Une étude de cas, la Grande Bretagne et son économie mixte
En contexte britannique, depuis plus d’une dizaine d’années, un nombre impressionnant de nouvelles formes d’Eglises ont vu le jour. Observer la manière dont cela s’est opéré peut sans aucun doute être significatif et instructif. Petit retour donc sur quelques jalons et quelques éléments clés de cet essor.
En février 2004, l’Eglise d’Angleterre a adopté et publié un document intitulé Mission Shaped Church [2]. Celui-ci décrit un nombre croissant de façons nouvelles ou différentes d’être Eglise [3] dans une culture en évolution ; il examine les raisons de cette évolution et il ouvre la porte dans une démarche prospective à ce qui pourrait se développer à l’avenir en encourageant les initiatives. Mais ce qu’il importe de souligner c’est que ce rapport ne s’est pas construit dans une dynamique du haut vers le bas, de la hiérarchie qui dirait quoi faire à la base. En effet, s’est vraiment développé une « approche ‘par le bas’ [qui] est le fruit d’une méthodologie de travail contextuelle : trois ans de réflexion, mais aussi trois ans d’écoute et d’observation » [4]. Comme l’a affirmé l’évêque Graham Gray, le président du groupe de travail : « Nous n’avons pas cherché à écrire un rapport pour dire à l’Eglise d’Angleterre ce qu’il fallait faire, mais pour lui dire ce qu’elle était déjà en train de faire, ainsi que pour indiquer ce qui était possible » [5]. On peut d’ores et déjà noter deux éléments essentiels ici qui sont la reconnaissance que l’initiative vient des praticiens, vient de la base, vient des Eglises qui expérimentent de nouvelles manières d’être, vient de pasteurs et de laïcs qui osent essayer de nouvelles choses ; mais il faut aussi noter la prise en considération et la valorisation de cela par les autorités ecclésiales ! Dans ce sens, il n’est pas inintéressant de noter que l’Eglise d’Angleterre a saisi les enjeux liés aux ministères en lien avec l’émergence de nouvelles Eglises, et c’est la raison pour laquelle ont été définies en 2006 un ensemble de directives à propos de « ministères pionniers ordonnés » reconnaissant ainsi que des pasteurs puissent consacrer leur ministère à la mise en place de nouvelles expressions d’Eglise. Plus encore, en 2007 il a été fait de même pour les laïcs avec l’adoption de directives concernant la reconnaissance, la formation et le soutien de ministères pionniers laïcs.
Il n’est pas anodin que le rapport Mission Shaped Chruch ait reçu un écho très favorable et qu’il ait dû être réimprimé six fois en quelques mois après sa sortie en 2004. Il a débouché sur une initiative de la part de l’archevêque de Cantorbery Rowan Williams, chef de l’Eglise anglicane, qui a fixé comme objectif de travailler à encourager de nouvelles expressions d’Eglise [6]. Or il a, pour ce faire, utilisé l’expression : « une Eglise d’économie mixte » souhaitant que cohabitent les Eglises « héritées » (inherited) et les « nouvelles expressions » d’Eglise (fresh expression). Or cette formulation et le concept qu’elle véhicule ont focalisé beaucoup d’intérêts, et de très nombreuses références sont faites à cette « économie mixte ». Elle a du reste été discutée et combattue de part et d’autre. Certains émergents l’ont critiquée pensant qu’une telle économie mixte allait finalement contribuer à l’intégration des nouvelles formes d’Eglises dans l’institution. De l’autre côté, le concept a été critiqué à cause du fait que cela suggère que l’énergie se trouve du côté des nouvelles expressions et tend à dévaloriser les Eglises héritées. Ceci étant, la réalité est en marche et les résultats suivent : des centaines de nouvelles expressions d’Eglise ont vu le jour et ont revitalisé l’Eglise d’Angleterre.
L’économie mixte n’est pas simplement un slogan mais une réalité qui marche [7] ; en tous cas en Grande Bretagne. Et même si cela implique une forme de « desserrement des structures », celle-ci est « prudente » et progressive [8]. D’ailleurs, c’est une économie mixte qui encourage la variété et non la compétition .[9] Michael Moynagh [10] défend même le concept d’économie mixte en lui donnant une base théologique. S’appuyant les travaux de Ray Anderson [11], il montre que les Eglises de Jérusalem et d’Antioche modélisent deux manières d’être Eglise qui peuvent correspondre aux réalités d’aujourd’hui entre les Eglises historiques et émergentes. Les deux Eglises de Jérusalem et d’Antioche étaient des Eglises vivantes, en croissance et engagées dans la mission même si leurs visions respectives étaient différentes, jusque dans certaines conceptions théologiques. Pourtant ces Eglises étaient respectueuses l’une de l’autre et ont vécu un soutien mutuel. Si l’Eglise de Jérusalem a été centrale pendant un temps, celle d’Antioche l’est devenue ensuite ; avant que ce ne soit plus tard celle d’Ephèse et ainsi de suite. « Il apparaît donc que cette dynamique d’allers-et-venues dans le livre des Actes contribue à faire émerger de nouveaux centres. On trouve donc là une base pour une économie mixte. Dans le cas de Jérusalem et d’Antioche, une Eglise plus traditionnelle et une nouvelle expression d’Eglise se sont affirmées l’une et l’autre, se sont complétées et se sont reconnues comme étant une en Christ. Par moment, elles ont aussi été en profond désaccord. Ne serait-ce pas cette combinaison de soutien mutuel et de désaccord périodique qui pourrait caractériser une économie mixte aujourd’hui ? » [12]. Comme le dit Steven Croft qui associe l’épisode biblique de la pêche miraculeuse initiée par Jésus aux nouvelles expressions d’Eglises qui jettent leurs filets à des endroits inattendus : « L’Eglise entend de diverses manières l’appel de Jésus à avancer encore une fois en pleine eau pour jeter les filets. Les expressions nouvelles d’Eglise sont l’illustration même de ce qui se produit lorsque nous entendons cet appel et que nous y répondons » [13].
A propos de la Grande Bretagne, Jonny Baker est conscient du cas particulier et du privilège de la manière dont l’Eglise émergente se développe dans une relative harmonie vis-à-vis des institutions ecclésiales. Il affirme : « Un coup d’œil dans d’autres contextes occidentaux où l’Eglise émergente se développe est un rappel du cas unique qu’est la situation britannique. Il y a une polarité bien plus grande aux Etats-Unis entre les “Emergents” et les dénominations principales par exemple, et de la frustration chez ceux qui essayent de promouvoir la conversation émergente dans des contextes ecclésiaux plus larges. En Australie, le ton anti-institutionnel d’Alan Hirsch et de Michael Frost n’a pas rendu les choses faciles pour ceux qui désiraient s’engager à l’intérieur de leur dénomination » [14]. Et qu’en est-il de la France ?