La croissance de l’autonomie dans les comportements humains, telle qu’elle s’affirme par rapport aux contraintes sociales et institutionnelles, s’inscrit dans une évolution à très long terme auquel le ferment chrétien n’est pas étranger (1). Mais ce mouvement s’est accéléré au cours des dernières décennies (2). Les innovations successives intervenant dans le domaine des technologies de la communication sont un ressort majeur de cette transformation. Les gens sont de moins en moins soumis au rationnement de l’information et à son conditionnement par des puissances institutionnelles. Un potentiel nouveau et considérable s’ouvre à eux. Au cours des quinze dernières années, les innovations successives dans les technologies de la communication, la montée spectaculaire d’internet, ont suscité l’apparition d’un nouvel espace économique et culturel à l’échelle mondiale (3).
L’expansion actuelle des blogs est une étape dans cette évolution. Ce phénoméne exprime et balise des transformations profondes dans les mentalités. Il témoigne d’un grand désir d’expression et d’interrelation. C’est un nouveau pas dans une communication qui se libère de la figure hiérarchique s’imposant de haut en bas. Depuis plusieurs décennies, les institutions baties sur ce modèle étaient en déclin (4). Ce mouvement va encore s’accélérer. En regard, des formes innovantes apparaissent dans différents domaines. Ainsi se manifestent aujourd’hui en France des initiatives de “démocratie participative”. Les blogs jouent naturellement un rôle important dans ces évolutions. Il y a quelques mois, Christian Pradel analysait le phénomène des blogs sur ce site : “Bloggez vous les uns les autres” Lire l’article. Aujourd’hui, Mark Greene, directeur du London Institute for Contemporary Christianity, observateur avisé de la vie sociale et culturelle britannique, nous apporte une remarquable analyse sur “la montée des blogs”. Les deux approches convergent. Elles montrent la profondeur des changements en cours.
Comment les chrétiens entrent-ils dans ce nouveau paysage ?
Déjà, il y a quelques années, nous avons publié sur ce site un bilan des travaux mettant en évidence combien internet est un tournant majeur dans l’histoire de l’humanité et combien cette révolution culturelle appelle les églises à des transformations radicales Lire l’article (5). Dans une culture nouvelle caractérisée par des “principes de liberté, de communication horizontale et de réseau interractif”, les institutions hiérarchisées où l’autorité s’impose de haut en bas, sont à terme condamnées. Christian Pradel et Mark Greene appellent les chrétiens à entrer dans l’univers d’internet, et notamment dans les potentialités des blogs.
Nous remercions le “London Institute for Contemporary Christianity” (6) de nous permettre de diffuser ici cet article publié initialement dans “Christianity Magazine” et Gérard Gelbart pour la traduction de ce texte.
J. H.
(1) Coninck (Frédéric de). La dynamique de l’Eglise. Témoins, N° 128, 4è trimestre 1999, p.6-7 et 10. Dans ce numéro special de Témoins : Quelle Eglise pour demain ? Bibliste et sociologue, Frédéric de Coninck montre comment le changement social et culturel en cours s’inscrit dans un mouvement historique de très long terme et il met en evidence la part du ferment chrétien dans cette évolution.
(2) Cette accélération apparaît nettement dans le tournant des années 60. Sociologue et historien, Henri Mendras a écrit un livre significatif à ce sujet : Mendras (Henri). La Seconde Révolution Française. 1965-1984. Gallimard, 1994.
(3) Friedman (Thomas L.) The world is flat. Allen Lane, 2005. Ce livre est présenté sur le site de Témoins sous le titre : La grande mutation. Les incidences de la mondialisation (rubrique : société) Il vient d’être traduit en français sous le titre : “La terre est plate.”(Ed Saint Simon).
(4) Dubet (François). Le déclin de l’institution. Seuil, 2002.
(5) Hassenforder (Jean). Les chrétiens et internet. Une nouvelle dimension. Cet article, publié initialement dans le magazine Témoins (Numéro special sur internet : N°140, novembre-décembre 2002) figure maintenant sur le site de Témoins Lire l’article. Il se réfère à de nombreux ouvrages ayant pour auteurs : Pierre Lévy, Manuel Castells, Brenda E Basher…
(6) London Institute for Contemporary Christianity St Petrer’s vere street. London W1GOGQ Tél: 020 73 999 555 mail : mail@licc.org.uk Site internet : http://www.licc.org.uk/
Nous remercions le London Institute for Contemporary Christianity pour l’autorisation qui nous a été accordée de traduire et de diffuser le texte ci-dessous.
La montée du blog.
Mark Greene se demande en quoi le blog crée, dans le domaine de la communication, une révolution qui a de profondes implications pour l’église.
