A partir des Etats-Unis qui en sont le berceau, nous voyons apparaître aujourd’hui dans le monde de grandes églises qui rassemblent des effectifs nombreux et sont le signe d’une intense vie sociale. Sociologue du protestantisme évangélique, particulièrement au fait du champ nord-américain, auteur, depuis une dizaine d’années, de nombreux livres sur ces questions, Sébastien Fath vient de publier un ouvrage sur ces grandes églises, les « megachurches »: « Dieu XXL. La révolution des megachurches » (1). Avant de suivre plus avant cette analyse des « megachurches », indiquons au départ une définition qu’en donne l’auteur. « Caractérisées par la taille spectaculaire de leur sanctuaire, par une assistance hebdomadaire d’au moins 2000 fidèles et par l’offre d’une large gamme d’activités extra-cultuelles, les megachurches catalysent aussi une vie communautaire intense, très souvent autorégulée ( rôle négligeable ou nul d’une institution supra-locale). Elles sont devenues aujourd’hui les nouveaux pôles de cristallisation des foules chrétiennes… » (p.7).
En France, dans la sphère chrétienne, différemment et plus ou moins selon les milieux, nous commençons à entendre parler de ces grandes églises. Et, peu à peu, leur existence est également évoquée dans les grands médias. Le livre de Sébastien Fath est donc particulièrement bienvenu, car il éclaire un phénomène déjà considérable, mais encore peu ou mal connu en France. Ainsi l’auteur nous entraîne dans une découverte, situe le phénomène dans ses dimensions historiques et sociologiques et ouvre un horizon nouveau .En jetant les bases de cette compréhension, il permet également une réflexion sur ce courant, son rapport avec l’environnement social et culturel, son potentiel et ses limites. Sébastien Fath est un chercheur qui sait communiquer en termes accessibles, dans une prose vivante et agréable. Ainsi, nous n’avons pas ici à jouer le rôle de médiateur comme c’est le cas lorsque nous analysons des livres étrangers ou des ouvrages français écrits dans un langage technique. Nous invitons tous les lecteurs à se procurer ce livre et à entrer ainsi dans la compréhension des « megachurches », une histoire qui se déroule sous nos yeux.
Le développement des « megachurches ».
Les Etats-Unis sont à la fois le berceau des « megachurches » et, encore aujourd’hui, leur terre d’élection. Historien, Sébastien Fath évoque dans un premier chapitre la culture chrétienne qui s’est développée aux Etats-Unis dans les temps fondateurs au XVIIIè et au XIXè siècles. « Survoler les premiers jalons de l’histoire évangélique états-uniennes permet en effet d’identifier l’une après l’autre, dès le XVIIIè siècle, toutes les composantes du profil actuel des « megachurches » à la mode : nombre élevé de fidèles présents au culte (plus de 2000), articulation du local et du global, bâtiment religieux conçu comme un auditorium, faible marquage confessionnel, offre d’une large gamme d’infrastructures et de services extra-religieux » (p.27).
Ce sont là, nous semble-t-il des prédispositions, car, dans leur forme actuelle, les « megachurches » apparaissent à partir du tournant culturel et social qui se manifeste à partir des années 60. « De 16 « megachurches » en 1970, on est passé à 400 au milieu des années 1990 et à 1328 en 2008 » (p.28). A partir des nombreuses recherches effectuées aux Etats-Unis sur ce phénomène, Sébastien Fath peut nous en présenter avec précision les différentes facettes.
Il nous montre les traits originaux de cette réalité et comment ils s’inscrivent dans l’évolution sociale et culturelle de la société américaine. « Il y a bien invention d’un modèle nouveau de vie d’église, mais ce modèle est, pour une part, conditionnée par les transformations de l’urbanisation. Les « megachurches » constituent un phénomène type des grandes banlieues tentaculaires, où les déplacements s’effectuent, non par les transports publics (comme dans une cité classique), mais par la voiture » (p.69). A cet égard, le volume des parkings est emblématique.
