Il en est résulté une opposition quasi permanente, illustrée par tant de conflits au cours des siècles, entre l’esprit évangélique, épris de liberté, et un esprit religieux resté ou redevenu traditionaliste, antagonisme qui a explosé dans les temps modernes et entraîné jusqu’à nos jours de nombreux chrétiens à chercher dans un monde sécularisé, où beaucoup perdent la foi qui les animait, la « majorité » et l’autonomie que l’Eglise refusait de leur accorder » (4b).
Pistes de réflexion.
La représentation de l’origine des valeurs dans le contexte français.
Ces analyses sur les origines chrétiennes d’un certain nombre de valeurs fondamentales sont bienvenues dans le contexte français.
Il y a une « exception française » dans le traitement du religieux. Il est bon d’en rappeler l’origine.
La Révolution française a été un tournant capital dans l’histoire de notre pays. Après les persécutions contre les protestants et les jansénistes, une monarchie absolue s’est exercée dans l’alliance du trône et de l’autel. Face à cet absolutisme, le processus révolutionnaire a pris un tour violent et a débouché sur un autre absolutisme . Dans son livre sur « Les origines religieuses de la Révolution française.(1560-1791) », Dale K. Van Kley (9) éclaire les origines et les conséquences de ce phénomène. Il montre comment la réforme de l’Eglise tentée par l’Etat républicain a échoué, parce qu’elle a été conduite d’en haut, à l’image de la tradition monarchique. « C’est ainsi que s’est mise en place en France une situation toujours plus stérile où catholicisme et libéralisme politique sont devenus d’éternels ennemis » (9a). Cette situation a perduré pendant tout le XIXè siècle. Elle s’est progressivement dissipée à la suite du régime de séparation entre l’Eglise et l’Etat advenue en 1905 et les deux grandes guerres successives qui ont brassé la population et facilité ainsi la communication entre les français. Et, de surcroît, au cours du dernier demi-siècle, le changement social et culturel, qui a transformé le visage de la France, a engendré un bouleversement des représentations. La sociologue Danièle Hervieu-Léger a bien décrit les évolutions en cours dans le domaine de la laïcité et la fin de l’imprégnation catholique : « Catholicisme : la fin d’un monde » (10).
Mais cet affrontement a laissé des traces substantielles dans les mentalités comme le constate le sociologue Jean-Paul Willaime dans son livre : « Europe et religions » (11). « Il existe, chez certains, un parti pris philosophique considérant qu’être religieux, c’est, d’une façon ou d’une autre, ne pas être libre… (Aux Etats-Unis), c’est la liberté religieuse qui est première, en sorte que la séparation en découle, tandis qu’en France, dans un imaginaire de combat contre l’obscurantisme, l’horizon est celui d’une émancipation vis à vis des croyances » (11a).
Il y a donc un aveuglement qui fait obstacle à la reconnaissance d’une vérité élémentaire comme le rôle du christianisme dans l’élaboration des valeurs fondamentales. Dans un beau livre récent : « Comment je suis redevenu chrétien » (12), un penseur bien apprécié dans de nombreux cercles, Jean-Claude Guillebaud, s’engage dans une démarche comparable à celle de Frédéric Lenoir lorsqu’il évoque « les sources de la modernité » (12a). « La plupart des convictions auxquelles nous adhérons spontanément, celles qui sont inscrites dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1948 et qui fondent la démocratie occidentale, trouvent leur source dans le biblique… Ce n’est pas une profession de foi, c’est un constat » (12b). Or, en France, « ce constat est occulté par une expérience historique bien particulière ». Ici le témoignage de Jean-Claude Guillebaud est particulièrement précieux. Cet homme, de grande culture, nous dit combien il a été, pendant des années, influencé par des préjugés faisant obstacle à la pleine reconnaissance du rôle joué par la pensée judéo-chrétienne dans la formation des valeurs fondamentales dont nous nous inspirons : « Comme nombre de mes compatriotes, j’étais paisiblement acquis à l’idée que nous avions historiquement rompu avec l’héritage judéo-chrétien… Par la suite, c’est mon travail, mes rencontres, mes lectures qui m’ont conduit à réviser ce point de vue. Je me suis aperçu qu’il était , en fin de compte, assez hexagonal, c’est à dire étroitement tributaire d’une histoire très française… » (12c).
