Sociologue, F de Coninck nous présente ici l’évolution de la vie urbaine en France, depuis 20 ans. En quoi cette évolution interpelle-t-elle les églises ? Comment celles-ci peuvent-elles nous aider à rencontrer Dieu, en ville, aujourd’hui ?
André Pownall m’a proposé d’apporter une contribution, à l’occasion de la consultation de missiologie urbaine : « Rencontrer Dieu en ville », qui s’est tenue à Paris les 2 et 3 avril 2013 (1). J’ai pensé, alors, à la première fois où il m’avait adressé une demande semblable, et j’ai réalisé que c’était il y a exactement 20 ans : en 1993, dans ce qui a été, je crois, la première consultation du genre en France. J’avais, à l’époque, profité de cette demande, pour écrire le manuscrit de ce qui est devenu : La ville, notre territoire, nos appartenances, publié, finalement en 1996 aux éditions de La Clairière.
20 ans plus tard, j’aime toujours ce livre et je vais dire pourquoi, mais, en 20 ans, le monde a changé :
– Les technologies de l’information de la communication se sont développées considérablement. J’ai été, pour ma part, connecté à Internet en 1997 et j’étais encore parmi les pionniers, à ce moment-là.
– La mondialisation s’est poursuivie et ses conséquences sur la vie urbaine sont importantes.
– Les liens entre aménagement urbain et menace écologique sont devenus beaucoup plus évidents.
– Et nous sommes toujours dans une crise financière qui, il ne faut pas l’oublier, a été, au départ, une crise du crédit immobilier.
Alors que veut dire, incarner l’évangile dans le tissu urbain d’aujourd’hui ?
Dieu en ville, dans le texte de 1993 …
Si l’on parle de vision de Dieu par rapport à la ville, une chose que j’avais découverte, en 1993, en préparant mon livre, était que la mention de l’univers urbain dans la Bible, n’était pas simplement un résumé commode pour parler des peuples, mais que cela allait beaucoup plus dans le détail. Aujourd’hui, quand on dit « Berlin » ou « Rome », cela peut être juste une manière de parler des Allemands ou des Italiens. Quand Jésus parle de « Jérusalem », il veut parfois, simplement dire : « le peuple juif ». Ça peut être juste une image.
Mais ce qui m’a beaucoup surpris a été de me rendre compte que l’annonce de l’évangile s’était incarnée, extrêmement finement, dans la manière dont la société urbaine était construite à l’époque. Toute la société méditerranéenne du premier siècle, était construite, c’est ce que j’ai découvert, autour de la trame de base de la maison, qui regroupait le père, la mère, les enfants et les esclaves. C’était un lieu de vie, un lieu de production économique, un lieu d’éducation, etc.
Quand Jésus envoie les 72 disciples en mission, il leur dit, dans l’évangile de Luc (Lc 10.1-11), d’entrer dans les maisons et d’aller sur les places des villes : ce sont les lieux de vie sociale à l’époque. Dans les Actes des apôtres, on voit, à plusieurs reprises que les gens se convertissent, maison par maison. A plusieurs reprises, dans le Nouveau Testament, on parle du salut qui arrive sur une maison. Quand Jésus va chez Zachée, il dit que « le salut est venu pour cette maison » (Lc 19.9) : c’est-à-dire qu’une autre manière de gérer l’argent, les rapports sociaux, est apparue. Et c’était là le cœur de ce qui se passait dans une maison. Une maison, ce n’était pas seulement, j’y insiste, le lieu de la vie familiale, c’était aussi le lieu de la vie économique. Et l’évangile a pénétré dans ces maisons.
Donc la vision de Dieu, pour la ville, ce n’est pas seulement une vision sur l’architecture de la ville, c’est aussi (surtout) une vision sur le type de relations sociales qui existent dans la ville. Et dans un monde où les relations sociales se définissaient à partir de la cellule de base de la maison, l’évangile a été porteur d’une puissance de transformation des maisons. « La paix soit sur cette maison », a été l’annonce missionnaire de base.
Il faut (il fallait déjà en 1993) être capable de transférer cela dans le monde urbain de 2013, qui n’est plus structuré de la même manière. C’est là le défi de la missiologie.
Si on continue à regarder comment les relations sociales avaient été impactées par l’évangile, il m’était apparu aussi, de manière évidente, que l’Eglise était un groupe social particulier, qui proposait une appartenance nouvelle, une appartenance qui se superposait aux appartenances de l’époque sans les faire disparaître, mais en les mettant en tension.
Le passage ci-dessous, extrait de l’épître aux Ephésiens, où j’ai essayé de rendre compte de la manière dont Paul joue avec les mots dérivés du mot maison, est frappant :
« Ainsi vous n’êtes plus des étrangers (des Juifs et des Grecs étrangers les uns aux autres et qui se haïssent), ni des gens de la maison d’à côté ; vous êtes dans la même cité que les saints, vous êtes de la maison de Dieu. Vous avez été intégrés dans la maison qui a pour fondation les apôtres et les prophètes, et Jésus-Christ lui-même comme pierre maîtresse. C’est en lui que toute la maison s’ajuste et s’élève pour former un temple saint dans le Seigneur. C’est en lui que vous aussi, vous êtes ensemble intégrés à la maison pour devenir une maison de Dieu par l’Esprit » (Ep 2.19-22).