Les « megachurches » ne sont pas homogènes dans leur offre religieuse et spirituelle. « Le phénomène ne se cantonne pas, loin s’en faut, au protestantisme le plus charismatique. Bien au contraire, il se repère très majoritairement dans des milieux évangéliques non charismatiques » (p.36). Par ailleurs, différentes tendances se manifestent dans ces églises : « vieille ligne », « personnes en recherche », « charismatique focalisé sur une personne » » et « nouvelle vague » selon une typologie de S.L.Thumma et D.Travis (p.29). Il nous semble donc qu’il faut opérer une distinction entre les orientations pastorales et le modèle organisationnel de la « megachurch » dans lequel elles s’inscrivent, même si celui-ci comporte un ensemble de traits caractéristiques.
A cet égard, le chapitre consacré à l’église de Willow Creek est particulièrement intéressant. Cette église est maintenant très connue au delà même des frontières des Etats-Unis (2). « S’inscrivant dans le cadre du protestantisme évangélique, la théologie qui a marqué le temps fondateur de l’église de Willow Creek se focalise particulièrement sur l’unité communautaire concrète définie en langage théologique comme l’union mystique avec Jésus Christ (oneness). En se réconciliant avec la Divinité qui sauve, les chrétiens deviennent des frères et sœurs . Cette doctrine valorise le service (servanthood), la participation de tous sur la base des dons (y compris des femmes) et l’accueil évangélique de toute personne en recherche (seeker), en faisant primer la main tendue sur le jugement » (p. 73).
Le respect porté aux personnes en recherche (seekers) tranche avec l’attitude condescendante de certains milieux évangéliques conservateurs. Il s’inscrit dans la mutation des comportements qui s’est manifestée dans la génération nouvelle des « baby boomers » et a trouvé réponse dans la création d’églises innovantes en phase avec leurs aspirations (3).
Née petite en 1975, dans la banlieue nord-ouest de Chicago, l’église de Willow Creek est devenue une « megachurch » particulièrement réputée. Sébastien Fath nous en retrace l’histoire ponctuée par différentes étapes. Il nous parle des fondateurs : le théologien français Gilbert Bilezikian expatrié aux Etats-Unis et le pasteur Bill Hybels qui fut l’un de ses étudiants et a trouvé chez lui une inspiration.
Ce récit passionnant nous fait comprendre la dynamique à travers laquelle l’église de Willow Creek est devenue une des plus grandes « megachurches » des Etats-Unis. Il pointe aussi les limites qui sont apparues au cours des dernières années, par exemple les conséquences engendrées par une hypertrophie des locaux dépassant de loin la fréquentation. Gilbert Bilezikian, « le prophète des origines » a su dénoncer ce gigantisme déphasé par rapport à une génération nouvelle désirant plus d’intimité (p.98).
Il y a aujourd’hui des « megachurches » sur les cinq continents. Sébastien Fath met en évidence leur expansion. « De Kinshasa à Rio de Janeiro, de Dallas à Kiev, de Paris à Séoul, de Singapour à Auckland, elles se multiplient d’année en année et dans toutes les langues » (p.133). Et il décrit particulièrement les méga-églises francophones qu’on peut maintenant découvrir de Montréal à Mulhouse, de Paris à Kinshasa. Ces églises manifestent une grande diversité dans leurs conduites et dans leurs pratiques en rapport avec des orientations théologiques elles-mêmes différentes.
Pistes de réflexion.
Le livre sur les « megachurches » ouvre de nombreuses pistes de réflexion. En effet, l’auteur met en évidence les limites et les risques : « dérives de l’hypertrophie ; dérives du star-system ; dérive insulaire, c’est à dire la tendance à l’isolement… » (p. 159-164). Mais, en même temps, il montre également en quoi les « megachurches » sont « une invention sociale » aux effets durables ». « Cette révolution des megachurches signe l’adaptation du christianisme à une consommation de masse, mondialisée et interconnectée sur la base d’une offre religieuse capable de faire concurrence aux loisirs les plus attractifs » (p. 164).
Les « megachurches » deviennent-elles aujourd’hui une réponse dominante dans le champ de l’innovation ? Comme historien et sociologue, Sébastien Fath veut laisser au lecteur sa liberté d’appréciation. La « megachurch » est un outil. « Comme toute les formes sociales, les méga-églises sont polysémiques, et leur orientation dépend de ce que l’on en fait » (p.16).
