Avoir du talent, dans tel ou tel domaine : c’est une situation bien enviable ! Mais qui, si l’on en croit cette parabole, n’est pas un sujet particulier de fierté, dans la mesure où nos capacités, même petites, nous viennent toutes de Dieu ! « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » nous confirme Saint-Paul dans une de ses épîtres. Par contre, la possession d’une capacité particulière implique une responsabilité, celle de ne pas la laisser en friche, mais de l’exploiter pour le plus grand bien des autres – et de nous-mêmes.
Le texte nous confirme bien l’inégalité des talents, symbolisés par des sommes d’argent (5, 2, et un seul talent), mais le plus petit correspond déjà à une somme importante ! Surabondance des dons du Seigneur, qui donne à profusion à tous, y compris à ceux qui semblent les plus démunis.
Avoir un talent : cela fait penser à une possession, un avantage dont on peut jouir, même s’il est acquis par grâce, et non par nos propres mérites ; mais les talents évoqués dans ce texte sont-ils de l’ordre de l’avoir ? Ne sont-ils pas plutôt de l’ordre de l’attitude, c’est-à-dire de l’être de chacun des trois serviteurs ? La parabole nous indique, implicitement, que les deux premiers ont pris des risques pour faire fructifier l’argent de leur maître ; ils ne se sont pas contentés de le remettre aux banquiers pour en tirer un intérêt, ce que le troisième n’a même pas pu faire : auraient-ils pu se lancer dans cette entreprise s’ils n’avaient pas eu confiance en leur maître ? Auraient-ils eu envie d’agir s’ils n’avaient pas éprouvé un attachement pour lui, un désir d’être de « bons et fidèles serviteurs » ? (versets 21 et 23)
A l’inverse, le troisième serviteur est paralysé par la peur, qu’il ne faut pas confondre avec la « bonne crainte » de Dieu ; il « sait » que son maître est un homme dur, il n’a ni confiance, ni affection pour celui qu’il ressent comme exigeant et injuste, ce qui l’amène à se réfugier dans un légalisme qui s’exprime par les excuses qu’il présente : je n’ai pris aucune initiative, c’est vrai, mais je ne t’ai pas fait tort, je te rends ce qui t’appartient !
Selon les cas, la conception que l’on a de Dieu étrique, ou au contraire propulse, si l’on a une relation avec lui, si l’on éprouve de l’affection pour lui, si l’on reçoit cette capacité de vision qui motive, suscite l’élan, génère l’enthousiasme nécessaire pour sortir de la routine religieuse et lancer un grand mouvement d’évangélisation par exemple, ou oser rompre avec la tradition en créant de nouvelles structures d’église. Dieu n’hésite pas à nous faire confiance, lui, il nous « remet ses biens » (verset 14), prenant le risque de les perdre à cause de nos fragilités.
Et c’est parce qu’il connaît nos faiblesses qu’il nous laisse du temps pour un cheminement qui n’est pas nécessairement rapide, mais parsemé d’erreurs et de rechutes : « longtemps après, le maître revint » -verset 19 (dans l’Apocalypse -2,21- nous lisons qu’il peut nous laisser du temps pour nous repentir de nos fautes). C’est aussi parce que Dieu nous connaît bien qu’il nous demande seulement d’agir en fonction de notre capacité : les deux premiers serviteurs reçoivent un accueil identique, qui ne dépend pas de leurs performances respectives, mais témoigne d’une relation sans orgueil avec leur maître, où l’on partage la joie d’une réussite qui est en fait commune : les talents mis en valeur ont été multipliés ; ici ils ont été doublés à chaque fois, relevant d’une abondance qui rappelle celle du Seigneur ; les résultats de nos actions spirituelles profitent à Dieu, aux autres et à nous.
C’est une culture de communion, et non une culture hiérarchique qui est le modèle de l’Eglise ; la parabole met en valeur les croyants, ceux qui ne font pas les œuvres pour être sauvés, mais parce qu’ils sont sauvés, parce qu’ils ont reçu la grâce d’agir, non comme des mercenaires, mais par amour, pour plaire à leur maître ; ils ont le désir de créer, d’entrer dans un mouvement de vie qui contraste avec la rigidité des pharisiens, ou des intégristes religieux de toute époque, qui voient souvent en eux des marginaux !
A la différence de l’intendant « fidèle et prudent » cité dans le chapitre précédent (Matthieu 24, 45-47), qui a « donné la nourriture à ses gens en temps convenable », ils ont fait plus que ce qui est juste, ils ont fait fructifier leurs talents, accomplissant les œuvres de l’amour évoquées juste après la parabole, dans le jugement des nations (25, 34-36) : visite aux malades, affamés, prisonniers… : oeuvres rendues possibles par la grâce évoquée juste avant la parabole par l’huile des vierges sages (25, 1-13).
Ces bons serviteurs reçoivent de leur maître les fruits de leur travail, mais sous forme de talents supplémentaires (verset 28) ; un « réinvestissement », dirait aujourd’hui un entrepreneur, qui les amène à connaître encore la joie d’être dans le mouvement de vie, de partager.
Ce récit, comme les autres récits évangéliques, est donc à la fois daté et intemporel : aujourd’hui comme hier, le Seigneur nous demande de choisir (Deutéronome 30, 15) : non la mort de l’immobilisme et de l’inutilité (verset 30), mais la vie de l’engagement qui comporte aussi ses responsabilités.
Alain Bourgade?
sur la base des notes de Gisèle McAfee