L’Eglise émergente dans la culture émergente
Commençons donc par évoquer quelques jalons qui caractérisent la culture émergente afin de mieux comprendre le contexte dans lequel l’Eglise émergente se développe. Il ne s’agit pas ici de développer ces points, car même si cela était par ailleurs intéressant, le but est simplement de poser le « décor » dans lequel le mouvement de l’Eglise émergente se construit. Voici donc quatre éléments clés qui nous semblent caractériser notre société actuelle et avoir une influence jusque dans la manière de concevoir l’Eglise.
La culture émergente est postmoderne
La modernité caractérise une époque que l’on peut faire remonter jusqu’au XVIe siècle et qui a été marquée par l’essor de la rationalisation et de l’individualisme. La postmodernité est à la fois un large phénomène culturel et sociologique, et une idéologie. Elle touche donc à de nombreux domaines et a de nombreuses facettes. Millard Erickson en cite plusieurs[1] : la vérité n’est plus quelque chose d’objectif ; il n’y a pas de valeurs universelles, chacun pose ses propres standards ; les relations priment ; l’éthique est moins importante que l’étiquette ; faire quelque chose de mal est moins mauvais que dénoncer quelqu’un ; toutes les opinions sont respectables ; l’intention est le plus important. Il montre que la postmodernité touche tous les domaines de la société [famille, université, politique, sport, religion, finances, etc.].
On peut alors légitimement s’interroger sur la place de Dieu, de la foi et de l’Eglise dans ce contexte postmoderne. Dans son chapitre, « L’Evangile et le contexte postmoderne » [2]Stanley Grenz invite à donner corps à un Evangile qui soit post-individuel [si les prises de position individuelles restent importantes, elles ne peuvent plus aller sans un sens aigu de la communauté], post-rationnel [notre approche de l’Evangile ne doit pas être anti-intellectuelle, mais la dimension intellectuelle doit être mise dans la perspective d’une expérience humaine et les tentatives de donner du sens à la vie], post-dualiste [le holisme chrétien postmoderne, dit-il, va au-delà de la réunion de l’âme et du corps mais inclut la dimension sociale : le relationnel], et post-noeticentrique [le but de l’existence n’est pas d’accumuler des connaissances mais d’atteindre une certaine sagesse].
Ceci étant, la notion de postmodernité est plurivoque. Si le préfixe « post » associé à la notion de modernité met en évidence une forme de dépassement de la modernité, ce dépassement peut prendre plusieurs orientations. Il me semble qu’il existe aujourd’hui trois axes de la postmodernité. Une postmodernité réactionnaire, où du fait des conséquences considérées comme négatives de la modernité, il s’agit de revenir en arrière. C’est ce qui amène les fondamentalismes. Il existe aussi une postmodernité qui est une radicalisation ou une exacerbation de la modernité, appelée par certains : ultramodernité ou hypermodernité. C’est ce qui amène une forme de déconstruction ou de libéralisme. Et puis il existe une troisième forme de postmodernité plus reconstructiviste qui cherche non pas à renoncer aux valeurs modernes pour revenir en arrière, ni à entrer dans une démarche de déconstruction, mais qui cherche une nouvelle synthèse culturelle qui corrige les erreurs et compense les faiblesses de la modernité, sans nier ni rejeter ce qu’il y a de juste, de vrai et de positif dans la modernité. Certes les frontières entre ces trois postmodernités ne sont pas étanches, et il y a des éléments transversaux qui peuvent créer des ponts entre ces différentes conceptions, cependant si la postmodernité me semble être une notion qu’on ne peut pas nier, ses orientations sont tellement multiples que tout le monde ne dit pas forcément la même chose pour parler de sa réalité.
La culture émergente est postchrétienne
On considère aujourd’hui qu’en France, moins de 5 % de la population fréquente une Eglise chaque semaine. Et on pourrait multiplier les statistiques pour illustrer à quel point au cours des dernières décennies nos sociétés vivent une mutation fondamentale vis-à-vis des Eglises. Nos sociétés dites chrétiennes ne le sont plus vraiment, en tous cas au sens où on l’a longtemps entendu. Les Eglises ont de plus en plus de mal à susciter l’adhésion à des croyances et à des pratiques chrétiennes au sein de la société. C’est le constat que fait Stanley Hauerwas quand il affirme dans son livre After Christendom ? : « La fracture cruciale de notre temps n’est pas ? comme souvent affirmé ? entre la modernité et la postmodernité, mais lorsque l’Eglise perd la capacité de façonner les désirs et les habitudes de ceux qui prétendent être chrétiens » [3] En chrétienté, l’Eglise avait de l’impact sur la société et d’une certaine manière façonnait la vie des gens et des Etats ; maintenant que cette influence est en perte de vitesse là où elle n’a pas encore disparu, on peut donc dire que nous sommes entrés en postchrétienté.