Des livres comme ceux de Frédéric Lenoir et de Jean-Claude Guillebaud contribuent heureusement à l’évolution des mentalités en France .
Les rapports entre le politique et le religieux.
Dans une étude antérieure sur les rapports entre le politique et le religieux (13), nous avons essayé de mettre en perspective l’évolution de ce rapport en France. Car, face aux incertitudes de l’histoire, visibles en ce temps de mondialisation, il nous paraît que nous sommes appelés à une conscience plus grande de ce qui fonde notre vie politique et sociale. Il y a là une première exigence : celle d’une « laïcité ouverte ». Comme l’écrit Jean-Paul Willaime dans son livre : « Europe et religions » : « Riche de l’entrecroisement de diverses traditions nationales en matière de relations Eglise-Etat, l’Europe est le terrain où s’expérimente une laïcité tellement laïcisée qu’elle se trouve à même de redécouvrir la contribution que les religions peuvent apporter à la formation et l’exercice de la citoyenneté dans des démocraties quelque peu désenchantées » (11b). Une juste appréciation de l’origine des valeurs fondamentales est une contribution à la mise en œuvre de cette « laïcité ouverte ».
Mais par ailleurs, cette prise de conscience est également un appel à un approfondissement et à un réveil. Comme l’écrit Jean-Claude Guillebaud : « Les menaces qui planent aujourd’hui sur chacune de ces valeurs (notamment l’égalité) peuvent-elles être vraiment conjurées sans un retour interrogatif vers leurs sources, sans un rapatriement de la mémoire. Bien sûr que non. Un effort d’anamnèse s’impose » (12d).
Jean-Claude Guillebaud évoque, un moment, une réflexion du grand philosophe et anthropologue, René Girard : « C’est ce qui reste de chrétien en elles qui empêche les sociétés modernes d’exploser » (12e). C’est dire le rôle fondamental des grandes valeurs d’inspiration chrétienne. Elles soutiennent et protègent nos sociétés, mais elles travaillent aussi constamment pour les transformer et les améliorer. Aujourd’hui , l’Esprit de Dieu est toujours à l’œuvre. Au plan international, au cours des toutes dernières décennies, on a vu combien des chrétiens se sont mobilisés pour les droits de l’homme et la démocratie, en Afrique du Sud contre l’apartheid et en Europe de l’Est pour l’émancipation contre un pouvoir totalitaire. Des chrétiens sont actifs aujourd’hui dans de grandes causes sociales ou écologiques , dans la lutte contre la pauvreté et pour le développement dans le tiers monde. Ces valeurs nous sont léguées pour que nous puissions être vigilants par rapport à toutes les menaces d’oppression. Elles inspirent des personnes très diverses dans leurs croyances, tous ceux qui oeuvrent pour le respect des personnes et un ordre juste. Dans l’histoire contemporaine, des noms émergent ainsi comme ceux de Gandhi et de Martin Luther King.
Valeurs et démarche de foi.
L’adhésion à des valeurs, de surplus dans une forme laïcisée, est un positionnement qui ne se confond pas avec la foi elle-même. Comme l’écrit Jean-Claude Guillebaud : « Le premier cercle (celui des valeurs) est encore très périphérique au regard de l’essence du christianisme. Il est éloigné de la vraie foi. Le christianisme, c’est autre chose qu’une simple collection de « valeurs » humanistes. Avoir la foi, ce n’est pas adhérer simplement à un catalogue de principes normatifs, qui seraient comparables au programme d’un parti politique. Oublier cela, ce serait confondre la « religiosité » avec la croyance » (12f). Au delà de ce premier cercle, Jean-Claude Guillebaud nous dit les étapes suivantes à travers lesquelles « il est redevenu chrétien ».