On pourra donc distinguer certaines tendances qui se manifestent dans les « megachurches » et la forme de celles-ci. Ainsi, lorsque le sociologue américain Donald E. Miller met en évidence les aspirations spirituelles issues des bouleversements sociaux et culturels des années 60, il montre en réponse la création et le développement d’églises nouvelles qui expriment un nouveau paradigme (4)). « Ces églises se caractérisent, d’après Miller, par quatre traits distinctifs. Le premier est le développement d’un nouveau style de liturgie et de musique cultuelle. Le deuxième trait renvoie à une refonte organisationnelle des institutions religieuses, qui témoignent d’une sensibilité aigue à une dimension thérapeutique, individualiste et autogestionnaire… La troisième dimension est une radicalisation du principe protestant du sacerdoce universel des croyants au travers d’un appel vigoureux aux laïcs, y compris dans la direction des œuvres et des ministères. Enfin ces églises portent une grande attention aux besoins sociaux et existentiels de la population… » (p.55). Manifestement, comme le reconnaît Sébastien Fath, « ces églises du nouveau paradigme ne correspondent pas entièrement à la définition générique d’une « megachurch ». Elles renvoient plutôt à un type spécifique de « megachurch » qui privilègie l’ouverture aux non-chrétiens et refuse une étiquette confessionnelle » (p.55).
De même, selon les lieux et les contextes, la recherche de pertinence des pratiques d’église induit le développement de courants d’innovation qui se recoupent sur certains points avec les « megachurches », mais s’en distinguent fortement dans leur orientation générale. Ainsi, les méga-églises développent fréquemment aujourd’hui un grand nombre de cellules de maison pour répondre aux besoins de relation et de partage communautaire de leurs membres, mais elles n’en font pas un dispositif central comme c’est le cas dans le courant des églises de maison.
Par ailleurs, le courant de l’Eglise émergente, tel qu’il se manifeste notamment en Grande-Bretagne, constitue encore une autre voie qui adopte une approche différente sur le plan organisationnel et institutionnel. En effet, si les églises correspondantes répondent à bien des aspirations qui trouvent également un écho dans les « magachurches » , elles se gardent du formatage que peut induire de fortes structures pour permettre une démarche créative et participative capables de susciter des pratiques et des formes nouvelles en phase avec la culture des participants. Comme l’exprime Ian Moosby (4), en Grande-Bretagne, les gens hors église ou qui s’en sont écartés, sont, en majorité réticents à entrer dans une forte organisation. Plus généralement, même si des « megachurches y font leur apparition, le contexte européen implique des prérequis spécifiques.
Le livre de Sébastien Fath sur les « megachurches » apporte une précieuse information et il interpelle les chrétiens qui, en Europe, constatent un manque de pertinence des pratiques d’église dans beaucoup d’institutions ecclésiales. Pour notre part, cet ouvrage nous paraît appeler notamment une réflexion sur l’importance des ressources et les conditions de leur mise en œuvre. Qu’est-ce que l’expérience des « megachurches » nous apportent ? Comment pouvons nous en tenir compte ? En quoi est-il utile de s’en distinguer et de développer des orientations complémentaires ou alternatives. Ce texte se veut un appel à l’expression de différents points de vue sur cette question.
Jean Hassenforder
Notes.
(1) Fath (Sébastien). Dieu XXL La révolution des megachurches. Editions Autrement, 2008 (Frontières). Passages cités : renvoi aux paginations.
(2) Sébstien Fath avait publié un article sur l’église de Willow Creek dans le magazine Témoins (mars-avril 2002) reproduit sur ce site (innovations) : Willow Creek, une mega-church à Chicago.
(3) Roof (Wade Clark). Spiritual marketplace, babyboomers and the remaking of American religion. Princeton University Press, 1999. Voir aussi un article du même auteur : Roof (Wade Clark). Spiritual seeking in the United States. Archives de Sciences Sociales des Religions, N°109, janvier-mars 2000, p. 49-66. Mise en perspective sur ce site (études) : Vivre l’évangile dans une culture avancée .
(4) Miller (Donald E.). Reinventing American Protestantism. Christianity in the new millenium. University of California Press, 1999. Voir aussi : A conversation with Donald Miller. Books and culture, November-december 2002, p. 31-35. Mise en perspective sur ce site (études) : Un courant d’innovation à l’échelle du monde.
(5) Tendances actuelles de l’église émergente en Grande Bretagne. Le point de vue de Ian Moosby. Sur ce site : recherches et innovations, reflexions.(A partir d’un article de Ian Moosby : The emerging church in the United Kingdom (www.emergingchurch.info reflections).