La mission de l’Eglise est donc, non seulement de porter un message, mais aussi de vivre dans le cadre de la société urbaine de son époque, des relations renouvelées par l’amour de l’ennemi (à l’époque, cela voulait dire : maître / esclave, homme / femme, parent / enfant). En Christ les oppositions sociales sont levées et l’Eglise est le lieu pour vivre cette levée des oppositions.
La mission de l’Eglise est d’être porteuse de logiques de vie, de modes de vie renouvelés, où donc ? Dans la société urbaine d’aujourd’hui. Et l’annonce de l’évangile est inséparable de ce vécu : c’est là que paroles et actes se rejoignent. Si on ne rejoint pas, verbalement et pratiquement, nos contemporains dans leurs questions de vie quotidienne, ils ne nous écouteront pas. Donc Dieu s’intéresse aux relations sociales qui se construisent en ville, il appelle les urbains à changer de mode de vie et ce changement s’initie dans l’Eglise.
Alors, une chose qui m’était apparue comme particulièrement frappante en 1993 était que les appartenances, en ville, aujourd’hui, étaient spécialement faibles. C’est en ville que l’on multiplie les liens sociaux, c’est en ville que l’on a la plus grande variété de liens sociaux différents, c’est en ville que l’on se déplace le plus facilement, c’est en ville, aussi que l’on se retrouve, le plus facilement, coupé des liens sociaux. D’où l’importance de l’Eglise comme lieu de vie d’une diversité réconciliée, lieu d’acceptation de cette diversité comme une richesse, lieu de construction de liens sociaux robustes, mais dans le cadre de la fraternité, pas du patriarcat.
Dieu en ville en 2013
Revenons sur les mutations que j’ai pointées rapidement, au début de ce papier, pour voir ce qu’elles signifient en terme missiologiques.
L’extension des moyens de communication
Nous vivons actuellement une tension particulière.
D’un côté, nous sommes proches de personnes qui habitent très loin. Ma fille, pour ne prendre qu’un exemple, habite actuellement en République Dominicaine. Je dirige, pour prendre un autre exemple, une structure de recherche dans laquelle le conseil scientifique comprend un Suédois et une Italienne et nous sommes en contact régulier avec eux. Je me sens proche d’eux, plus que de mon voisin, là où j’habite.
En même temps, dans le domaine de la recherche, je suis, de plus en plus, en compétition avec d’autres centres de recherche qui se situent … y compris en Australie ou en Nouvelle-Zélande.
Donc les opinions se croisent, s’affrontent et s’échangent à grande vitesse.
De la sorte, coexistent, dans un petit périmètre géographique, des populations qui ont des cultures, des attentes, des vécus, très différents et ils s’affrontent sans la barrière de la distance.
Nous sommes dans des sociétés où il y a peu de guerres (même si nous sommes très au courant des pays en guerre, et surtout en guerre civile, aujourd’hui), mais où il y a beaucoup de tensions, de relations sociales tendues, d’incivilités, où les votes extrémistes se développent.
Est-ce qu’il peut y avoir un lien entre facilité des communications et communautarisme ? C’est paradoxal, mais c’est possible : je n’ai pas besoin de m’entendre avec mon voisin pour vivre. J’ai suffisamment de relations sociales ailleurs pour pouvoir l’ignorer. Et c’est spécialement développé en ville.
Donc le rôle des chrétiens n’est pas simplement de rester en contact avec les multiples fragments de la société, c’est aussi de montrer qu’au travers de l’Eglise et des organisations chrétiennes, on peut nouer, renouer ces fragments. C’est ce que j’ai développé dans : Si proches, mais si loin les uns des autres. Qui est mon prochain dans la société mondialisée ? paru aux éditions Olivétan.
Les liens entre aménagement urbain et menace écologique
Mon propos n’est pas d’entonner un couplet pro ou anti écolo. Plus pragmatiquement, il faut savoir que les villes sont des lieux vulnérables : aux ilots de chaleur en cas de canicule, aux inondations, aux cyclones, à la pollution atmosphérique.
En même temps les villes sont sans doute les lieux où la marge d’action est la plus importante (pour isoler les bâtiments, pour diminuer l’usage des véhicules individuels, pour envisager des réseaux de distribution plus économes, etc.).
Mais la question, sous-jacente à ces débats, et qui m’intéresse est celle de la sobriété.