Effectivement, pour un chrétien, la personne du Christ, dans le mystère de la communion divine, dans la relation qu’il suscite, dans la multitude des facettes de son œuvre, dépasse de très loin, c’est peu dire, le visage d’un maître de sagesse. Dans son livre : « Le Christ philosophe », Frédéric Lenoir en convient d’autant plus aisément qu’il nous dit avoir vécu une profonde expérience spirituelle à la lecture de l’Evangile de Jean. Mais il justifie également son approche . Le message de Jésus peut être lu à plusieurs niveaux. « Jésus est un réformateur du judaïsme… le fondateur de la religion chrétienne… l’initiateur d’une nouvelle vie spirituelle…l’auteur d’un enseignement éthique à portée universelle… Cet enseignement est fondé sur la révélation d’un Dieu amour et s’inscrit donc dans une perspective transcendante. Il n’en demeure pas moins qu’il s’inscrit aussi dans une profonde rationalité. Ce message éthique est une véritable sagesse au sens où l’entendaient les philosophes grecs… Pour bien faire apparaître dans le titre de cet ouvrage le fait que j’entendais présenter au lecteur le message le plus universel du Christ… il m’est apparu opportun de présenter le Christ dans les traits du philosophe. Car n’est-il pas tout à la fois un prophète juif, un thaumaturge et un grand sage ? Les croyants ajouteront Fils de Dieu. » (1f). Nous voici justement invités à distinguer les plans.
Réflexion et expérience. Raison et sentiments.
A partir de l’approche précédente, on peut formuler quelques observations.
Tout d’abord, Dieu s’adresse à l’homme dans tout son être, c’est à dire ses facultés intellectuelles, mais aussi une dimension expérientielle où les émotions jouent un rôle important. Mettre l’accent sur « la philosophie du Christ » peut être ressenti comme un message destiné principalement à la raison et à la volonté. Ce serait oublier toute la dimension de savoir vivre qu’elle inclut, et le contexte dans lequel elle se situe. Cependant, l’accent porté sur la dimension éthique a pu se traduire dans un moralisme. Dans la période de l’histoire dite « moderne », une forme d’intelligence analytique a prévalu et s’est manifestée par un enseignement doctrinal. Aujourd’hui, dans ce temps « post moderne » ou « ultra moderne », les requêtes sont toutes autres.
La foi s’attache à la recherche du don de Dieu et à sa réception dans une relation avec Lui. C’est le besoin de s’abreuver à la source pour y trouver la force d’agir. Ainsi, Harvey Cox, connu pour son livre : « La cité séculière » dans lequel, au cours des années 60, il avait mis en forme une théologie de la sécularisation, a écrit, trente ans plus tard, un livre au titre significatif : « Le retour de Dieu » (14). Ce « voyage en pays pentecôtiste » est en phase avec les profondes transformations sociales et culturelles à l’œuvre dans le monde, et il se lit avec passion. Elargissons notre tente ! Dans la maison de Dieu, il y a place à la fois pour des aspects divers et complémentaires.
Ainsi, dans l’article de Joseph Moingt, on sent poindre une réserve vis à vis des spiritualités pentecôtistes qui sont « fortement orientées vers la guérison corporelle ou mentale, le succès matériel, le soutien communautariste, tous objectifs qui ne sont pas proprement évangéliques » (4c). Et pourtant, les récits qui nous parviennent de ces mouvements, s’ils peuvent être mélangés, nous renvoient directement au Nouveau Testament, et notamment au ministère de guérison de Jésus. Ecoutons le théologien Harvey Cox dans sa découverte d’une réalité chrétienne à l’aune des besoins de notre époque. « Etudier les religions signifie inévitablement étudier les idées. Et les idées peuvent détourner de l’expérience, prendre la place de celle-ci qui, d’une certaine façon, ne peut être que personnelle… Comme professeur de théologie, j’ai toujours fortement ressenti ce danger, et peut-être en était-ce la conséquence, je me suis toujours senti attiré par ces religions qui, plus qu’aux doctrines, attachent de l’importance à ce que Jonathan Edwards a appelé les « sentiments religieux » (14a).
Philosophie et sagesse.
La « philosophie du Christ est une voie de sagesse. Des théologiens britanniques ont montré comment la sagesse biblique incorpore certains enseignements présents dans la société extérieure à Israël ou à l’Eglise. Ainsi David Spriggs écrit : « A travers la tradition biblique, il est juste de considérer la sagesse comme une des voies principales dans laquelle Israël reconnaissait ses liens avec les cultures environnantes et essayait d’en explorer les implications. La sagesse biblique n’est pas une création isolée en Israël. Au contraire, elle s’inscrit dans une grande tradition intellectuelle qui a été élaborée pendant des siècles à travers les pays du Croissant fertile… ».
