Une crise économique et financière, inégalée depuis des décennies, atteint aujourd’hui beaucoup de gens et se fait entendre à travers des débats ininterrompus dans les médias ou sur la scène publique. Sur les causes comme sur les remèdes, s’expriment des analyses et des opinions variées, souvent contradictoires. Pour échapper à l’anxiété qui peut en résulter, on a besoin d’un éclairage à la hauteur de la dimension du phénomène dans l’espace et dans le temps. Au delà de la conjoncture où on peut voir l’inconscience ou la malveillance de certains acteurs, la compréhension de cette crise n’appelle-t-elle pas une analyse et une prise en compte d’un changement profond dans les conditions de la production et de la consommation, les modes de communication et les comportements correspondants ?
Au long des dernières années, nous avons cherché des réponses à ces questions. Nous venons de trouver un éclairage pertinent dans un livre qui vient de paraître : « La Troisième Révolution Industrielle » (1). L’auteur, Jérémie Rifkin, est un économiste américain, engagé depuis trente ans dans une réflexion prospective et expert consulté par des gouvernants et des personnalités politiques dans de nombreux pays. En ce début du XXIe siècle, Jérémie Rifkin a travaillé tout particulièrement en Europe en inspirant notamment une déclaration du Parlement européen prenant position en faveur d’une troisième révolution industrielle (p 105). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de synthèse et de prospective comme : « Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Vers une civilisation de l’empathie » (2). Quelles réponses Jérémie Rifkin apporte-t-il à quelques unes de nos interrogations majeures ?
Les origines de la crise économique et financière.
Tout d’abord, par delà les causes immédiates, la crise économique et financière actuelle a-t-elle une origine plus profonde ? De fait, elle apparaît comme la conséquence de la fin de la deuxième révolution industrielle fondée sur l’utilisation du pétrole et des autres énergies fossiles. Cette civilisation industrielle est aujourd’hui à bout de souffle. Et, à cet égard, l’évolution de l’économie américaine est instructive. Dans la seconde moitié du XXe siècle, « la conjonction de l’électricité centralisée, de l’ère du pétrole, de l’automobile et de la construction de banlieues pavillonnaires a d’abord suscité un grand essor économique qui a pris fin dans les années 80 » (p 40). Pour maintenir la progression, on s’est alors appuyé sur l’épargne accumulée dans les décennies prospères et sur des pratiques de crédit facile. Cette ressource s’est épuisée. La bulle de l’immobilier a éclaté en 2007 et une grande récession a alors commencé. « La bulle du crédit et la crise financière ne se sont pas produites sous vide. Elles sont issues de la décélération de la deuxième révolution industrielle. C’est le mariage du pétrole abondant, bon marché et de l’automobile qui a conduit l’Amérique au sommet de l’économie mondiale dans les années 80… » (p 40).
Cette richesse a été ensuite dilapidée pour continuer à faire tourner artificiellement le moteur économique à plein régime. La consommation exacerbée a entraîné une hausse du prix du pétrole. « Celui-ci a atteint le cours record de 147 dollars en juillet 2008. Soixante jours plus tard, la communauté bancaire asphyxiée par les prêts non remboursés a fermé le robinet du crédit. La Bourse s’est effondrée et la mondialisation s’est arrêtée » (p 40).
Il faut ajouter à ce diagnostic, une vision à plus long terme. Il y a une autre dette, beaucoup plus lourde et difficile à rembourser. « La facture entropique des première et deuxième révolutions industrielles arrive à échéance » (p 42). Les conséquences de la quantité de dioxyde de carbone envoyé dans l’atmosphère terrestre se font maintenant sentir et il en résulte une grave menace de changement climatique.
Une nouvelle orientation économique : la troisième révolution industrielle.
