La situation française
Pour envisager la situation française, on peut d’abord se demander si la conversation émergente s’y déploie et si le courant de l’Eglise émergente s’y développe. Or la réponse est clairement mitigée. Oui, il y a bien des choses qui existent, des Eglises qui bougent, des gens qui s’engagent, des initiatives qui voient le jour. Non, on ne peut pas dire qu’un véritable courant soit établi, qu’un réseau soit en place, qu’une dynamique soit à l’œuvre. Si elle n’est donc pas inexistante en France, la conversation émergente est restée et reste relativement embryonnaire en comparaison avec d’autres. Un de ses moteurs principaux est l’association interconfessionnelle Témoins [15] qui observe mais aussi encourage le mouvement de l’Eglise émergente. Il est par ailleurs intéressant de mentionner que parmi les moteurs de l’Eglise émergente de l’Europe francophone, ce sont parfois nos voisins belges et suisses qui alimentent la conversation émergente. C’est le cas de Matthias Radloff avec son blog intitulé Eglise de demain [16] et Henri Bacher avec son site Logoscom [17] du côté suisse, alors qu’Eric Zander [18] donne une tonalité belge. Au niveau des publications, Jean Hassenforder est prolixe sur le sujet et a écrit de nombreux articles sur l’Eglise émergente [19]. David Brown a aussi apporté sa part au débat [20]. Enfin, il faut signaler la traduction de trois livres anglophones : le premier de l’anglais Michael Moynagh en 2003 [21]; le deuxième de l’américain Brian McLaren en 2006 [22], tous deux en faveur de l’Eglise émergente. Ce dernier a suscité de vifs débats contribuant d’une certaine manière à la conversation francophone sur l’Eglise émergente, même si cela relate autant les élans que les freins qu’elle suscite [23]. D’ailleurs, la troisième traduction, qui est une initiative québécoise, est de Donald Carson, en 2008 ; un livre qui est nettement plus prudent et même critique vis-à-vis de l’Eglise émergente, ou en tous cas d’une frange de l’Eglise émergente [24]. Enfin, la thèse de doctorat de la présidente des Réseaux du Parvis, Cécile Lerebours Entremont, est une contribution importante à la conversation émergente francophone [25].
En lien, non plus seulement avec la conversation émergente mais avec les réalités du terrain, il importe justement de mentionner l’impact et l’apport des Réseaux du Parvis [26] qui rassemblent entre sept et dix mille chrétiens, principalement catholiques mais aussi protestants et unitariens, réseaux qui se présentent comme un courant de l’Eglise émergente :
« Comme dans d’autres courants de l’Eglise émergente, les associations du Parvis se constituent à partir d’une préoccupation, d’une motivation ou d’une recherche commune qui les rejoint dans leur quotidien et qui cimente leurs liens. […] Le Parvis est un passage ouvert, entre l’intérieur et le monde extérieur ; c’est un espace de rencontres, de débats, d’innovations. Un lieu de liberté et de créativité ! Sur le Parvis, ça circule, on rencontre encore d’autres groupes d’autres appartenances, croyants ou non. Et enfin, sur le Parvis, on est tous à la même hauteur ! Pas de piédestal, de chaire, de hiérarchie : le réseau est horizontal, souple, ouvert. Les “chercheurs de vérité” à la suite de Jésus qui se rassemblent au Parvis pratiquent une ecclésiologie nouvelle en partageant les diverses manières de concrétiser leurs valeurs communes : la fidélité au message de l’Evangile, la primauté de l’humain et des chemins d’humanisation, la nécessité du dialogue et du débat, la fraternité humaine et la solidarité face à toutes les exclusions, la liberté de recherche spirituelle et théologique » [27].
C’est probablement ces Réseaux du Parvis qui sont finalement les expériences émergentes les plus structurées en France. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas ailleurs des expériences d’Eglises émergentes, mais ce sont soit des initiatives relativement isolées, soit le développement d’expériences assez spécifiques qui s’occupent d’un segment particulier de la nébuleuse émergente. On peut par exemple évoquer les mouvements d’Eglises de maison ou de cellules comme celui du réseau Luc 5 [28].