Pour Stuart Murray, « la postchrétienté est la culture qui émerge au moment où la foi chrétienne perd sa logique au sein d’une société qui a été modelée par le récit chrétien et alors que les institutions qui ont été construites pour exprimer les convictions chrétiennes perdent leur influence » [4] Ceci étant, la postchrétienté n’implique pas nécessairement un effacement de la foi chrétienne. A terme, certaines Eglises sont menacées d’extinction. Une implosion n’est pas impossible. Mais pour Murray, l’avenir dépend de nous : « Il dépend de la manière dont nous serons capables de ré-imaginer le christianisme dans un monde que nous ne contrôlerons plus. La chrétienté est mourante mais un christianisme nouveau et dynamique peut renaître de ses cendres » [5] De plus, la postchrétienté ne sera pas la même que la préchrétienté. Certes cette dernière nous apparaît comme un exemple dans la mesure où la foi chrétienne s’y répand, indépendamment des compromissions historiques qui se mettent ensuite en place. Mais la chrétienté, en se retirant, laisse des traces à la fois positives et négatives : « Comme héritiers de la chrétienté, nous devons décider quels sont les bagages qui nous alourdissent et que nous devons abandonner, et les précieuses ressources qui peuvent nous accompagner dans la poursuite du voyage » [6] Michel Benoit affirme : « La chrétienté fout le camp ? Oui, c’est fait. Cette période-là est arrivée à saturation, comme tant d’autres avant elle. C’est la fin d’un monde, mais ce n’est pas la fin du monde » [7] Aurons-nous la créativité, l’audace, le courage et l’imagination pour inventer les nouveaux modes de la foi dans la lignée de Jésus ? C’est en quelque sorte le défi que cherche à relever le courant de l’Eglise émergente.
La culture émergente est ouverte à la spiritualité
Si nous vivons aujourd’hui en postmodernité et en postchrétienté, il importe de souligner que cela n’est pas contradictoire, bien au contraire, avec une soif de spiritualité. Il s’agit ici de distinguer entre deux choses qui n’ont pas toujours été distinctes mais qui le sont devenues aujourd’hui. D’un côté il y a la religion, les Eglises vues comme des institutions et les exigences doctrinales et morales qui vont avec. Cela est grandement rejeté par nos contemporains. Mais d’une autre côté, il y a la foi, la spiritualité, la quête de sens, la recherche d’une transcendance… Cela reste d’actualité. Dan Kimball parlant des nouvelles générations n’hésite pas à affirmer qu’elles « aiment Jésus mais pas l’Eglise »[8]. Luc Ferry et Marcel Gauchet vont d’ailleurs jusqu’à débattre ce que qu’ils appellent « Le religieux après la religion »[9]. Sans parler du fait que certains, comme André Conte-Sponville, plaident pour une spiritualité laïque, sans Dieu[10].
En tous cas, nous vivons aujourd’hui dans un monde de tolérance presque total. « Crois ce que tu veux, si cela est bien pour toi ». Alors que les Eglises se plaignent de leurs bancs vides, la recherche de spiritualité augmente. Le voyage spirituel de chacun, définit sa foi. Celle-ci est de moins en moins basée sur des doctrines mais sur des expériences. La religion institutionnelle est abandonnée en faveur d’une religion bricolée avec des contenus trouvés dans le supermarché des religions. Cette nouvelle spiritualité pose donc de nouveaux défis car elle n’est souvent plus liée à des autorités traditionnelles, mais est plutôt un choix individuel et une interprétation personnelle de la vie.
C’est dans cette dynamique que Grace Davie a développé la théorie selon laquelle la manière de vivre la religion aujourd’hui est un « believing without belonging »[11]. Les gens croient, mais sans appartenir à une communauté religieuse. Danièle Hervieu-Léger nuance et décrit différemment le monde religieux. Pour elle il est tout à fait possible d’appartenir à une Eglise sans croire, et il existerait donc aussi un « belonging without believing » [12]. Il y a là deux positions qui semblent opposées mais qui ne s’excluent pas. Il existe des gens qui appartiennent à une Eglise à cause de la tradition, mais qui ne croient pas vraiment ou au moins ne pratiquent pas leur foi. En même temps, comme le propose Grace Davie, il y a la tendance à croire sans appartenir à une Église. Reprenant les deux figures proposées par Danièle Hervieu-Léger, le pèlerin et le converti comme figures possibles du nouveau croyant à côté de la figure classique du pratiquant, Frédéric de Coninck souligne que « le converti correspond sans doute à une des tendances de la société actuelle : la valorisation des relations amicales, des groupes d’échange et l’expression publique des émotions. Mais le pèlerin en représente une autre face : une grande mobilité, des appartenances révisables, un fonctionnement en réseau, un brassage de multiples liens et communications ». Et il insiste alors sur l’importance de « nous attendre à rencontrer une recherche spirituelle qui se moule dans ce type d’inscription sociale et pas seulement dans le mode communautaire du converti »[13]. Néanmoins, l’homme a besoin que son expérience religieuse soit légitimée, que son authenticité soit attestée d’une manière ou d’une autre. Donc, même s’il se veut indépendant, il reste interdépendant. Il n’est pas possible de se séparer totalement des autres, de sa culture, de son environnement ni de sa tradition. Les Eglises émergentes peuvent-elles réussir à prendre en compte cette soif de spiritualité tout en évitant les écueils de l’individualisme spirituel ? C’est en tous cas un autre de ses défis.
