Unité / Diversité
L’Eglise est une, tout en étant diverse. Cette tension a traversé les siècles de l’histoire de l’Eglise depuis l’élargissement des premières communautés chrétiennes aux non-juifs. Cette tension entre unité et diversité reste d’actualité aujourd’hui à l’intérieur de chaque Eglise et entre les Eglises. Cette question n’est donc pas l’apanage lié à l’essor des Eglises émergentes. Ceci étant, la tension entre unité et diversité concerne aussi le courant de l’Eglise émergente autant dans les rapports qui peuvent exister entre Eglises émergentes que dans les rapports que les Eglises émergentes peuvent développer avec les Eglises établies.
Est-il légitime, utile et biblique que toute une diversité d’Eglises différentes voie le jour ? Est-il bon et nécessaire que différentes communautés soient marquées culturellement à un tel point qu’elles ne touchent finalement qu’une population très ciblée ? Ne trouve-t-on pas dans la définition même de l’Eglise le principe d’un accueil de tout un chacun, quelles que soient les différences, afin de faire communauté, faire corps ? Si l’on considère qu’il peut être pertinent de créer des Eglises plus spécifiques afin d’être en phase avec un groupe donné, jusqu’où peut-on aller dans la distinction et la démarcation vis-à-vis des autres Eglises ? Quels sont les liens qui contribuent à faire que, malgré une certaine diversité, une communauté ecclésiale locale puisse néanmoins être intégrée dans une communion d’Eglises ? L’essor des Eglises émergentes rend tout à fait actuel l’ensemble de ces questionnements. A n’en pas douter, il y a là une tension, probablement fructueuse, mais néanmoins interpellante, afin de savoir comment se situer entre ces deux pôles que sont l’unité et la diversité, comment les conjuguer harmonieusement.
Trois des axes prioritaires évoqués dans notre typologie des Eglises émergentes reprenaient les fonctions kerygmatiques[12], communautaires[13] et cultuelles[14] comme centres de gravité de ces Eglises. Du reste, les différentes fonctions de l’Eglise peuvent être découpées de différentes manières[15], mais dans la conversation émergente, une fonction de l’Eglise est pour ainsi dire absente, c’est la fonction œcuménique. On peut donc se demander comment les Eglises émergentes envisagent et vivent la fonction œcuménique de l’Eglise. Quel est par ailleurs leur potentiel œcuménique ?
Il faut d’abord reconnaître que les priorités de ces nouveaux mouvements ecclésiaux ne sont pas d’abord œcuméniques. Si certaines Eglises émergentes sont attachées à une dénomination et ne renient en rien les dialogues œcuméniques qui engagent leurs Eglises, bon nombre d’Eglises émergentes ne sont simplement pas préoccupées par ces questions. En tout cas d’un point de vue institutionnel. Le rapport des Eglises émergentes à l’œcuménisme est limité par l’absence ou le peu d’importance des structures. Ce mouvement expérimental voit naître des Eglises ? en tant que communautés locales ? comme il en voit mourir aussi un bon nombre. Pour mieux répondre aux aspirations des contemporains, les Eglises émergentes ne s’érigent que rarement en communautés très organisées, préférant essaimer plutôt que de grandir et de se structurer. Les leaders de ces mouvements ecclésiaux sont aussi très mobiles et peu enclins à engager temps et énergie à dialoguer avec d’autres chrétiens puisque l’objectif affiché est d’être missionnel, c’est-à-dire de proposer une démarche de foi aux sans-Eglises. De plus, les Eglises émergentes se veulent autant que possible en phase avec la postmodernité, or ce qui caractérise la postmodernité est non seulement l’absence d’une vision du monde généraliste et uniforme, mais aussi le déploiement d’une multitude de légitimités qui s’appuient d’abord sur l’autonomie du sujet, que celui-ci soit une personne ou le groupe auquel on s’identifie. Ainsi le vivre ensemble est d’abord affaire d’expérience et donc très relatif et très changeant.
Si nous pouvons donc voir là de réelles limites pour les Eglises émergentes par rapport à l’œcuménisme, il n’empêche qu’elles ont également quelques atouts à faire valoir. Le mouvement de l’Eglise émergente se construit comme un réseau avec toute la fluidité que cela induit en termes d’organisation. Du coup, on peut voir dans cette toile d’expériences ecclésiales innovantes en dialogue les unes avec les autres une opportunité très intéressante de relations entre Eglises, qui se présente comme une alternative au mode habituel du projet œcuménique. Finalement, on sort du modèle d’accords œcuméniques signés par les leaders des Eglises, accords qui vivent ensuite leur chemin de réception à la base. De plus, si l’importance toute relative de la majorité des Eglises émergentes quant à un attachement à une confession donnée peut être vue comme limitant la démarche œcuménique, c’est aussi un atout dans la mesure où les points de ruptures ou de blocages seront moindres dans la réalité de terrain du vivre ensemble chrétien. Pour les leaders comme pour les membres des Eglises émergentes, s’ouvrir à une démarche commune avec d’autres chrétiens est naturelle et positive dans la mesure où elle contribue à donner du sens à un engagement de foi qui réponde à des besoins personnels et communautaires.
Enfin, dans le courant de l’Eglise émergente, unité et diversité ne sont pas vues comme contradictoires, au contraire. C’est d’une certaine manière par la diversité que l’unité est rendue possible[16]. C’est dans l’acceptation d’une certaine diversité et dans le désir d’une certaine unité que l’une et l’autre pourront coexister. L’unité qui en découlera pourra tout à fait se décliner en terme de communion, se construire dans le respect d’identités variées et s’articuler autour d’une finalité partagée : celle d’être présence du Christ au cœur du monde contemporain.