En synthèse, comme l’a écrit Jean Hassenforder, si certains pays comme la Grande Bretagne sont véritablement en marche, « la France reste en attente » [29]. Cela est-il inéluctable ou cela peut-il changer ? Pour répondre à cette question, il serait intéressant d’utiliser un outil d’analyse bien connu sous le nom de SWOT [30], qui invite à envisager d’une part les facteurs d’origine externe que sont les menaces et les opportunités, et d’autre part les facteurs d’origine interne en considérant les forces et les faiblesses. Appliqué à la France, on peut donc s’interroger d’une part sur les spécificités françaises qui pourraient représenter soit des menaces ou des obstacles au développement de l’Eglise émergente, soit des atouts ou des opportunités (ce sont donc les facteurs externes). D’autre part, on peut s’interroger sur les forces et les faiblesses des milieux ecclésiaux qui pourraient contribuer à l’émergence de nouvelles formes d’Eglises (ce sont les facteurs internes). Ce n’est qu’une esquisse de cette analyse dont je dessine ici les contours et il conviendrait probablement que ceux qui auraient le désir de s’engager pour la mise en œuvre et le développement de l’Eglise émergente poursuivent cette réflexion en fonction de leur contexte particulier. Voici donc quelques pistes pour alimenter la discussion.
En ce qui concerne les facteurs externes, beaucoup a déjà été dit. Certaines menaces sont réelles parmi lesquelles on peut mentionner : une laïcité radicale ; une forme d’anticléricalisme ; une mentalité relativiste ; un scepticisme vis-à-vis de tout ce qui est religieux ; un esprit de consommation exacerbé, etc. Mais il y a aussi des opportunités réelles : la soif spirituelle de nos contemporains ; la quête de sens ; le besoin de fraternité et de solidarité ; le pragmatisme ambiant ; l’extinction de la chrétienté qui peut permettre à une véritable foi chrétienne de se développer, etc.
En ce qui concerne les facteurs internes, quelles sont les forces et les faiblesses de nos différentes dénominations ? Du point de vue des partisans de l’émergence de nouvelles formes d’Eglises, on peut considérer que dans le catholicisme la structure hiérarchique et le poids de l’institution notamment sont des faiblesses non négligeables. On pourrait aussi ajouter que la vision catholique des ministères est également un frein, et même si des femmes et des laïcs sont dans la réalité du terrain ecclésial des acteurs importants, leur statut n’aide pas. Enfin, certaines positions théologiques, en ce qui concerne l’ecclésiologique en particulier, mais également l’eucharistie, voire même la liturgie, ne sont pas des facteurs facilitants. Néanmoins, l’Eglise catholique n’est pas sans forces pour le développement de mouvements ecclésiaux émergents. On peut évoquer ses ressources humaines importantes qui certes ne tirent pas tous dans le même sens, mais dont un nombre non négligeable de personnes sont authentiquement engagées, y compris pour l’ouverture de l’Eglise. D’une certaine manière, la centralisation de l’Eglise catholique peut aussi se transformer en atout car en voulant garder dans un même cercle ecclésial tout un chacun, finalement cela permet d’avoir un cercle très large. La réalité montre que peuvent coexister des groupes et mouvements très divers à l’intérieur du catholicisme : des groupes intégristes aux Réseaux des Parvis, en passant par une frange charismatique et toutes sortes de communautés variées. Par ailleurs, sans en avoir l’air parfois, l’Eglise catholique a cette faculté de produire ou de reprendre à son compte de nombreuses initiatives. Sa capacité à utiliser des outils comme le cours Alpha en témoigne. Enfin, la nouvelle évangélisation prônée depuis quelques temps ouvre certains champs de possibilités [31].
