Les Eglises émergentes en question[s]
Pour achever cet état des lieux, et après avoir tenté d’esquisser le contexte, les définitions, les types, puis les caractéristiques des Eglises émergentes, je propose de mettre en question ces nouvelles formes d’Eglise, et dans un double sens : soulever les questions que l’on peut soulever dans une démarche critiques vis-à-vis des Eglises émergentes, mais aussi écouter les critiques que, d’une certaine manière, les Eglises émergentes adressent à une ecclésiologie plus classique.
Critiques adressées aux Eglises émergentes
Si les Eglises émergentes apportent un renouveau fort intéressant au paysage ecclésial contemporain, ce vent de fraîcheur n’est donc pas non plus sans susciter certains questionnements légitimes.
La question des ministères est une des critiques majeures qui peut être adressée aux Eglises émergentes. D’une part, très peu est dit sur cette question importante, mais certains vécus peuvent poser questions. Que ce soit à propos de la reconnaissance des ministères, que ce soit par rapport à la formation, que ce soit par rapport à l’ordination, ou encore sur les modalités de nomination. Certes, certains projets ecclésiaux émergents s’insèrent dans des structures ecclésiales qui trouvent des solutions d’adaptation en phase avec des pratiques fondées, mais il faut bien reconnaître qu’il y a aussi du tâtonnement dans beaucoup de cas. Toute la question de leadership ecclésial est posée. La fonction pastorale semble parfois s’être dissoute, et on peut s’interroger sur ce qu’il advient d’éléments importants que sont l’accompagnement pastoral et la relation d’aide, par exemple. De plus, les Eglises émergentes ne sont-elles pas trop dépendantes de leaders visionnaires et créatifs qui une fois qu’ils ont passé le relais peuvent laisser un vide ? Il y a certes un désir fort de démocratisation et d’invitation à des initiatives diverses et variées, mais quels sont les critères qui qualifient une personne à implanter ou diriger une Eglise locale, fut-elle innovante et émergente ?
Une autre critique qui découle de cette question des ministères concerne les sacrements ou les actes pastoraux. Quelles sont, par exemple, les conséquences ecclésiologiques d’un déplacement de la Sainte-Cène dans les maisons, ou dans des réunions informelles. Sans nier la pratique néotestamentaire, n’y a-t-il pas là une banalisation d’un acte fort porteur de sens. Sans parler de la question du baptême, très peu évoquée et dont on ne sait pas trop comment elle se vit.
Du reste, cela pose la question du statut de membre d’Eglise. La traditionnelle distinction entre professants et multitudinistes vole en éclat dans le courant de l’Eglise émergente. Puisque la question de l’appartenance se pose, quelles sont les modalités des liens qui se tissent au sein d’une communauté. Le baptême perd-il sa fonction d’être un signe d’entrée dans l’Eglise ?
Une des raisons du relatif silence à propos des modalités de reconnaissance des conversions n’est-il pas finalement dû au fait que les Eglises émergentes n’ont peut-être pas à ce jour démontré la croissance espérée. Certes, il n’est probablement pas inutile de remettre en question certains modèles de croissance ecclésiale, mais les nouvelles modalités d’Eglise proposées ont-elles été une réponse ou une solution à la chute de la fréquentation des Eglises ? Il semble, il est vrai, qu’en Angleterre, la courbe négative qui ne cessait d’augmenter a depuis inversé sa tendance : la baisse de fréquentation continue mais au lieu de s’accélérer, elle ralentit [65]. Ceci étant, et même s’il faut donner du temps aux Eglises émergentes de se développer et d’avoir un éventuel impact durable et bénéfique, force est de constater qu’à ce jour, les fruits de l’émergence de ces Eglises ne sont pas à la hauteur des espérances.