a culture émergente est googlelisée
L’essor de nouvelles technologies a profondément changé notre manière de concevoir le monde, et même de réfléchir, d’être en relation. Au-delà de médias nouveaux qui amènent des changements sur les moyens de communiquer, cela a aussi une influence bien plus profonde, que l’on peut considérer comme la googlelisation des esprits. Nicholas Carr montre bien l’impact de ces nouvelles technologies[14]. Cela affecte nos modes de cognition, encourageant à la lecture fragmentée, à la pensée dispersée, aux contenus accessibles dans l’instant, aux grandes étendues de connaissances, hélas plates comme des crêpes. Il affirme que nous n’avons plus la patience de lire plus de trois paragraphes ou trois pages à la suite sans que notre attention soit distraite par un lien hypertexte, l’arrivée d’un email, un bip ou un clic. Du coup, l’esprit se déplace horizontalement à la surface du savoir et de l’information, perdant la verticalité de la lecture lente, celle de l’épaisseur culturelle, des associations d’idées, des intuitions, de l’interprétation et non du simple décodage d’informations instantanées.
Comme le montre Henri Bacher[15], il va sans dire que la nouvelle culture qui se développe sous nos yeux et surtout par nos écrans, a plus à voir avec l’oralité qu’avec la culture de l’écrit. Notre communication se fait par pictogrammes interposés, par images animées, par gestes, par chansons, par flux audio ou vidéo. Sur des écrans de plus en plus petits et de plus en plus performants, comme les smartphones et autres tablettes numériques. Or face à cette nouvelle ère de l’oralité numérique, les Eglises se donnent l’impression qu’ils s’adaptent en transposant les anciens contenus sur les nouveaux supports, sans en changer ni le contenu, ni la forme. Pourtant c’est bien en mettant en œuvre des changements plus radicaux que les Eglises pourront relever le défi de mettre en phase l’Eglise avec la culture googlelisée de nos contemporains. Il s’agit donc de s’interroger sur comment transposer un contenu destiné à des lecteurs à un contenu destiné à la culture orale ; comment repenser la théologie destinée à des gens lettrés pour des gens qui appréhendent la réalité d’une autre manière, celle de l’homme oral ?
Les changements socio-culturels ici très [trop] rapidement évoqués posent la question de l’adaptation culturelle de l’Eglise. L’Eglise a-t-elle pour vocation, dans un monde où tout change, de ne pas évoluer et de témoigner de ce qui est immuable ou bien d’accompagner les mutations afin de mettre en valeur l’actualité toujours neuve de l’Evangile. « Toutes les Églises sont prises aujourd’hui dans ce débat entre tradition et innovation. Reproduire ou traduire ? Préserver le “dépôt de la foi”, ou risquer des mots qui renouvellent ? Comment l’Église va-t-elle assumer cette situation nouvelle, et s’inscrire dans cette mutation ? Entre les modèles dont elle a hérité, et la nouveauté qu’elle affronte, entre enracinement et itinérance, comment va-t-elle prendre corps ? »[16]. A cette question posée, Brian McLaren répond sans détour : « Vous voyez, si nous avons un nouveau monde, nous aurons besoin d’une nouvelle Eglise. Nous n’avons pas besoin d’une nouvelle religion en soi, mais d’un nouveau cadre pour notre théologie. Pas d’un nouvel Esprit, mais d’une nouvelle spiritualité. Pas d’un nouveau Christ, mais d’un nouveau type de chrétiens. Pas d’une nouvelle dénomination, mais d’un nouveau type d’Eglise. […] Or la réalité est là, il y a un nouveau monde »[17]. L’Eglise émergente se veut être ce nouveau type d’Eglise en phase avec le nouveau monde dans lequel nous vivons. Essayons donc d’en dresser les contours et de définir ce que l’on peut entendre par Eglise émergente.