En Grande-Bretagne, un million de bloggers chaque jour a le droit à la parole en se connectant sur le net…
….Et ce nombre ne cesse de croître et de croître encore et encore. Et, nous allons le voir, c’est une tendance à la fois révolutionnaire et encourageante.
Depuis plus de trois ans et demi, le nombre de personnes qui écrivent sur des blogs a doublé tous les six mois. Lorsque Technorati, le site de surveillance principal, en avril 2005, a publié ses derniers relevés, il y avait quelque 43 millions de blogs à travers le monde, au rythme de 56 blogs nouveaux toutes les minutes. Il est intéressant de noter que les sites en Japonais font la plus grosse part de ce que l’on appelle la « blogosphère », pour 37% environ, suivis par les sites en Anglais, pour 31%, en Chinois, pour 15% pour ne laisser que 17% à tous les autres.
Ceci représente une énorme augmentation, sans précédent, du nombre de personnes qui ont la capacité de dire ce qu’elles veulent à n’importe quel utilisateur du net dans quelque lieu où il se trouve. Et ceci représente un nombre impressionnant de gens qui ont quelque chose à dire. Et une audience potentielle incalculable.
Il est vrai que certains blogs attirent plus d’audience que nombre de journaux. The Daily Kos, un site politique américain, enregistre 20 millions de visiteurs chaque mois. Dans l’autre plateau de la balance, se trouve une façon pragmatique de dire à quiconque ce qui se passe dans votre vie, si cela l’intéresse. Voici des photos de famille, et des anecdotes intimes sur ce qui se passe d’ordinaire chez Monsieur Tout le Monde : Matthieu qui maîtrise un crocodile sans autre arme que ses lunettes ; Anne-Marie qui escalade l’Everest sans oxygène ou en portant quelque chose de rose ; Tomi qui joue avec Eric Clapton et les Ourses Polaires des Tropiques, au Albert Hall.
Entre les deux pôles, la circulation est intense, entre les blogs fréquentés par un large public et les blogs intimistes. On y trouve des gens qui déblatèrent sur toutes sortes de sujets et d’autres qui s’enflamment sur n’importe quoi, qu’il s’agisse de système pour équilibrer une échelle dans un escalier ou de romanciers négligés.
Un coup d’œil en parcourant la blogosphère c’est comme soulever une pierre au bord de l’océan, parfois on y découvre de magnifiques trésors, d’autres fois, des choses horribles, insignifiantes ou qui donnent la chair de poule. Hier à peine, lors d’une petite immersion, j’ai plongé jusqu’à me trouver en face d’une très belle image représentant par des points sur PowerPoint alignés en colonnes, chaque jour d’une vie de 60 ans. Où en étais-je arrivé ? Combien de points me restait-il ? Etais-je satisfait de la façon dont j’avais utilisé mes points ? De même, j’ai décidé de visiter les blogs de quelques amis… pour comprendre un peu mieux leur enthousiasme. Sur l’un, j’ai été impressionné par leur maîtrise de la technologie que je comprends à peine. Sur un autre, j’étais tout simplement ému devant une très belle mosaïque de mots et d’images choisis avec soin, et par l’atmosphère étrangement calme et méditative que le blog avait créée.
Les blogs peuvent véritablement être l’expression magnifiée de ce que nous sommes, une occasion pour communiquer, s’exprimer, essayer des idées et se connecter à ceux qui pourraient écouter et vouloir entamer une conversation. Bien que de tels blogs ne soient pas susceptibles d’attirer un échange énorme, ce n’en est pas obligatoirement le propos. Tout ne tourne pas autour de la célébrité ou le commerce ou des causes médiatiques, les blogueurs créent leur propre communauté et parfois il est bien satisfaisant et suffisant de trouver une âme sœur.
Quoiqu’il en soit, certains de ces 43 millions de blogs ont une influence certaine sur la scène locale, nationale ou internationale. Il est vrai que bloguer peut être un moyen peu cher et efficace de faire connaître son point de vue. Ainsi, lors d’un sommet à Las Vegas, le gouverneur démocrate du Nouveau Mexique a dit : « je vous considère comme des agents du contre pouvoir. Vous affectez au plus haut degré les choix politiques pour gérer la vie publique ». De la même façon, Harry Reid, le Chef de la Minorité Sénatoriale des Etats Unis, a dit : « Ils (les blogueurs) ont la capacité de proclamer la vérité comme nulle autre entité avec laquelle j’ai eu à faire ces dernières années. Nous n’aurions jamais pu gagner la bataille contre la privatisation de la Sécurité Sociale sans eux. »
Si l’Internet avait existé lors de la seconde guerre mondiale, Anne Franck aurait créé un blog, tout comme d’autres le font aujourd’hui dans des pays en guerre ou sous des régimes répressifs.