David Spriggs nous rappelle que « pour Israël, le fondement de la sagesse réside dans la création ». Le monde entier appartient à Dieu , et, ainsi, « les structures profondes qui sous-tendent une vie réussie, tant sur le plan personnel et familial que sur le plan communautaire et international, sont inscrites par Dieu dans le monde ». Dans cette perspective, « la sagesse devient un pont entre le peuple particulier d’Israël marchant dans son alliance avec Dieu et les autre peuples » (15).
La « philosophie du Christ », dont nous parle Frédéric Lenoir, « l’humanisme évangélique » explicité par Joseph Moingt, sont de la même façon à l’œuvre dans l’humanité d’aujourd’hui. Ils apportent un enseignement pour la vie en société, mais aussi un savoir vivre au niveau de la personne et des relations interindividuelles. Ce savoir vivre est aujourd’hui de plus en plus demandé. Dans un livre : « The responsive church ? Listening to our world. Listening to God » (16), un chercheur et un théologien recherchent les voies d’une Eglise à même de répondre aux attentes des gens d’aujourd’hui. Si le message de l’Eglise paraît trop abstrait , écrit le théologien Graham Tomlin, c’est qu’il s’est éloigné des principes de base de la théologie des premiers siècles. « La vie chrétienne est un apprentissage de la sainteté, écrivait Basile de Césarée… Le rôle de la doctrine chrétienne est de nous rendre capable de connaître Dieu et de savoir qui nous sommes, de trouver notre vraie place dans l’univers et ainsi de trouver le vrai bonheur et de bien vivre », nous dit Graham Tomlin. « Dans les Eglises du Nouveau Testament, la maturité était appréciée à travers la visibilité de qualités comme la bonté, la gentillesse , la générosité et le contrôle de soi. Imaginez une Eglise qui pourrait dire aux gens qui l’entourent : Nous pouvons vous aider à faire les choses que vous avez besoin de pouvoir faire pour vivre, établir de bonnes relations et devenir une personne plus humaine… ». Aujourd’hui, en France, dans la mise en œuvre du rapport foi-psychologie, un courant chrétien de Simone Pacot à Jacques Poujol, offre une formation et un accompagnement pour développer une vie pleine selon le désir de Dieu.
Cette proposition s’inscrit dans une époque où se manifeste une forte demande relationnelle en contre partie du développement de l’autonomie qui peut se traduire en individualisme. Ainsi le succès des cours Alpha est dû, pour une part, au climat convivial dans lesquels ils sont proposés. En étudiant les aspirations spirituelles dans le monde d’aujourd’hui, le chercheur britannique, David Hay, a mis en valeur l’importance des relations (3). Pour lui, « la conscience relationnelle » (relational consciousness), c’est à dire la sensibilité à la relation, est un fondement de l’approche spirituelle et religieuse. L’Evangile nous parle constamment en terme de relation. On perçoit l’importance de toute proposition visant à développer la qualité des relations.
Foi chrétienne et vie sociale. Questions pour les Eglises.
« Philosophie du Christ » et « Humanisme évangélique » nous appellent à un regard renouvelé sur la vie en société. Aussi ce message interpelle également les Eglises.
L’homme est un être social. Il est engagé dans de multiples solidarités. Il en est de même sur le plan de la vie symbolique. La foi n’est pas seulement individuelle. Elle est portée dans une vie sociale . Il y a donc besoin de communauté, requête d’église.
Mais comment se fait-il alors que, trop souvent dans l’histoire, l’Eglise se soit trouvée en contradiction avec l’enseignement du Christ ? Nous rencontrons ici à nouveau le phénomène de la chrétienté, l’alliance du pouvoir politique et religieux, et toutes les déviations qui en sont résultées. Frédéric Lenoir évoque le livre de Jacques Ellul : « La subversion du Christianisme ». Ce grand bibliste et analyste de la société écrit : « La nouveauté profonde du message du Christ a été oubliée et même transformée en son exact contraire. Le christianisme, dès lors, est illisible pour ceux qui ne connaissent pas ses textes fondateurs… » (1g). Comme le montre Stuart Murray dans son livre « Post Christendom » (6), nous sommes en train de sortir de cette confusion.
