Interview de Jonny Baker par Jean Hassenforder.
(1) Jonny Baker, vous êtes un pionnier de l’Église émergente en Grande Bretagne. Pourquoi et comment avez-vous fondé l’une des premières communautés chrétiennes émergentes ?
Je suis membre de Grace – voir ** www.freshworship.org ** qui existe depuis 17 ans ! Mais je n’en ai pas été un membre fondateur. Quand nous avons déménagé pour Londres, la communauté existait déjà et nous l’avons rejointe. Elle a été fondée par un petit groupe qui avait été inspiré par la liturgie alternative qu’ils avaient vécue au festival de Greenbelt. Ils ont demandé à leur pasteur la permission de mettre sur pied un nouveau culte (prière) du soir pour les gens qui n’avaient pas de lien avec l’Église traditionnelle. Il a été d’accord et c’est ainsi que tout a commencé. Au départ ce ne devait pas être une Église, mais elle l’est rapidement devenue pour ceux qui y participaient.
Quand à la raison de ce démarrage, je pense que beaucoup de gens trouvaient que l’écart entre le monde/ la culture de leur vie quotidienne et la culture de l’Église était vraiment trop grand. Grace était tout simplement une tentative d’exprimer ce que ce serait de suivre le Christ et de prier à partir de la culture (populaire) que nous habitions. Ce qu’on a appelé le tournant postmoderne avait aidé les gens à réaliser que cet écart était de plus en plus grand.
(2) Quelle a été l’évolution de cette communauté ?
Au cours des années elle a eu des variations. Mais dans un premier temps c’était un culte. Et donc un premier changement a eu lieu lorsque nous avons réalisé que cette nouvelle communauté était en fait une Église émergente – c’était beaucoup plus qu’un culte. Ensuite je pense qu’un autre tournant a été la reconfiguration autour de valeurs centrales et de ce que nous appelons un rôle de leadership pour garder cet esprit – pour nous y garder fidèles. C’était une façon très forte et très différente de repenser ce qui configure la vie d’une communauté. Une nouvelle évolution a eu lieu lorsque nous nous sommes rendu compte que la vie n’était pas seulement le culte créatif ! Je pense que la communauté ayant commencé en vivant des cultes créatifs, cela lui a pris quelque temps pour réaliser qu’il y avait des gens qui la rejoindraient pour faire autre chose que le culte. C’est ainsi qu’après quelques années, nous avons changé de structure : le culte était préparé par de petites équipes de façon à libérer les autres pour faire autre chose. Le défi de la mission a représenté un autre changement. Dans notre esprit, le mot « engagé » nous appelle à nous tourner vers l’extérieur. Nous avons donc essayé d’encourager dans la communauté d’autres activités que celles d’Église.
(3) Pouvez-vous nous parler un peu de vous, de votre histoire, de vos motivations, de vos centres d’intérêt ?
Ça pourrait prendre du temps ! Je vais faire court. J’ai grandi dans un foyer chrétien convaincu où la foi était réelle. J’ai toujours gardé cela. Vers 16 ans, j’ai décidé que je devais faire de cette foi une priorité dans ma vie et je me suis senti appelé à l’engagement dans l’Église, d’une manière ou d’une autre, autour de mes 18 ans. C’est ainsi que je me suis consacré au ministère auprès des jeunes pendant de nombreuses années. Ce sont des récits de mission interculturelle qui ont alors informé ma pensée. Ils nourrissaient mon imagination sur la manière de tisser des liens avec les jeunes à l’extérieur de l’Église. L’étape suivante fut donc tout naturellement de travailler avec la Church Mission Society qui était un organisme missionnaire spécialisé dans la mission outre-mer, mais qui avait commencé à considérer la Grande Bretagne comme une terre de mission parmi d’autres et qui voulait relier la pensée missionnaire et la culture émergente. Cela fait maintenant 10 ans que je travaille pour cet organisme comme catalyseur, créateur de réseaux, formateur – cherchant tout ce qui peut encourager des leaders missionnaires créatifs à suivre l’appel du Christ vers l’avenir. J’ai récemment essayé de récapituler en une phrase mon activité et voilà ce que cela a donné : Je crée des liens et inspire des leaders créatifs atypiques (qui sortent des sentiers battus) pour les aider à rester fidèles à eux-mêmes et à faire des merveilles. La communication créative est une grande part de ce que je suis : l’imagination est si importante et pourtant tellement sous-évaluée chez les responsables. Rien ne se passe si quelqu’un ne l’imagine pas ! L’un de mes terrains d’essai créatifs est la photographie.
(4) Ces dernières années, vous avez produit des éléments de ressource pour les Églises émergentes : de quel type ?