En cela, il est clair que le blog change la façon dont le monde communique et même si cela est à peine perceptible aujourd’hui, ébranle la prédominance de l’information institutionnelle et étatique sur l’information et sa propagation. Cependant il est parfois difficile d’apprécier précisément ce que représente cet extraordinaire changement dans la communication globale.
La plupart des bonds en avant technologiques majeurs ont permis à tous d’accéder à l’information : l’invention de l’écriture et l’utilisation du parchemin créant un accès « élitiste », l’invention de l’imprimerie l’élargissant, l’invention de la radio et de la télé permettant d’une façon similaire à un petit nombre «d’auteurs » de communiquer avec des dizaines de millions de personnes. De la même manière, pour des millions de personnes, l’arrivée du net a ouvert un accès à d’immenses ressources, en diminuant leur dépendance à l’égard des bibliothèques et des autre ressources en imprimés. Toutefois, au début, cela était le fait quasi exclusif des entreprises et des institutions qui développaient et promouvaient les sites à grand renfort d’investissements.
Néanmoins, l’avènement de plateformes accessibles et peu onéreuses a permis, pour la toute première fois dans l’histoire, de donner à presque tout être humain ayant accès à un ordinateur la possibilité de communiquer avec tous et instantanément. « Ils » avaient l’habitude de nous parler, désormais, « nous » pouvons parler à n’importe qui.
En fait, la présence effective des blogs change la dynamique de la communication institutionnelle et gouvernementale. Aujourd’hui les gens peuvent se dire les uns les autres ce qu’ils pensent, échanger des informations, produire des droits opposables, dénoncer la corruption, ou défendre un innocent. Robert Scoble et Shel Israël (1) nous disent à ce propos que tout ceci crée une nouvelle dynamique au sein de la communication entre l’acheteur et le commercial : « Nous croyons que le blog n’est pas seulement astucieux dans les affaires pour se rapprocher de la clientèle, mais essentiel. Nous pensons qu’à l’avenir les entreprises qui n’auront pas de blog seront considérées comme un peu suspectes, car les gens se demanderaient ce qu’elles auraient à cacher ou si les patrons sont inquiets de ce que leurs personnels auraient à dire. »
Ils rajoutent, en répondant à des employés d’Amazon, que bloguer, est « l’outil le plus puissant, jamais inventé jusqu’à présent, pour communiquer sur le net, dans les deux sens » et déjà, il est devenu un forum pour les employés qui veulent parler de l’entreprise pour laquelle ils travaillent. Ainsi, Scoble, un employé de Microsoft, alimente son propre blog sur l’entreprise dans laquelle il est et le travail qu’il fait. Dans Naked Conversations, il écrit : « il est très probable que si les gens ne communiquent pas encore sur un blog à propos de votre entreprise, aujourd’hui, ils le feront bientôt. Vous seriez bien avisé d’y participer, ne serait-ce que pour remercier ceux qui ne tarissent pas de louanges sur vous ou pour rectifier des erreurs factuelles. Si vous ignorez la blogosphère, vous ignorerez ce que les gens disent de vous. Vous ne pourriez donc pas apprendre des choses par eux, ni les accueillir comme un être sincère qui se préoccupe de son affaire et de sa réputation.
Bien entendu, les blogs des employés peuvent jouer positivement ou non sur les bénéfices d’aujourd’hui, mais ceci ne veut pas dire qu’il en sera ainsi demain. Tout comme certaines entreprises qui impriment : « papier recyclé » sur leurs publications, afin de brandir le drapeau vert de leur engagement et de s’épargner les foudres des écologistes, ainsi les blogs d’entreprise pourraient être, un jour prochain, perçus comme un signe distinctif de l’entreprise ouverte, dynamique, autocritique pour laquelle les gens souhaiteraient véritablement travailler et de laquelle ils achèteraient volontiers les produits.
Après tout, l’avènement des blogs est une manifestation supplémentaire d’un monde dans lequel « il est impossible de conserver des secrets, là où les prix et les marchés sont transparents, où le corporatisme devient inefficace et où les clients, grâce à la technologie de pointe, gagnent en assurance en communiquant les uns avec les autres, par le biais de vecteurs qui échappent au contrôle des entreprises. », selon les propos de John Naughton.
Somme toute, le blog fait ce qu’ont écrit sur www.cluetrain.com dans Cluetrain les prophètes du net en 1999. Cela ramène les affaires aux racines du marché. La vente a toujours eu pour base la conversation.
