Cet homme, souvent appelé le « mauvais riche », ne fait pourtant aucun mal au pauvre Lazare ; mais il ne voit pas la souffrance qui est littéralement à sa porte : un tel aveuglement révèle une insensibilité qui passe les bornes, et le mènera à sa perte. L’indifférence tue.
Lazare est dans la situation des pauvres évoqués dans les Béatitudes : l’humilité de ceux qui ont tout perdu, qui se nourrissent des restes, des miettes qui tombent de la table, comme les petits chiens évoqués par la femme étrangère qui implore Jésus pour sa fille (Matthieu 15, 27) ; mais lui aussi reçoit la promesse d’une consolation future, que le riche ne peut espérer, lui qui a eu déjà sa récompense ici-bas (verset 25), tout au moins sur le plan matériel : tant il est vrai que, même sur terre, la véritable sécurité n’est pas obligatoirement dans l’absence de problèmes ; la richesse peut être associée à un sentiment de vide intérieur, et la pauvreté à la joie et à la pratique de l’hospitalité, que l’on remarque souvent chez des peuples misérables (on pense à la fameuse « cité de la joie » à Calcutta).
Lazare est donc accueilli « dans le sein d’Abraham », c’est-à-dire à la place d’honneur près de celui qui a le statut de père des croyants : preuve que celui qui a la foi a sa place auprès du Père. Le riche, lui, voit enfin les conséquences de ses actes ; il découvre la souffrance en la vivant et implore la pitié de celui qu’il a laissé souffrir, ne lui demandant qu’un geste de compassion tout simple : mouiller son doigt pour lui rafraichir la langue dans la fournaise à laquelle il est condamné à vivre désormais ; quand on souffre, la moindre attention des autres revêt une grande importance : un verre d’eau, un compliment, un simple sourire peuvent illuminer une journée entière.
Veillons donc à ne pas nous engager trop loin dans la voie de l’indifférence, à repérer le point de non-retour ; la parabole contient un avertissement, cet abîme infranchissable entre les élus et les réprouvés (verset 26), qui nous indique que la patience de Dieu, si grande soit-elle, a des limites : aujourd’hui est jour de grâce, mais aussi appel à être vigilant, à prendre position, demain il sera peut-être trop tard.
Tirant la leçon tardive de ce qu’il a fait de son vivant, le riche, cédant à une générosité familiale, souhaite éviter à ses frères ce « qu’il ne souhaiterait pas à son pire ennemi », suivant l’expression consacrée ; il voudrait que ceux-ci soient prévenus de ce qui les attend s’ils s’obstinent à suivre la même voie que lui, et pour cela suggère l’intervention auprès d’eux de Lazare lui-même !
Mais la réponse d’Abraham (« S’ils n’écoutent pas Moïse, ni les prophètes, même si quelqu’un ressuscite des morts, ils ne seront pas convaincus ») montre bien que la foi ne dépend pas des miracles, mais de l’écoute du Seigneur, d’une écoute régulière, qui nous imbibe tout le temps, même dans un contexte difficile (comme le brumisateur d’un camion de pompier australien qui l’empêche d’être calciné même au cœur d’un foyer brûlant !).
Si nous voulons être protégés contre le risque d’indifférence, de manque d’amour, ne comptons donc pas surtout sur les manifestations extérieures de la présence de Dieu, mais sur la Parole, qui, comme la manne des anciens Hébreux, peut nous fortifier jour après jour.
Alain Bourgade
Sur la base des notes prises par Gisèle McAfee