Au départ, nous avons créé un site web pour collecter des récits – www.emergingchurch.info Puis, plusieurs d’entre nous y ont adjoint des blogs et le partage de matériau en ligne – idées, livres, liturgies, photos. Le mouvement était très calé dans le domaine du web et donc on a beaucoup partagé nos ressources gratuitement de cette façon. J’ai alors créé une société www.proost.co.uk où nous avons publié de la musique, des livres et des films – tout ce qui pouvait encourager le côté créatif de notre aventure. Les liturgies etc. étaient élaborées par des communautés et non par un organisme ecclésiastique centralisé. Cela a été un atout important – le fait que la liturgie et le culte soient l‘élaboration des personnes concernées et non quelque chose d’imposé venant d’ailleurs. Le labyrinthe a été un autre événement qui nous a surpris – la façon dont les gens ont répondu – www.labyrinth.org.uk
(5) Pouvez-vous nous parler de vos activités sur internet ?
Je suis un blogueur et je trouve que c’est un espace magnifique pour partager les idées avec tous ceux qui se joignent au voyage http://jonnybaker.blogs.com (voir la présentation sur le site de Témoins : https://www.temoins.com/innovations/expression-nouvelle-le-blog-de-jonny-baker.html ). Je partage des photos en ligne sur www.flickr.com/photos/jonnybaker/
Il existe plusieurs sites qui encouragent la création – par ex. www.emergingchurch.info , www.alternativeworship.org , www.smallfire.org , www.smallritual.org et d’autres réseaux et forums de discussion qui évoluent régulièrement. Evidemment il y a aussi twitter et facebook, mais c’est surtout pour ceux qui fréquentent ces réseaux.
(6) Vous êtes un grand témoin du développement de l’Église émergente en Grande Bretagne ces dix dernières années : quelles en sont les principales étapes ?
Cela a commencé par le ministère auprès des jeunes, ce que l’on oublie souvent. Ceux qui annonçaient l’Évangile aux adolescents se sont rendu compte que les jeunes étaient intéressés par Jésus, mais pas par l’Église. On a donc commencé à y parler interculturel – le ministère d’incarnation faisait rage. Mais au fur et à mesure que les gens avançaient en âge, on s’est rendu compte que ce n’était pas seulement le problème des jeunes. Les cultes alternatifs qui ont commencé par le service du soir à Glasgow et NOS à Sheffield ont ouvert une toute nouvelle approche de la liturgie et de l’Église qui avait des rapports très nouveaux à la culture et à la tradition. Contrairement au mouvement charismatique qui semblait se moderniser et se débarrasser de la tradition, le culte alternatif se tournait vers la tradition, mais d’une façon imaginative, la mélangeant à la vie de tous les jours et à la culture populaire. Sa théologie était beaucoup plus sacramentelle. Puis, je pense que les gens ont commencé à se rendre compte que ce n’était pas seulement une question de mission ou de liturgie – on devait tout changer et on a commencé à parler d’Église émergente. Et l’Église d’Angleterre a suivi, encourageant cette pratique et mettant sur pied une équipe pour aider l’Église à s’y engager : Fresh expressions (http://www.freshexpressions.org.uk ) – Expressions nouvelles. Ainsi différents faisceaux ont formé un mouvement qui mettait la mission à l’ordre du jour de l’Église de façon nouvelle et excitante, en face d’une tendance au déclin. La dernière vague commence à penser que la tradition monastique a quelque chose à nous apprendre pour nourrir la vie de foi ;elle pourrait aussi aider une communauté missionnaire à élaborer une nouvelle façon de faire Église à la manière des jésuites ou des franciscains engagés dans la vie plut ô t que cloitrés. CMS dont je fais partie a été reconnue comme une communauté missionnaire, c’est-à-dire une communauté ecclésiale de l’Église d’Angleterre qui fait partie de l’Église mais insuffle d’une façon originale une énergie missionnaire dans l’Église. Une première personne vient d’être appelée à recevoir l’ordination pour ê tre prêtre missionnaire à l’intérieur de CMS plutôt que dans un diocèse, ce qui est tout à fait nouveau et enthousiasmant.
(7) Dans quelle mesure la croissance de l’Église émergente a-t-elle modifié le paysage religieux de la Grande Bretagne ?
La mission est vraiment à l’ordre du jour de l’Église d’une façon qui était impensable il y a 10 ans. Il y a encore beaucoup à faire et beaucoup de résistance, mais cela a un impact réel.
(8) Quels ont été les facteurs favorables ? Quelles difficultés ?
Ce qui a été essentiel, c’est une combinaison entre centre et frontières. Nous avons eu une pratique des frontières qui est essentielle, libérant des personnes pour conduire une mission nouvelle et créative. Mais il y a eu des personnes loyales et radicales au centre, qui ont créé l’espace, donné la permission, préparé le changement de structures pour permettre cela. Rowan Williams (*) a été un personnage clef dans ce domaine. Il est normal qu’il y ait des problèmes dans les institutions : le changement est difficile, mal compris et on n’investit pas assez dans la mission. La force de gravité du statu quo est très grande et tire vers le repli sur soi.
(9) L’Église émergente garde-t-elle son originalité à côté des Églises plus classiques ?