Par ailleurs, à trop vouloir innover et favoriser l’interaction, la prédication ne perd-elle pas dans certains cas sa dimension cultuelle et sa potentialité d’être parole de Dieu. Sans vouloir sanctuariser la parole de la prédication, comment envisager son statut spécifique afin qu’elle ne soit pas considérée comme une parole au milieu de tant d’autres, mais qu’elle conserve son impact salvateur et transformateur.
Dans la même direction d’une réflexion sur la possible confusion entre moyens de communication et le contenu de ce qui est communiqué, on peut porter un regard critique sur l’usage qui est parfois fait des nouvelles technologies au sein des Eglises émergentes. N’y a-t-il pas parfois confusion entre le média et ce que le média véhicule ou rend possible ? Il ne suffit de diffuser en live, d’être présent sur les réseaux sociaux, d’utiliser de la vidéo ou de la musique numérique, de twitter, etc., pour répondre aux besoins spirituels profonds des contemporains. Sans généraliser, il peut arriver que certaines Eglises émergentes fassent de tous ces moyens une fin.
Se pose également la question de la territorialité de l’Eglise. S’il y a une mutation d’une territorialité géographique à une territorialité probablement plus culturelle ou relationnelle, quelles en sont les conséquences ? Il n’est pas inintéressant de considérer son territoire comme un réseau de relations au sein d’une population dispersée avec laquelle des points de convergence existent. Mais ne perd-on pas l’idéal de faire Eglise avec son prochain, qui peut aussi être matériellement et géographiquement proche, avec la richesse des différences qui ne sont pas esquivées, mais accueillies et considérées comme stimulantes.
Enfin, on peut mentionner la question d’une certaine forme de relativisme chez certains émergents. A trop vouloir favoriser le cheminement spirituel propre à chacun, une vision narrative de la foi et de la Bible, une adaptation au pragmatisme ambiant, la prise en compte de l’émiettement des convictions, l’acceptation que nous ne pouvons avoir de réponses absolues à tout, cela ne suscite-t-il pas une subjectivité qui est propice au relativisme ? Ce sont là autant d’éléments qui sont probablement justes et bons s’ils sont vécus de manière équilibrée, mais leur exacerbation peut probablement amener à élargir tellement le cadre ecclésial que cela peut aussi être source d’un manque de repères. Le prophète Esaïe, comparant la stérilité du peuple d’Israël à celle d’une femme, s’est fait l’écho de la joie de l’annonce de fécondité qui passe par un double mouvement d’élargissement, mais aussi d’ancrage : « Elargis l’espace de ta tente, les toiles de tes demeures, qu’on les distende ! Ne ménage rien ! Allonge tes cordages et tes piquets, fais-les tenir » [66]. N’en est-il pas de même aujourd’hui face à une certaine forme de stérilité ecclésiale dans nos sociétés contemporaines : il est important d’élargir l’espace de l’Eglise, ce que font sans aucun doute les Eglises émergentes, mais cela n’est fructueux qu’en ancrant plus profondément ses piquets. A ce titre, les Eglises émergentes pourraient gagner à intégrer plus pleinement certains marqueurs identitaires d’une Eglise dont l’émergence ne date pas d’hier.
Critiques adressées par les Eglises émergentes
Si les Eglises émergentes sont évidemment critiquables, elles n’ont pas le monopole des reproches que l’on peut faire, ou des questions que l’on peut poser aux Eglises. Parce que la critique fait grandir, qu’elle permet de s’interroger sur son identité, ses croyances, ses pratiques, il n’est pas inutile de constamment poser un regard exigeant sur l’Eglise. D’une certaine façon, le courant de l’Eglise émergente apporte un regard critique sur les Eglises établies, et les interroge sur les manières dont elles vivent leurs raisons d’être.