En protestantisme, la situation est plus variée. A un niveau global, parmi ses faiblesses, on peut mentionner sa petitesse en contexte français, mais aussi sa scissiparité, et donc sa diversité. En même temps, sa vision souvent plus ouverte des ministères, sa souplesse ecclésiologique ou encore la perception moins institutionnalisée qu’en ont nos contemporains représentent des forces potentielles pour le développement de nouvelles expériences ecclésiales innovantes. Mais à l’intérieur du protestantisme les situations sont assez différentes.
Les luthéro-réformés, finalement les plus proches de la situation anglicane, auraient donc pour force leur ouverture théologique [32], leur désir de se réformer sans cesse [33] et une réflexion et un engagement sociétaux forts. Mais parmi les faiblesses, en vue du développement d’Eglises émergentes, on peut mentionner une approche souvent prioritairement rationnelle pas toujours propice à développer un pragmatisme propre au contexte actuel. Il peut aussi éventuellement être évoqué un attachement fort à l’histoire, un manque de créativité et une forme de timidité dans l’engagement missionnel. Toujours est-il que c’est probablement en contexte luthéro-réformé que la possibilité de faire émerger une économie mixte parait la plus adaptée et la plus pertinente.
Côté évangélique, parmi les faiblesses en vue du développement d’Eglises émergentes, on peut mentionner une réelle prudence vis-à-vis de la culture ambiante. Même si les milieux évangéliques manifestent une empathie culturelle dans certains domaines (pragmatisme, musique, utilisation des nouveaux médias, etc.), un fort accent contre-culturel y est développé. Cela est en lien avec un accent identitaire marqué où, en situation de minorité, il est important pour exister de se démarquer justement [34]. Par ailleurs, il est clair que certains fondements doctrinaux ne sont pas forcément en bonne résonnance avec ce qui pourra être considéré comme du relativisme. Enfin, une approche peut-être trop radicale et avec un ton trop libéral a pu catégoriser indûment le courant de l’Eglise émergente comme étant dangereux, ce qui n’a pas aidé au développement d’une conversation émergente encourageant à la proaction, mais plus à la réaction [35]. Les forces des milieux évangéliques sont néanmoins réelles, comme la fluidité, la capacité d’initiative, ou encore un fort accent sur l’évangélisation et la mission. La souplesse organisationnelle, dont témoigne l’approche congrégationaliste souvent à l’œuvre, ainsi que la dynamique d’implantation de nouvelles Eglises peuvent être un gage d’une ouverture indéniable à la mise en œuvre d’Eglises émergentes. Mais là encore, il pourrait ne pas être inutile d’aller plus loin dans l’analyse et de distinguer entre les différentes approches du monde évangélique. Il est clair que ce serait dans les champs ecclésiaux organisés en fédérations, comme chez les baptistes ou les adventistes par exemple, qu’une économie mixte pourrait le plus pertinemment se mettre en place.
Enfin, les milieux interconfessionnels peuvent-ils être une plateforme propice au développement de l’Eglise émergente ? Sans aucun doute pour le développement de la conversation émergente car leur polyvalence et leur ouverture favorise les échanges, les débats et le décloisonnement. Néanmoins, même si certaines initiatives ont pu ou pourront voir le jour, le peu de ressources humaines et l’absence d’un terreau opérationnel sont de réelles faiblesses. Peut-être que l’objectif le plus accessible et le plus approprié des milieux interconfessionnels serait de contribuer au développement de réseaux favorisant l’Eglise émergente.
Au final, la situation française comporte certes des freins mais pourrait voir se développer plus franchement des initiatives émergentes. Si une situation donnée peut être facilitatrice ou au contraire rendre les choses parfois plus difficiles, il n’en reste pas moins vrai que seul l’engagement de forces vives, mues par une vision, prêtes à dépasser les obstacles et ouvertes à la puissance créatrice de Dieu pourront contribuer à l’essor de l’Eglise de demain. C’est pourquoi, j’achèverai cette réflexion sur la mise en œuvre de nouvelles formes d’Eglises en proposant quelques thèses qui me semblent être autant d’éléments importants à prendre en compte pour le développement de l’Eglise émergente.