D’après la contribution de Martin Bellerose
Le 23 janvier dernier s’est tenue à l’Institut pastoral des Dominicains[1], à Montréal, une conférence organisée par le Centre chrétien culturel de Montréal[2] qui portait comme titre, le christianisme, la religion de la sortie de la religion[3]. Le conférencier, le directeur de l’Institut pastoral, Martin Bellerose qui, soit dit en passant, fréquente, avec sa femme, une église évangélique, s’est inspiré de son livre, les chrétiens et la sortie de la religion[4], publiée en 2008, dont le contenu est le fruit de son doctorat, présenté et soutenu à la Pontificia Universidad Javeriana, à Bogota, Colombie. Avec un auditoire de presque cent personnes (le double de la moyenne généralement présente aux conférences du CCCM), le sujet est certainement d’un intérêt prononcé. Les participants à la conférence sont venus de communautés, d’églises et d’institutions aussi diverses que l’archevêché de Montréal, l’École de théologie évangélique du Québec et la Société d’histoire du protestantisme franco-québécois.
La pertinence du sujet est évidente au Québec où « …la diminution de la pratique religieuse, en ce qui a trait au christianisme, et le phénomène de sécularisation bouleversent les paradigmes de la société québécoise[5]. » Le chroniqueur et professeur d’études religieuses, John Stackhouse, dans un article publié le 22 janvier dans la revue Faith Today, et portant comme titre, Will Christianity Disappear from Canada ?[6] cite les historiens, Brian Clarke et Stuart Macdonald, qui confirment qu’au Québec, la décroissance de la pratique religieuse parmi les catholiques est abrupte (precipitous) et que la désaffiliation est entreprise même par des personnes âgées. Stackhouse poursuit sa réflexion en signalant que le nombre de Canadiens se déclarant comme étant « sans religion » se chiffre aujourd’hui à 25 % de la population, un nombre comparable à l’Angleterre, la Suède et la France.
Bien qu’il existe des « facteurs motivationnels » de la participation aux activités d’une église et dont Josiane Lévesque fait le bilan des bénéfices spirituels et sociaux[7], dans l’ensemble de la société québécoise l’intérêt manque cruellement. Aux États-Unis, où la pratique religieuse est généralement plus forte, Barbara Brown Taylor fait part, dans son plus récent livre, Holy Envy, Finding God in the Faith of Others[8], du dilemme des jeunes Américains qui grandissent dans un contexte de diversité religieuse inconnu de leurs parents et grands-parents. « Certains se demandent si les églises dans lesquelles ils ont grandi ont quelque chose à leur offrir alors qu’ils progressent dans une culture de nombreuses cultures avec de nombreuses visions de la vérité, dont certaines ont beaucoup de sens pour eux[9]. » Ce questionnement est courant dans tous les pays confrontés à la postchrétienté, dont le Québec.
Barbara Brown Taylor fait part de son expérience propre et par laquelle elle a appris à faire la différence entre le vase et l’eau vive dont le premier n’est que le contenant. Les questions donc se posent : la mission chrétienne se limite-t-elle qu’à la pratique religieuse et à la multiplication de nouvelles églises locales ? L’eau vive est-elle encombrée aujourd’hui par les vases qui cherchent à le contenir ? Et comment l’essence même de la foi peut-elle être transmise dans la société au-delà de la sphère religieuse ? Ce sont certaines des questions auxquelles le livre de Martin Bellerose peut donner des éléments de réponse.
Le christianisme comme expérience religieuse de la sortie de l’hétéronomie
Martin Bellerose nous informe que sa thèse « cherchera à explorer certains fondements théoriques des nouveaux modes de présence des chrétiens dans la sphère publique. » (p 7) Comme le suggère son titre, il s’inspire de la proposition de Marcel Gauchet selon laquelle celui-ci perçoit, contrairement aux théories de la sécularisation qui affirment une perte d’influence de la religion en société, qu’il s’agit plutôt de la « sortie de la religion[10] » de la sphère publique, point. Ainsi, Martin Bellerose conclu que « plus jamais la religion n’aura la possibilité d’encadrer la vie publique parce que le cours de l’histoire l’a dépouillée de ce qu’elle était originellement, c’est-à-dire de son hétéronomie. » Pour ce qui est de la sortie de la religion, il est évident que l’on ne peut être la négation de soi-même. La religion est toujours présente en société, mais différemment. Selon Bellerose, la religion peut être comprise de deux façons distinctes :
- Le terme « hétéronomie » signifie l’organisation hiérarchique selon laquelle la volonté de Dieu est dictée et le chemin à suivre tracé par ceux qui sont en autorité, que ce soit au sein de l’Église ou de l’État ou d’une forme d’entente entre les deux. Il s’agit de la compréhension traditionnelle de la religion au cours de l’histoire de la chrétienté. C’est aussi la compréhension de la religion qui oriente l’analyse de Gauchet.