L’interpellation probablement la plus forte que les Eglises émergentes adressent aux Eglises établies concerne la mission, tant dans son fondement inhérent à la nature de l’Eglise que dans les modalités de sa réalisation. Il est parfois plus rassurant pour les Eglises d’être centrées sur ceux qui la composent plutôt que d’envisager s’ouvrir à ceux qui ne font pas [encore] partie de la communauté de Jésus. Par leurs engagements parfois radicaux au service de la mission de Dieu, les Eglises émergentes interpellent non seulement les intentions parfois absentes mais aussi la cohérence entre les discours et les pratiques. Il est clair que la majorité des Eglises souhaitent conceptuellement être engagées dans des processus d’évangélisation. Le passage entre les intentions théoriques et les réalités pratiques ne sont néanmoins pas toujours au rendez-vous. Il est vrai que le contexte de laïcité et les résistances manifestées vis-à-vis des Eglises en général ne poussent pas à l’action ou à l’adaptation en vue de la priorité de la mission. Les Eglises émergentes par leurs engagements volontaires et créatifs dans ce domaine montrent le chemin.
En invitant à passer d’un modèle attractionnel à un modèle incarnationnel, les Eglises émergentes n’invitent pas seulement à un engagement missionnaire, mais proposent aussi un changement quant à la manière de vivre la mission. Ce faisant, les Eglises émergentes critiquent clairement une approche de l’évangélisation souvent ecclésio-centrée qui ne leur parait ni biblique, ni même fructueuse.
De manière assez liée, les Eglises émergentes agissent également comme un aiguillon en ce qui concerne la dimension institutionnalisée de l’Eglise et ses limites. Les émergents ne sont pas les premiers ni les derniers à montrer que si un certain niveau d’organisation est nécessaire, trop de structure étouffe l’Eglise dans une institution parfois sclérosante. Par leurs modèles ecclésiaux alternatifs, les émergents montrent que les formes instituées d’Eglise ne sont pas une fatalité. Si le modèle d’Eglise forteresse peut présenter certains avantages, il a également de nombreux inconvénients.
L’innovation liturgique de nombreuses Eglises émergentes est aussi porteuse d’un regard parfois sévère sur le sens de l’adoration de certaines Eglises plus établies. Les messes et les cultes offerts à Dieu favorisent-ils plus les traditions ou une adoration authentique ? La passion autour des questions liturgiques n’est pas nouvelle, mais la créativité émergente dans ce domaine n’est pas sans interpeller les schémas parfois répétitifs de bien des célébrations [67] .
L’insistance que les Eglises émergentes mettent sur la cohérence entre les croyances et le vécu chrétien en tant que disciple de Jésus peut être considérée comme une critique des Eglises qui accentuent une démarche cognitive de la foi. Si cette approche rationnelle de la foi n’est évidemment pas condamnable, le message émergent pourrait être une invitation à un plus grand équilibre. Certes on ne croit pas qu’avec la tête, et si les croyances peuvent susciter l’adhésion de l’être entier, corps, âme et esprit, les émergents montrent que suivre Jésus, donc faire partie de l’Eglise, n’est pas du seul ordre des croyances. Pour affirmer l’identité chrétienne, aux affirmations doctrinales peuvent se mêler la vie spirituelle, les relations, les questionnements, les pratiques.
Les Eglises émergentes apportent enfin une critique vis-à-vis d’une certaine forme de sacralisation des lieux, des temps, des personnes, des rencontres, des objets, des pratiques. La notion de sacralisation implique une dichotomie qui dépasse souvent la notion plus biblique de sainteté. Certes, il est utile de préserver des espaces ou des moments consacrés à des intentions spirituelles particulières, mais les Eglises émergentes critiquent une vision où l’Eglise ne serait qu’un moment de la semaine, en un lieu défini, dans lequel certaines personnes particulières ont des prérogatives spéciales. Même si ce n’est pas volontaire de la part d’Eglises établies, c’est néanmoins la perception qui en est faite. Il y a donc là une invitation à oser vivre une vie spirituelle intégrée à tous les aspects de la vie, où l’Eglise advient partout où l’Esprit de Dieu se manifeste.