Cependant, au regard du passé, mais aussi au regard du présent, en regard de la vie des communautés chrétiennes, nous avons besoin de nous interroger sur les modes de la vie sociale dans les églises. Là aussi, nous sommes appelés à suivre l’enseignement du Christ. Frédéric Lenoir nous montre comment celui-ci, relayé et mis en œuvre par l’Eglise primitive, comme Gerd Theïssen nous l’expose dans son livre sur le mouvement de Jésus, a engendré des valeurs qui inspirent aujourd’hui le monde « civilisé » : égalité, liberté, fraternité, responsabilité de l’autorité…On peut s’interroger sur la manière dont les Eglises elles-mêmes appliquent et mettre en œuvre les grands principes issus de l’enseignement du Christ. Quelles sont les dispositions qui induisent un esprit de service dans l’exercice de la gouvernance et une interaction dans les prises de décision ? Comment le respect des personnes dans leurs démarches spécifiques est-il mis en œuvre dans les communautés ?
Et, plus généralement, nous savons combien les séquelles de la chrétienté demeurent aujourd’hui actives et puissantes dans certaines institutions ecclésiales. A cet égard, on comprend qu’une association puisse s’appeler : « Droits et libertés dans les Eglises » (17). Cette situation devient de plus en plus intolérable. Si les valeurs issues de l’enseignement du Christ irriguent la société dans son ensemble, comment telle Eglise pourrait-elle être en retrait dans leur mise en œuvre ?
En marche
Aujourd’hui, un mouvement apparaît pour encourager et fédérer les communautés chrétiennes à la recherche d’une pertinence par rapport aux aspirations spirituelles des gens d’aujourd’hui. C’est le courant de l’Eglise émergente (18). Ce courant est particulièrement sensible aux exigences que nous avons évoquées. Comment suivre l’enseignement du Christ dans le monde d’aujourd’hui ? Comment recevoir et transmettre une vision de Dieu dégagée de la gangue d’un passé religieux et des travers qu’il véhicule ? Comment susciter des communautés qui permettent à la fois le développement d’une vie sociale et le respect des itinéraires personnels ? Comment donner droit de cité aux nouvelles cultures ? Annoncer l’Evangile dans le monde d’aujourd’hui, c’est le vivre et le communiquer dans son authenticité. Les textes de Frédéric Lenoir, de Joseph Moingt, de Jean-Claude Guillebaud et des autres auteurs que nous avons invités dans cette réflexion, nous ouvrent un horizon. A partir d’une analyse historique et sociologique, ils font apparaître l’origine et la trajectoire de valeurs fondamentales actives dans nos sociétés. Sur un registre chrétien, nous voyons là l’Esprit de Dieu à l’œuvre. C’est un encouragement et une exigence. C’est aussi une question pour les Eglises.
Jean Hassenforder
Décembre 2007
Notes bibliographiques.
(1) Lenoir (Frédéric). Le Christ philosophe. Plon, 2007. 1a p.260-261, 1b p.262, 1c p.262-263, 1d p.199, 1e p.224, 1f p.21-22, 1g p.15
Cette étude n’est pas une analyse globale de ce livre qui émettrait à son sujet approbation ou critique. Elle se borne à reprendre une thématique éclairante en l’inscrivant parmi d’autres approches comparables.
(2) Entretiens, essais et documents, direction d’ouvrages encyclopédiques (Le livre des sagesses, Encyclopédie des religions), romans. Nous avons présenté, sur ce site, un des derniers livres de Frédéric Lenoir : « Les métamorphoses de Dieu » (mise en perspective des nouvelles religiosités et sensibilités spirituelles). Cf : Vers une nouvelle spiritualité occidentale : www.témoins.com Lire l’article
Le site de Frédéric Lenoir est riche en informations sur son œuvre : www.fredericlenoir.com
(3) Cf les recherches de David Hay et Nick Spencer. Notamment : David Hay with Kate Hunt. Understanding the spirituality of people who don’t go to church. Research report. Nottingham University, 2000 . Cf Quelles aspirations spirituelles aujourd’hui ? Site de Témoins. Lire l’article
(4) Moingt (Joseph) Pour un humanisme évangélique. Etudes, octobre 2007, p.343-353. Etudes est une revue mensuelle fondée par la Compagnie de Jésus (14, rue d’Assas, 75006 Paris Tél : 01 44 39 48 48). Joseph Moingt est un théologien catholique de grande envergure dans la mouvance conciliaire. Jésuite, il est professeur émérite de théologie au Centre Sèvres. 4a p.347, 4b p.351, 4c p.352
(5) Ferry (Luc), Gauchet (Marcel). Le religieux après la religion. Grasset, 2004.
