Eglise instituée / Eglise déstructurée
Une autre tension révélée par la conversation émergente est liée à la précédente. Elle concerne la conception qu’une Eglise peut se faire de sa propre organisation, de sa structure. On peut ajouter que cela touche aux enjeux liés à l’institutionnalisation. Les acteurs des Eglises émergentes sont loin d’être les seuls à en appeler à une Eglise qui ne tombe pas dans les travers de l’institution. Ils ne sont néanmoins pas les derniers. En effet, beaucoup d’Eglises émergentes rêvent de ne jamais être assimilées à une structure instituée. Cela peut être tout à fait légitime si l’on considère que l’institution s’oppose à la communion, à la fraternité, à la créativité, à la spontanéité. Les choses ne sont néanmoins pas aussi simples que cela. Max Weber a clairement montré l’importance de structures pour la continuité de n’importe quel mouvement[20]. Même s’il est vrai que l’on peut trouver que certaines Eglises subissent le poids d’une institutionnalisation trop forte, une Eglise déstructurée ou non organisée aura du mal à vivre sa raison d’être et à se développer.
Avery Dulles a proposé une réflexion au retentissement important sur les différents modèles d’Eglise, et parmi les cinq modèles qu’il considère, existe celui de l’Eglise comme institution [21]. Dans cette optique, l’Eglise est considérée « premièrement en fonction de ses structures visibles, notamment les droits et pouvoirs de ses dirigeants » [22]. Le gouvernement de l’Eglise n’est pas d’abord démocratique ou représentatif, mais souvent hiérarchique. Le pouvoir est concentré dans la classe dirigeante dont la juridiction est souvent calquée sur les institutions séculaires. Contrairement aux modèles suivants, l’appartenance à l’Eglise est claire et visible. Cependant, les faiblesses de ce modèle sont nombreuses. Le modèle d’Eglise institutionnel tend à développer un mode de fonctionnement de maintenance. Avery Dulles considère d’ailleurs ce modèle comme étant le seul à n’être pas primordial. En effet, ce « modèle institutionnel tend par lui-même à devenir rigide, doctrinaire et conformiste » [23]. Cela ne signifie pas pour autant que l’Eglise institution n’a pas de valeurs, mais cela prouve simplement que l’institution doit servir d’autres objectifs que sa seule préservation. D’une certaine manière, les Eglises émergentes, par leurs pratiques, essayent de mettre en œuvre une approche alternative. Mais jusqu’où cela est-il possible ? Une certaine structure permet de rendre plus efficaces certaines visions. De plus, l’histoire montre que toute initiative, aussi fluide soit-elle, finit par s’institutionnaliser, au moins dans une certaine mesure. Que ce soit dans une Eglise locale ou un réseau, une forme d’organisation peut être au service des valeurs prônées par la communauté.
Le courant de l’Eglise émergente est donc globalement très réticent à toute idée de s’organiser de manière institutionnelle. Le modèle institutionnel est hiérarchique ou vertical alors que la majorité des Eglises émergentes prônent une approche plate ou apostolique. Pour Alan Hirsch [24] par exemple, les raisons de la croissance de l’Eglise primitive, de même que l’extraordinaire croissance de l’Eglise de Chine au XXe siècle, s’expliquent notamment par cette non-institutionnalisation. C’est en développant des systèmes organiques et non des institutions centralisées que l’Eglise vivra dans sa pleine dimension. Comme le montre Jane Maire[25], les émergents encouragent un processus de formation de disciples dans les réseaux. Ils visent la multiplication et non l’addition. Ceux qui viennent à la foi sont formés comme des disciples pour que, du milieu d’eux, émergent d’autres leaders qui deviendront responsables de nouveaux groupes. C’est un mouvement plus qu’une structure, qui stimule le développement de capacités et non la dépendance, qui délègue au lieu de tout garder entre les mains des mêmes personnes.
Peut-être plus que la question de savoir s’il est bon ou non qu’une Eglise s’institutionnalise, il importe de réfléchir en termes de priorité ou de fonctionnalité. Paul Davies notamment, discute du rapport de priorité entre les structures (l’institution] et les personnes : « Une réflexion théologique ouverte et constante a besoin d’être faite afin d’éviter que la structure institutionnelle ne prenne pas le pas sur les personnes » [26]. Finalement, plus que le rejet absolu de toute organisation, les émergents tendent en tous cas de manière assez générale à n’en faire ni un point de départ, ni un point d’arrivée. Marc Scandrette par exemple, impliqué dans l’Eglise Re-Imagine[27] à San Francisco, en lien avec la question des formes ou des structures d’Eglise, a dit ceci : « Au début, nous nous sommes trompés de question. Nous avons commencé à réfléchir sur la forme que pourrait prendre l’Eglise que nous voulions implanter, au lieu de nous interroger sur ce que la vie de Jésus signifie pour notre lieu et notre temps. Maintenant, au lieu d’être préoccupés avec de nouvelles formes d’Eglise, nous nous concentrons sur la recherche du Royaume en tant que peuple de Dieu » [28]. Comment s’organise humainement et de manière inspirée le Royaume de Dieu ici et maintenant, là est toute la question que cette tension met en évidence.