Il y a toutes sortes de dispositifs et de solutions techniques que l’on peut imaginer pour déplacer les données du problème, mais la question de la sobriété revient toujours sur le devant de la scène, dans une société qui vit depuis plus de 200 ans sur le credo de la consommation comme valeur cardinale. Est-ce qu’une sobriété joyeuse ça existe, ou bien est-ce que le développement durable c’est surtout triste ? Est-ce qu’il y a une vie en dehors de la consommation matérielle, de la consommation sexuelle, de la compétition entre groupes sociaux pour accaparer le maximum de biens ?
Quand Jésus dit : « là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » (Lc 12.34), est-ce qu’il ne dit pas quelque chose qui est d’une actualité brûlante aujourd’hui ? Oui, imaginer des modes de vie sobres et joyeux me semble être une des missions de l’Eglise et un témoignage que nous pouvons, que nous devons rendre à nos contemporains, du fait que nous avons des buts qui vont au-delà de la consommation.
Spécialement en ville ? Oui c’est là le lieu majeur de la consommation : c’est là qu’elle est mise en scène, c’est là que les personnes les plus riches habitent, c’est là que l’on donne le ton du design, c’est là que les valeurs circulent et émergent le plus vite.
La définition de nouvelles solidarités dans le cadre de la mondialisation
La mondialisation peut s’entendre de deux manières.
Il y a, d’une part, un réseau de métropoles qui se sont constituées dans le monde et qui communiquent les unes avec les autres, en tournant le dos à leur arrière-pays. Il y a, de la sorte, des inégalités entre territoires proches qui se creusent, dans le cadre d’une mondialisation où les métropoles peuvent se concentrer sur l’idée de faire des affaires les unes avec les autres.
Un exemple peut illustrer ce propos : fin 2012 le taux de chômage en Ile-de-France était de 8,6% ; au même moment, le taux de chômage en Nord-Pas-de-Calais était de 13,4%. Et si on sort de la métropole lilloise, la situation est pire : le taux de chômage dans la zone d’emploi de Calais s’élevait, à la même époque à 17%. J’aurais pu parler aussi de la zone d’emploi d’Hénin Beaumont, terre de chasse favorite du Front National, qui est dans la même situation.
On le voit : la question de la solidarité entre territoires est, sera, une des grandes questions des années à venir.
Il y a un deuxième sens, c’est que, mondialisation oblige, les pays sont, de plus en plus, solidaires dans les problèmes sociaux. Qu’est-ce que je veux dire ?
Les foyers épidémiques, n’importe où dans le monde, peuvent se transformer en pandémie. Les mouvements terroristes, nés ici, peuvent agir ailleurs. Les paradis fiscaux (on l’a vu avec le cas de Chypre) peuvent déséquilibrer les économies d’autres pays. Le blanchiment de l’argent se déploie, désormais, sur une base mondiale. Les crises financières se répercutent d’un pays à l’autre. Les choix énergétiques d’un pays (CO2, accident nucléaire, etc.) ont des conséquences sur l’atmosphère des autres.
Cela veut dire que la formule de Jérémie à propos de Babylone : « de sa paix dépendra votre paix » (Jr 29.7) a pris aujourd’hui un sens aussi concret que global.
Incarner l’évangile dans ce cadre-là (qui, une fois encore, part des réseaux de métropoles qui sont les principaux moteurs de cette évolution) cela veut dire que les chrétiens doivent s’organiser pour porter une parole à ce niveau-là et, localement, construire des formes de solidarité qui soient l’écho de ces prises de position globales.
La tendance, pour l’homme de la rue, aujourd’hui est de percevoir ces chaînes causales à partir du risque et de la crainte. Saurons-nous les aborder dans la foi, l’espérance et l’amour du prochain, de manière pratique, concrète et construite ? C’est là l’enjeu.
Voilà, 20 ans plus tard, comment j’actualiserais cette inspiration fondamentale que je lis dans le Nouveau Testament : « incarner l’évangile dans la société urbaine d’aujourd’hui ».
Frédéric de Coninck (2)
(1) Rencontrer Dieu en ville. Dieu pour la ville, quelle vision ? L’Eglise pour la ville, quelle mission ? Les nations dans la ville, quelles significations ? Consultation organisée à Paris les 2 et 3 avril 2013 par le département de missiologie urbaine de l’Institut Biblique de Nogent. ** Voir l’annonce sur ce site **
(2 ) Frédéric de Coninck, dans sa double formation de sociologue et de bibliste, est l’auteur de nombreux livres. Nous avons fréquemment présenté sur le magazine, puis sur ce site cette œuvre éclairante. Une vue d’ensemble dans un interview de l’auteur en 2009 : ** Lire sur ce site ** : « Rencontre entre la Bible et la sociologie. Interview de Frédéric de Coninck, sociologue et bibliste » l En rapport avec le questionnement présent dans cet article, ** nous suggérons la lecture sur ce site ** d’un article de Frédéric de Coninck publié sur ce site en 2011 : « Les églises face au défi d’une recherche spirituelle fluctuante ». Professionnellement, Frédéric de Coninck est actuellement Directeur de l’Ecole doctorale Ville et environnement de l’Université Paris Est.