(6) Murray (Stuart). Post-Christendom. Church and mission in a strange new world. Paternoster, 2004. Présentation : Hassenforder (Jean). Faire Eglise en post-chrétienté : www.temoins.com Lire l’article
(7) Theissen (Gerd). Le mouvement de Jésus. Histoire sociale d’une Révolution des valeurs. Cerf, 2006. 1a p.344.
(8) A partir de la Réforme, les valeurs évangéliques ont commencé à modifier en profondeur les sociétés occidentales, et en particulier anglo-saxonnes. A cet égard, leur œuvre nous semble avoir été particulièrement significative dans le XVIIè siècle anglais (la démocratie (Locke), le progrès (Francis Bacon). Comme le fait remarquer Charles Taylor, ces valeurs s’inscrivent dès lors dans la « vie ordinaire », un nouveau genre de vie où il n’y a plus de séparation entre clercs et laïcs. Taylor (Charles). Les sources du moi. La formation de l’identité moderne. Seuil, 1998.
(9) Van Kley (Dale K.). Les origines religieuses de la Révolution française (1560-1791). Seuil, 2002. 9a p.357.
(10) Hervieu-Léger (Danièle). Catholicisme. La fin d’un monde. Bayard, 2003.
(11) Willaime (Jean-Paul) ? Europe et religions. Les enjeux du XXè siècle. Fayard, 2004. 11a p.308, 11b p.13
(12) Guillebaud (Jean-Claude). Comment je suis redevenu chrétien. Albin Michel, 2007. Bien documenté, bien argumenté, porteur de conviction , les livres de Jean-Claude Guillebaud abordent de grandes questions et de grands enjeux, et, par là même, sont bien reçus dans l’opinion. Notons : La refondation du Monde (1999), Le principe d’humanité (2001), Le goût de l’avenir (2004), La force de conviction (2006). Ce dernier livre a été présenté sur ce site :Lire l’article
12a p.57-94. Ce chapitre : les sources de la modernité, apporte une démonstration comparable à celle de Frédéric Lenoir et Joseph Moingt.
12b p.58, 12c p.61, 12d p.94, 12e p.57, 12f p.95.
(13) Hassenforder (Jean). Les rapports entre le politique et le religieux. Octobre,2004 ? www.temoins.com Lire l’article
(14) Cox (Harvey). Retour de Dieu. Voyage en pays pentecôtiste. Desclée de Brouwer, 1994. Mise en perspective dans le magazine Témoins : Hassenforder (Jean). L’essor du Pentecôtiste. Quelle culture ? Quelle expression de foi ? Témoins, N° 117, juin 1996, p.18-19. 14a p.24
(15) Spriggs (David). The Bible as wisdom to-day. A key to cultural engagement. A missing piece of mission . The Bible in transmission, summer 2004, p.12-14. Théologien baptiste, David Spriggs écrit dans la revue de la Société Biblique britannique (Bible society). Cf Le levain dans la pâte. www.temoins.com Lire l’article
(16) Spencer (Nick), Tomlin (Graham). The responsive church. Listening to our world. Listening to God. Intervarsity press, 2005. Mise en perspective : Hassenforder (Jean). Une Eglise capable de répondre au défi du changement culturel. Apport de la recherche et de la réflexion théologique : www.temoins.com Lire l’article
(17) Droits et libertés dans les Eglises, ainsi que : Femmes et hommes en Eglise, fait partie du réseau : Parvis (68, Rue de Babylone. 75007 Paris)
(18) Sur l’Eglise émergente, voir les travaux du groupe de recherche de Témoins. Et, notamment : Hassenforder (Jean). Le courant de l’Eglise émergente. Un état d’esprit . Un processus. www.temoins.com Lire l’article
Références: Groupe “Recherche” Témoins