Je vois des vagues de choses nouvelles. Certaines sont plus créatives que d’autres, mais c’est bien. Le défi est de continuer à aller de l’avant et à prendre des risques.
(10) Quelles sont les approches théologiques les plus appréciées dans les communautés émergentes ?
La théologie contextuelle est centrale, ainsi qu’une théologie missionnelle et une théologie de la culture tout à fait nouvelle.
(11) Quelles sont les différences entre l’Église émergente en Grande Bretagne et celle des États-Unis ?
Elle existe depuis beaucoup plus longtemps ici et beaucoup de gens disent que les USA ont 10 ans de retard. C’est aussi parce que beaucoup plus de gens y fréquentent l’Église et donc il n’y a pas la même pression.
D’autre part, le point de départ aux USA a été ce que l’on a appelé le réseau de leaders qui était principalement un réseau baptiste de type Vineyard (évangélique néocharismatique). Tandis qu’au Royaume uni, c’est davantage parti de l’Église d’Angleterre. Aussi, aux USA, il a eu une attitude beaucoup plus négative envers les dénominations. Cela a évolué ces dernières années car davantage de personnes faisant partie des dénominations principales s’engagent dans ce sens et je crois personnellement que là est l’avenir. En général, l’Église américaine connaît de plus fortes tensions entre dénominations et donc les gens s’échauffent plus et il y a davantage de pinaillage sur des points qui nous semblent vraiment sans objet ici.
(12) Comment voyez-vous le développement de l’Église émergente dans le monde ? Quelle coopération internationale ?
Ce fut une discussion occidentale parce que c’est là que le tournant postmoderne a été pris. Mais, à CMS, nous remarquons que, dans les villes d’Afrique, de jeunes adultes commencent à se mettre en groupe pour en parler, aussi je pense que cela va essaimer. La question est de s’unir dans une mission contextuelle. Si nous pouvons nous rassembler autour de cette sorte d’approche, elle est valable partout. Je pense que son attachement au réel local plutôt qu’aux idées imposées de l’extérieur convient tout à fait à notre nouveau monde global post colonial. Mais attendons de voir.
(13) Dans le cadre de Church Mission Society, vous organisez un programme de formation pour les leaders des communautés émergentes : pourquoi ce programme ? Quelles en sont les caractéristiques et l’originalité ?
Oui, c’est ma dernière entreprise – voir www.pioneer.cms-uk.org – L’une des recommandations du dernier rapport de l’Église d’Angleterre, Mission Shaped Church (une Église configurée par la mission) était qu’il nous f allait une nouvelle forme de leadership pour mettre en route de nouveaux projets et communautés missionnaires. Le nom donné était ‘pionnier’ plutôt que pasteur/maître. De nombreuse s universités et autres lieux de formation répondirent à cette recommandation qu’ils allaient former des gens, mais ils les ont formés exactement de la même façon qu’avant, à part quelques sessions supplémentaires sur la manière d’être pionnier – ce que l’on appela ‘prêtre plus’ !!! Il n’est donc pas surprenant que beaucoup de gens en furent frustrés. C’est alors que nous sommes intervenus en disant que cela demandait une approche tout à fait nouvelle. Nous avons donc mis sur pied une nouvelle filière de formation où les gens restent dans un contexte de mission pionnière et nous les aidons à développer cela sur le terrain. Le cours tout entier se fait dans l’esprit d’imagination et de mission pionnière. C’est un vrai défi et c’est passionnant ! J’essaie actuellement de persuader l’Église d’Angleterre de me laisser former les pionniers ordonnés en même temps que les pionniers et leaders laïcs. Vous pouvez voir cela sur le site : le but est que les gens soient des pionniers capables de partager avec une communauté d’autres pionniers en formation.
(14) Pouvez-vous décrire l’histoire de quelques uns des étudiants qui participent à ce programme de formation ? Quelle est la relation entre l’expérience et la formation ?
Trois étudiants démarrent des communautés missionnaires nouvelles avec de jeunes adultes. Un commence un club de théâtre et une aumônerie sportive comme lieu d’évangélisation. Un autre exerce sont ministère auprès des chercheurs de spiritualité dans les festivals new age. Je les trouve très stimulants. La méthode de formation est l’action-réflexion – ainsi l’expérience et la réflexion sont très liées, ce qui est la meilleure façon d’apprendre.
(15) Quel avenir voyez-vous pour l’Église émergente en Grande Bretagne ?
Je pense qu’il va y avoir une croissance des mouvements missionnaires qui aident les gens à vivre en mission là où ils sont. Je pense qu’il y aura aussi une augmentation du nombre de personnes vivant dans des petites communautés de maison. Je pense que l’Église va rencontrer de grandes difficultés financières, mais tout doucement, incognito, quelque chose de nouveau va continuer à émerger sur ses frontières.
Interview de Jonny Baker par Jean Hassenforder.
Merci à Edith Bernard pour la traduction.
(*) NdT : Archevêque de Cantorbéry, Primat de la Communion anglicane.