Le diagnostic étant posé, un changement de cap radical s’impose. Or il y a bien un avenir nouveau qui peut se dessiner à partir du potentiel technologique actuel. Ici Jérémie Rifkin commence à nous ouvrir un nouvel horizon. Et il nous dit comment il a découvert progressivement cette voie nouvelle : « Au cours de mes investigations, j’ai fini par comprendre que les grandes évolutions économiques de l’histoire se produisent quand de nouvelles technologies de communication convergent avec de nouveaux systèmes d’énergie » (p 12) Or cette conjonction est en cours aujourd’hui : « La technologie d’internet et les énergies renouvelables sont en voie de fusionner pour créer une puissante infrastructure nouvelle, celle d’une troisième révolution industrielle qui va changer le monde ».
Quels sont les éléments constitutifs de cette révolution ? Elle repose sur cinq « piliers » en interrelation :
1 – « le passage aux énergies renouvelables.
2 – La transformation du parc immobilier de tous les continents en un ensemble de microcentrales énergétiques qui collectent sur site des énergies renouvelables.
3 – Le déploiement de la technologie de l’hydrogène et d’autres techniques de stockage dans chaque immeuble et dans l’ensemble de l’infrastructure pour stocker les énergies intermittentes.
4 – L’utilisation de la technologie d’internet pour transformer le réseau électrique de tous les continents en inter-réseaux de partage de l’énergie fonctionnant exactement comme internet.
5 – Le changement des moyens de transport par passage aux véhicules électriques branchables ou à pile à combustible capables d’acheter et de vendre de l’électricité sur un réseau électrique continental intelligent » (p 58).
A économie nouvelle, nouvelle organisation sociale.
Une transformation aussi profonde dans les modes de production, de consommation et de communication va s’accompagner d’un changement majeur dans nos comportements et du développement d’une nouvelle organisation sociale et politique. Comme les deux précédentes, la troisième révolution industrielle « va changer radicalement tous les aspects de notre façon de travailler et de vivre ». « L’organisation verticale traditionnelle, typique d’une si large part de la vie économique, sociale et politique des révolutions industrielles fondées sur l’énergie fossile, est en train de céder la place à des relations distribués et coopératives dans l’ère industrielle verte émergente. Le changement profond de l’organisation même de la société est en cours. Nous nous éloignons du pouvoir hiérarchique et nous nous rapprochons du pouvoir latéral » (p 16).
C’est un nouvel horizon qui s’ouvre devant nous. « La troisième révolution industrielle va poser les bases d’une ère coopérative émergente. La mise en place de son infrastructure va créer pendant quarante ans des centaines de milliers d’entreprises nouvelles et des centaines de millions d’emplois nouveaux. Ce sera une ère nouvelle caractérisée par le comportement coopératif, les réseaux sociaux et les petites unités de main d’œuvre technique et spécialisée (p 16). « Traditionnellement, le pouvoir s’organise verticalement. C’est une pyramide. Mais aujourd’hui, l’énergie coopérative libérée par la conjonction de la technologie d’internet et des énergies renouvelables restructure fondamentalement les relations humaines. Elles ne vont plus de haut en bas, mais côte à côte et les conséquences sont immenses pour l’avenir de la société » (p 17).
L’évolution de l’emploi. Un avenir pour la société civile.
Dans les décennies qui viennent, la mise en œuvre de cette nouvelle organisation économique va être source d’emploi, alors que les gains de productivité (et pas seulement la délocalisation !) amenaient peu à peu un développement du chômage dans la période qui vient de s’écouler. Cependant, quand nous nous approcherons du milieu du siècle, l’activité économique sera de plus en plus supervisée par des substituts technologiques intelligents ce qui permettra à une grande partie de l’humanité libérée de ces tâches, de créer du capital social dans une société civile à but non lucratif qui deviendra le secteur dominant dans la seconde moitié du XXIe siècle » (p 17).
