Les causes
Pour expliquer la question de la violence il me semble qu’il faut remonter aux années 60. Pendant cette décennie, en effet, bien des choses basculent.
Puisqu’on parle des villes il faut dire qu’à partir des années 60 la France devient massivement un pays urbain. Au sortir de la deuxième guerre mondiale un quart des actifs travaillent encore dans l’agriculture. En 1968 on est ramené à 15 %. Dans le même temps, au cours des années 60 la criminalité augmente à nouveau après une longue période de baisse. En 1963 on enregistrait 400.000 vols et crimes en France. En 1973 le chiffre a triplé : 1.200.000. En 1993 2.700.000 vols et crimes étaient enregistrés.
Première explication possible : le chômage. Ça ne marche pas si mal. On oublie souvent, en effet, que le chômage n’a pas attendu le premier choc pétrolier pour augmenter en France : 300.000 chômeurs en 1963, mais 600.000 en 1973 avant le choc pétrolier. Au reste quand on rapproche la courbe des chômeurs de celle des vols et crimes on s’aperçoit qu’elles présentent toutes les deux une étrange similitude .
On peut aussi trouver une explication dans le fait qu’à partir des années 60 la famille connaît d’importants bouleversements. Le nombre de mariages chute, la cohabitation hors mariage se développe, le nombre de divorces augmente, le nombre d’enfants mis au monde diminue. Ces bouleversements sont uniques à l’échelle du siècle, pour ne pas dire plus.
On peut donc faire l’hypothèse que les ruptures familiales provoquent de la criminalité.
Voilà deux explications concurrentes, mais elles ne sont pas si différentes l’une de l’autre car toutes deux ramènent à la question de la ville.
A travers toute l’histoire la ville s’est, en effet, opposée à la campagne en construisant un lien social de type différent.
Il faut aller vite et je caricature : j’oppose des types, alors qu’il existe des situations hybrides, des plus et des moins.
A la campagne (jusqu’en 1950 disons) l’individu est dépendant de sa famille. Il est peu libre de ses choix. Il vit entouré et cerné par le regard de ses proches qui veillent à ce qu’il se tienne à carreau. Il endosse en général la profession de ses parents. L’école est suivie a minima et l’échec scolaire est sans conséquences. La sécurité sociale et la retraite ne sont pas formalisées : on compte sur ses proches pour survivre dans les situations de faiblesse. En résumé les liens sociaux y sont forts mais oppressants.
A la ville, par comparaison, il y a un bien plus grand individualisme. L’urbanisation est liée au développement du salariat. Les professions se structurent autour de règles d’apprentissage de plus en plus formelles et l’école y trouvera un terreau de choix.
Les liens sociaux y sont plus faibles et, ainsi, dès le départ, la solidarité posera problème : il faudra l’organiser. De même, les individus se connaissant moins et se contrôlant moins les uns les autres la criminalité de proximité que nous connaissons va y fleurir.
Le chômage, la rupture des liens familiaux et la criminalité sont trois facettes d’un même phénomène : l’émergence de la société urbaine, axée sur l’individualisme, les liens sociaux juridiques et donc abstraits, et la faible solidarité de proximité.
La violence urbaine est donc une maladie du lien. Si rien ne nous lie aux autres rien ne nous oblige à leur égard.
Face à la violence, quel rôle pour les Eglises et les chrétiens?
Un premier rôle, bien sûr, est d’interpeller les pouvoirs publics. On peut diminuer le nombre de problèmes personnels en favorisant par la loi ou par les subventions tel ou tel type d’action. Tout ce qui va dans le sens d’une plus large participation de tous à la vie sociale et professionnelle est à encourager car cela crée forcément du lien.
Un deuxième rôle est d’ordre individuel : il s’agit de s’engager chacun pour notre part dans des démarches d’amour de l’ennemi, de médiation, d’apaisement des conflits. En permettant à des personnes qui ne se parlent plus de renouer le dialogue on contribue à la paix assurément.
Je désire insister sur un aspect, à mon avis trop négligé en général, qui est la contribution que peuvent apporter les Eglises en tant que communautés de construction de liens sociaux.
La violence est une maladie du lien, je l’ai dit. L’État peut contribuer à rendre plus ou moins facile la construction de ces liens, mais il ne peut pas construire lui-même ces liens. En tant qu’individus nous pouvons travailler à la construction de ces liens. Mais il y a un troisième niveau et qui est le point faible des sociétés modernes : le niveau communautaire.
La fraternité est d’abord à construire entre chrétiens, mais pas seulement.
Dans la première Eglise il y avait tout un travail de rapprochement entre des communautés qui se haïssaient dans la vie sociale : les juifs et les non juifs, par exemple. On donnait la parole aux esclaves et aux femmes (qui prophétisaient, pour le moins). Cette “promiscuité” sociale ne laissait d’ailleurs pas d’inquiéter les contemporains qui s’interrogeaient sur ces groupes étranges qui mixaient hommes et femmes, hommes libres et esclaves.
Voilà un premier travail qui nous échoit : savoir rassembler, dans l’Eglise d’abord, des communautés qui sont séparées dans la société autour de nous. Donner la parole, donner du pouvoir à des personnes qui en sont démunies en général est une œuvre de paix. Créer des liens entre des personnes que tout sépare est une œuvre de paix.
Dans le monde antique, structuré autour de la famille, il existait des personnes coupées de tout lien (ou du moins en risque de l’être) : les veuves et les orphelins. L’Eglise a su s’en préoccuper. Quand l’Eglise renoue le contact avec des personnes qui se coupent du reste de la société elle fait œuvre de paix.
Faire œuvre de paix ce n’est donc pas seulement arrêter des conflits (bien que ça en fasse partie assurément), c’est aussi travailler à construire des relations positives autour de nous, en tant qu’individus et en tant qu’Eglise.
Gardons donc, en conclusion, cette parole de l’apôtre Paul : “Revêtez l’amour : c’est le lien parfait” (Col 3 v 14). Vous lirez le passage et vous verrez que Paul parle, là, aussi bien d’une attitude individuelle que d’un vécu communautaire.
(D’après deux conférences apportées par Frédéric de Coninck à une rencontre commune Eglise et Paix, et MIR)