« Comment allez vous ? »
« Regardez-moi ces oranges. »
« Si belles et juteuses »
« Où les avez-vous eu ? »
« Chez le p’tit Nell ! »
« C’est royyyal ! »
« C’est amusant que vous me disiez justement ça… »
John Naughton, du magazine The Observer, le dit en ces termes :
« L’Internet, en permettant les conversations des consommateurs à une échelle planétaire, et potentiellement entre les clients et les entreprises, nous fera remonter le temps afin de réhabiliter la conversation au sein du marché. »
Cela restaure « le marchandage du bazar », comme le dit Thomas Petzinger. Et cela représente un changement radical en terme de pouvoir. Depuis le règne de l’information de masse, la communication commerciale a surtout été unilatérale : « le monde des affaires communique, les consommateurs écoutent. »
Les blogs modifient tout cela. De plus en plus, les « consommateurs » s’expriment. Et cette combinaison de technologie et de réaction de la part du consommateur est liée à une autre croissance encore plus exponentielle de produits et de marchés ciblés. En effet, malgré notre obsession culturelle du succès (célébrités outrancières et classement des meilleures ventes) la réalité est que sur presque tous les segments de marché, les produits de consommation de masse ont un marché potentiel à se partager plus restreint qu’il y a vingt ans. Comme le souligne Chris Anderson, dans son nouveau livre : The Long Tail : How endless choice is creating unlimited demand (La Longue Queue : Comment un choix illimité crée une demande illimitée), la plupart des 50 albums classés comme meilleures ventes ont été enregistrés dans les années 70 et 80, et donc une chaîne de télé pourrait difficilement concevoir un spectacle basé sur les dix meilleures ventes qui remontent à 1970.
Les revenus d’Hollywood sont en chute libre, alors que la population s’accroît.
Les gens se détournent des marchés de masse pour se diriger vers des marchés ciblés. Et le net a une immense influence sur ce point en donnant aux gens la possibilité de choisir des livres qui sont absents des librairies, de la musique qui ne passera pas à la radio et même lire des auteurs qui n’ont pas leurs colonnes réservées dans Christianity (tous les goûts sont dans la nature).
Le fait de choisir par soi-même est une valeur qui se répand et cela fait écho à un plus vaste déplacement vers une dynamique de communication plus authentique à double sens. En passant des votes dans les jeux télévisés, jusqu’à la participation de l’audience pour faire monter les décibels, des émissions comme Question Time (Question pour un Champion) ou celles qui, de plus en plus, choisissent un panel centré à la demande des partis politiques, l’objectif est d’aller au-delà de réponses en terme de « oui » et « non », pour développer une compréhension plus nuancée de l’opinion publique. De plus en plus, les gens tiennent à avoir leur mot à dire.
Et ceci soulève des questions fondamentales sur la manière selon laquelle l’Eglise a choisi de communiquer et aussi sur la nécessité de combiner notre conviction personnelle à une ouverture d’esprit qui permet d’écouter. Ceci ne s’applique pas seulement à la manière dont nous cherchons à parler aux gens qui ne connaissent pas Jésus, mais aussi à la question de savoir si nous cherchons à créer assez d’espace pour une libre communication parmi ceux qui le connaissent déjà. Une des critiques habituelles des Chrétiens à l’égard de la culture de l’église, c’est qu’il est souvent très difficile d’être dissonant, explorer un point de vue contraire, et, par-dessus tout, trouver une ambiance d’écoute qui permette d’être émotionnellement et intellectuellement honnête. Peut-on créer des contextes pour une « bonne conversation » ? Bien sûr, au pire, bloguer, surtout au travers d’un pseudonyme, peut être un moyen nombriliste de ne pas trop se faire remarquer. Au mieux, toutefois, cela peut être un moyen naturel pour faire ressortir notre pleine humanité et commencer une conversation avec d’autres êtres qui ont les mêmes pensées et aspirent à la vérité, à la vie et à un moyen de la vivre d’une façon personnelle et créative. Comment ne pas être enthousiaste à cette idée ?
Cet article a été initialement publié en anglais dans Christianity Magazine et a été traduit et reproduit avec l’aimable autorisation du dit magazine et de son auteur.
The London Institute for Contemporary Christianity. All Rights Reserved, 2005.
Site internet: http://www.licc.org.uk/
(1) Pionniers de première ligne concernant les blogs professionnels et auteurs de Naked Conversations : How Blogs are Changing the Way. BusinessTalk with Customers ; [Conversations misent à nues ; Comment les Blogs sont sur le Point de changer la Façon dont le Monde des Affaires s’adresse aux Clients]
Références: Groupe “Recherche” Témoins