C’est dans cette perspective que se pose à long terme le problème de l’emploi « Aujourd’hui, les quatre grands secteurs économiques : l’agriculture, l’industrie, les services et le domaine des soins et de l’expérientiel remplacent tous leur main-d’œuvre salariée par de petites équipes extrêmement qualifiées et de technologies intelligentes de plus en plus raffinées et agiles. Donc que va-t-il se passer pour les millions de salariés des mains-d’œuvre de masse de l’ère industrielle quand le monde aura dépassé le stade infrastructurel de la troisième révolution industrielle pour entrer dans l’ère coopérative pleinement distribuée… Dans ces conditions, le problème n’est plus de chercher comment recycler la main- d’œuvre, mais de définir ce que l’on entend par travail… (p 374) ».
Il reste quatre secteurs où l’on peut trouver du travail : le marché, l’Etat, l’économie informelle et la société civile. Jérémie Rifkin définit la société civile comme le lieu «où les humains créent du capital social, et elle est constituée d’un large éventail de centres d’intérêt : les organisations religieuses et culturelles, l’éducation, la recherche, la santé, les services sociaux, les sport, les associations de protection de l’environnement, les activités de loisir et les multiples associations de soutien dont l’objectif est de créer du lien social » (p 374). De fait, dès maintenant, le secteur « à but non lucratif » est une réalité sociale et économique. Et on constate qu’il attire de plus en plus de jeunes. « On voit bien pourquoi : distribué et coopératif par nature, ce secteur est une option plus attrayante pour une génération qui a grandi sous internet et est engagée dans les réseaux sociaux, eux aussi distribués et coopératifs ».
Ainsi la pensée de Jérémie Rifkin nous ouvre un horizon : « Si dans le prochain demi-siècle, nous réussissons à satisfaire les besoins physiques de notre espèce –un grand si- les préoccupations transcendantes deviendront probablement une force motrice toujours plus importante de la période suivante de l’histoire de l’humanité » (p 17). Dans ce temps de crise, voici une réflexion qui va alimenter notre réflexion et nourrir le dialogue (3).
Grâce à une grande culture qui lui permet de déceler les changements en cours et de les situer, par son attention à la réalité sociale et économique, Jérémie Rifkin nous apporte une réflexion qui nous aide à mieux percevoir et analyser les évolutions. Nous avons mis en perspective sur ce site son précédent ouvrage dans lequel il met en lumière un progrès de l’empathie dans nos sociétés. Cette réflexion peut être mise en relation avec celle de certains penseurs chrétiens comme Jürgen Moltmann. Il y a en effet des rapprochements qui peuvent être établis entre les valeurs qui inspirent la recherche de Jérémie Rifkin et celles qui viennent en droite ligne de l’Evangile. Ainsi, cette réflexion interpelle les pesanteurs qui se manifestent dans des églises encore marquées par un passé de chrétienté. On pense par exemple à la forte empreinte hiérarchique qui caractérise certaines institutions. Il existe aussi dans certains milieux un pessimisme foncier sur la nature humaine qui fait obstacle à une pleine conscience de l’œuvre accomplie aujourd’hui par l’Esprit Saint, « l’Esprit qui donne la vie » (4) En regard, l’annonce d’une évolution des sociétés vers plus de coopération, de convivialité, d’empathie est une bonne nouvelle qui rejoint celle de l’Evangile. Face à la crise économique et financière qui assombrit l’horizon, ce livre sur « La Troisième Révolution Industrielle » va nous aider à discerner « les signes des temps » et à agir pour favoriser l’émergence d’une société où il y aura davantage de coopération et de convivialité.
Jean Hassenforder
(1) Rifkin (Jérémie). La Troisième Révolution Industrielle. Comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie, l’économie et le monde. LLL Les liens qui libèrent, 2012. Edition originale : The third industrial revolution, 2011
(2) Rifkin (Jérémie). Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Vers une civilisation de l’empathie. LLL Les liens qui libèrent, 2011. ** Lire la mise en perspective sur ce site **
(3) Ce texte a été mis en ligne sur le blog : « Vivre et espérer ». ** Voir ce blog **