L’hétéronomie se dresse en opposition à l’autonomie où la personne choisit elle-même sa direction ou son comportement selon sa façon propre d’entendre et de comprendre la volonté de Dieu ou le sens de la vie. Ainsi est aussi reconnue sa liberté de conscience.
- L’expérience religieuse propre à l’individu qui conduit à l’autonomie. Une personne est responsable de la révélation qu’elle a reçue. Les églises évangéliques en particulier parleront du salut personnel ou de la relation personnelle avec Dieu. La foi est donc individualisée et personnalisée.
Le christianisme peut alors être compris comme étant l’expérience religieuse de la sortie de l’hétéronomie. Ainsi, la religion est irréversiblement « confinée dans le giron de la vie privée » et « le christianisme en est le principal responsable. » (p 8) Si c’est le cas, et Martin Bellerose y adhère, comment peut-on alors parler de nouveaux modes de présence publique des chrétiens ? Pour répondre à cette question, Bellerose fait remarquer un nouveau phénomène qui surgit plus que jamais dans le monde : la vie privée tend à devenir publique. « Les intérêts privés se regroupent dans le cadre de la société civile et celle-ci tend à se faire de plus en plus présente dans la sphère publique parce que sa neutralité démocratique laisse des vides énormes à la disposition de la société civile. » Décidément, la société civile est aujourd’hui, en continuité à la réforme protestante et sa doctrine de la prêtrise de tous les membres, le lieu privilégié de la participation citoyenne au bien-être de la communauté immédiate et du monde.
Religion, démocratie et société civile
Bellerose se distancie des théologiens et sociologues de la religion qui promeuvent un retour de la religion dans la sphère publique, car « le christianisme est devenu une anti-religion dans le sens où il combat les différentes formes d’hétéronomies politico-religieuses. » (p 8) Il précise l’hétéronomie comme étant le champ de l’organisation politique des sociétés humaines et conclue que la rupture est définitive. Il affirme que dorénavant le rôle de la religion dans la vie publique passe par la société civile « qui rend publique la vie privée ». Il maintient que c’est par l’entremise de la démocratie « que le christianisme a rompu avec l’hétéronomie ». À présent, il est « appelé à dépasser cette démocratie en humanisant — dans tous les sens du terme — la société moderne, ce qui revient à dire, rendre présent dans sa mesure historique, le Royaume de Dieu. » (p 9) Afin de défendre cette thèse, Bellerose tiendra compte de la pensée de Gauchet, mais aussi de la théologie dont la perspective « suppose que Dieu fasse partie du monde que nous tentons de comprendre. »
Depuis la fondation de la Nouvelle France et jusqu’à la Révolution tranquille des années 1960, à l’époque de ce qu’on pourrait appeler l’hétéronomie catholique, les écoles et les hôpitaux de la province étaient administrés par des ordres religieux et les besoins sociaux d’un village ou d’un quartier par la paroisse. Avec la prise en charge du gouvernement et la création des Ministères de l’Éducation et de la Santé dans les années 1960, de nouvelles structures furent mises en place, l’Église fut écartée, et ce sont les citoyens qui ont eu à reprendre les tâches associées au bien commun de la communauté donnant ainsi naissance à la société civile. La société civile est le lieu des ONG telles que Médecins sans frontières, Amnistie internationale et Vision mondiale. Elle comprend aussi le milieu des organismes communautaires dont le Québec en compte environ 8000[11] dont un nombre important s’identifient, tout comme Vision mondiale, à la foi chrétienne pour ce qui est de leurs valeurs et de leurs objectifs. Il faut noter que cette mobilisation citoyenne est récente dans l’histoire du Québec comme c’est le cas ailleurs dans le monde.
Résumé du livre
L’ouvrage de Martin Bellerose est divisé en deux parties. La première, en quatre chapitres, cherche à expliciter la réflexion de Gauchet quant à la sortie de la religion de la sphère publique et son lien avec le cadre théologique selon lequel la religion est néanmoins présente dans le monde actuel. La deuxième partie, en cinq chapitres, est consacrée à comprendre ce qui peut rester de la religion dans la société après sa sortie de la sphère publique telle que définie par l’hétéronomie. C’est alors que, dans un deuxième temps, Bellerose cherchera à articuler « le nouveau mode de présence des chrétiens dans l’espace public des sociétés de la sortie de la religion. » (p 10) La similarité de ce livre avec celui de l’Américaine, Diane Butler Bass, Chrisianity After Religion : The End of Church and the Beginning of a New Spiritual Awakening[12], est évident, sauf que l’ouvrage de Martin Bellerose s’inscrit à l’intérieur de la culture propre du Québec et de la francophonie avec des références qui nous sont plus familières.
Bellerose a fait un travail important pour aider les Églises et les chrétiens du Québec et de la francophonie à comprendre les principes essentiels qui sont en jeux dans leur relation avec le monde séculier et postchrétien et qui les aideront à assumer cette transition plus que nécessaire vers leur participation à la société civile. Il affirme que la religion a un rôle à jouer dans la vie publique, et ceci de deux façons particulières. Premièrement, par son ardente défense des principes démocratiques selon lesquels les chrétiens ont droit de parole en tant que citoyens. Ils peuvent ainsi se positionner comme critiques de toutes politiques ou groupes qui voudraient imposer à la société des principes ou des lois qui vont à l’encontre du bien commun. C’est ici le deuxième rôle des chrétiens, selon lequel ils cherchent, par les moyens de la démocratie, à humaniser la société contemporaine et à rendre ainsi le Royaume de Dieu présent dans le contexte actuel de la société. L’émergence de la foi et des Églises, si elle doit avoir lieu, doit se réaliser en même temps et au sein même de l’émergence de la société civile, car c’est là qu’elles sont annonciatrices du royaume de Dieu au cœur même des projets de société.
Selon Bellerose, l’individualisation ou la personnalisation de la foi chrétienne en postchrétienté doit être mise en valeur du fait qu’aucune institution centrale ou politique ne la transmet comme norme à croire. (p 148-149) Toutefois, comme le fait déjà remarquer Os Guinness, la liberté de conscience et de religion est à présent reconnue à chacun[13]. Dorénavant, « le croire chrétien s’inscrit dans un cadre de foi et non de croyances ». (p 151) C’est à titre individuel qu’une personne doit assumer sa foi dans son engagement au monde. Selon Bellerose, « les mécanismes ecclésiaux, du monde d’ici-bas, ne sont plus, dans le protestantisme, des mécanismes qui produisent la grâce. Elle ne passe plus par un organisme terrestre, ni par l’Église, ni par les sacrements. Elle est détachée de l’action humaine, elle est décision de Dieu — ce qui est le cas chez les catholiques — mais la nouveauté est que celle-ci concerne la personne directement et c’est quelque chose qui se passe dans une relation interpersonnelle entre Dieu et le croyant. Le salut est personnalisé et dé-médiatisé, c’est-à-dire qu’il ne passe plus par une médiation dont l’Église était jusque-là garante. » (p 72) Dans le cadre de la société civile actuelle, ce sont les chrétiens en tant que citoyens qui deviennent alors les principaux porte-parole et les interprètes de la foi chrétienne et non plus les Églises instituées dont ils sont membres.
[1] https://www.ipastorale.ca/
[2] https://www.cccmontreal.org/
[3] Voici une entrevue de Mario Bard avec Martin Bellerose, donnée en amont de la conférence à l’émission Questions d’aujourd’hui, à Radio Ville-Marie : https://www.ipastorale.ca/sn_uploads/fck/questions_aujourdhui_20200120_martin_bellerose.mp3?fbclid=IwAR1E-wjUXkvNm3vABLX9bOT7Wtfs6e0MMygHEK3cGCXe_Vv2RTjl1WQNs4I
[4] Le livre ne peut être acheté sur internet. De plus, il n’en reste plus que quelques copies. Martin considère la possibilité d’une réédition avec, en plus, une version numérique. Pour l’instant, vous pouvez me le commander pour 35$ CDN, le prix de la poste inclue. Communiquez avec moi à pierrerlebel@gmail.com.
[5] Josiane Lévesque, Les facteurs de motivation à la participation aux activités d’une Église en sol québécois, Bulletin académique de théologie pratique, Automne 2019, Vol. 1, numéro 2, p. 29. https://itf-francophonie.com/pdf/bulletin-academique-ITF-automne-2019.pdf.
[6] http://www.faithtoday.ca/Magazines/2020-Jan-Feb/Will-Christianity-disappear-from-Canada
[7] J. Lévesque, Les facteurs . . ., p. 31-33.
[8] https://www.amazon.fr/Holy-Envy-Finding-Faith-Others/dp/B07N8DG3YS
[9] Barbara Brown Taylor, Holy Envy, Finding God in The Faith of Others, HarperCollins Publishers, 2018, Introduction.
[10] Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985.
[11] https://www.mtess.gouv.qc.ca/statistiques/action-communautaire/
[12] https://www.amazon.ca/Christianity-After-Religion-Spiritual-Awakening/dp/0062003747
[13] O. Guinness, The Global Public Square…, p. 16.