La nativité : l’incarnation en quatre temps et mouvements
Noël est déjà derrière nous. On y célèbre la naissance de Jésus une fois l’an le 25 décembre. La date, fixée au calendrier vers l’an 354, ne peut être modifiée. C’est la fête de l’Incarnation, de la Parole devenue chair et venue habiter parmi nous « plein de grâce et de vérité » dans le quotidien du monde. Mais est-ce là la totalité de ce que représente l’Incarnation telle qu’exprimée dans les textes bibliques ? L’Incarnation ne peut-elle pas être considérée différemment et en continuité de la vie de Jésus-Christ et de la nôtre aujourd’hui ? Je vous propose un regard sur les quatre temps et mouvements de l’Incarnation ainsi que sur le principe dont ils s’inspirent tous, la kénose, traduit comme dépouillement de soi. Les temps sont des moments clés dans la vie de Jésus et les mouvements ce qui s’en découle jusqu’à aujourd’hui.
Le premier temps de l’incarnation
La parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme la gloire du Fils unique venu du Père.
Jean 1,14
Il est l’image du Dieu invisible.
Colossiens 1,15
Il y a dans la naissance et la vie de Jésus la validation de notre humanité porteuse de l’image de Dieu (Gn 1,26 – 27). Il est venu nous révéler non seulement Dieu que nous méconnaissions comme Père, mais aussi notre identité et notre vocation humaine véritable, car nous nous en étions détournées. Notre humanité à chacun et à tous, individuelle et collective, est suffisante pour porter en elle et pour exprimer la plénitude divine (la présence de Dieu en soi est toujours plénitude), et ceci, depuis la création de l’humanité sur la Terre et de la terre en laquelle Dieu souffla son esprit (Gn 2,7), tout comme Jésus l’a fait sur ses disciples (Jean 20,19 – 23), afin que nous participions à la nature divine (2 Pi 1,4). C’est le message le plus fort de la vie du Christ, et c’est pourquoi il nous appelle dès le premier jour de son ministère à la repentance, la metanoïa (Mt 4,17), dont le sens est de voir la vie et le monde différemment, de voir que l’on a en nous par l’Esprit le potentiel de voir plus loin et plus profondément la présence et l’action même les plus discrètes de Dieu. Ce n’est pas seulement de voir le monde différemment, mais de nous voir nous-mêmes tels que Dieu l’a voulu depuis le commencement. Ainsi, la naissance de Jésus n’est que la première étape du mouvement divin dont sa vie est porteuse, nous ouvrant la voie à la renaissance. Ainsi, nous prions avec Paul : « Qu’il ouvre vos yeux à sa lumière afin que vous compreniez à quelle espérance il vous a appelés. Vous comprendrez quelle est la glorieuse richesse de l’héritage destiné à ceux qui lui appartiennent. » Dès lors, notre vocation comme nouvelle humanité (Ép 4,24) est de faire nôtres les sentiments qui étaient en Jésus-Christ (Ph 2,5) et qu’il a énoncés dans les béatitudes afin que nous devenions à notre tour des artisans de réconciliation et de paix.
Le deuxième temps de l’incarnation
Voici l’homme
Jean 19,5
Voici l’Agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde
Jean 1,29
Après avoir été fouetté par les soldats romains, on ramène Jésus, dont la nudité ensanglantée est couverte d’un manteau écarlate et d’une couronne d’épines, devant Ponce Pilate qui, en le voyant, prononça ces mots : ecce homo, voici l’homme. Il s’agit de l’homme dont il venait de reconnaître l’innocence et qu’il est sommé de juger : le voilà à présent défiguré par la violence qu’il venait de subir. L’image est classique, captée par de nombreux peintres et cinéastes, mais que signifie-t-elle ? Jésus ne représente-t-il pas de façon graphique et théâtrale l’homme faux de tous les temps ? L’homme qui, malgré ses blessures cachées (le manteau écarlate des rois), prétend toujours être en mesure de conduire sa vie selon ses idées propres de grandeur (la couronne d’épines) ? Ne s’agit-il pas de l’homme dont l’humanité même est écartée et qui ne peut alors vivre ? L’homme qui, pour dominer, doit vaincre et abaisser les autres afin d’établir sa suprématie ? L’homme qui enfin doit mourir afin de permettre à l’homme vrai de vivre ? Jésus assume pleinement son statut d’être humain face aux injustices institutionnelles, politiques et religieuses. C’est l’humanité, intègre et essentielle, qu’il ne peut trahir malgré le prix de sa propre vie. C’est le modèle du don de soi pour l’autre, de l’amour du prochain même quand celui-ci en ennemi réclame sa mort : « crucifie-le », ont-ils scandés ! La passion du Christ représente le deuxième temps de l’incarnation, une représentation que nous aurons à notre tour à vivre en homme et femme vrais et qui portons volontairement chacun notre propre croix, notre propre mort à soi afin que renaisse la nouvelle humanité dont Jésus est le prototype. Certains d’entre nous seront aussi « persécutés pour la justice, car le royaume des cieux est à eux ! » (Mt 5,10) Il est venu sauvegarder notre humanité pour qu’elle vive !
Le troisième temps de l’incarnation
Demeurez en moi et je demeurerai en vous
Jean 15,4
Christ en vous, l’espérance de la gloire
Colossiens 1,27
Jésus, envoyé par le Père, est venu habiter dans le monde et auprès de ses amis-disciples, mais cette proximité était à ses yeux insatisfaisante. La distance était encore trop grande et la communion qu’il recherchait inassouvie. Le temps de son départ se rapprochait. Il dit à ses amis qu’il prierait et que le Père leur donnerait un autre consolateur, l’Esprit de vérité qui demeurerait avec eux et en eux (Jn 14,16 – 17). Puis il ajoute qu’en ce jour-là, « vous connaîtrez que je suis en mon Père, que vous êtes en moi, et que je suis en vous. » (Jn 14,20) L’incarnation se vit toujours au plus profond, au cœur même non seulement du temps et de l’histoire, mais encore plus de nos êtres, nos pensées, nos sentiments, nos intentions. Il est en fait plus profond en nous que nous ne puissions l’être nous-mêmes, car il est la substance même de la vie, la Vie consciente, vivante et créatrice à l’origine de toute existence. C’est lui le Je Suis qui reçoit en nous les je suis que nous sommes ! Il s’agit donc pour nous d’une spiritualité de l’inhabitation du Christ dans le monde, dans le temps, dans l’histoire, et dans nos vies, afin que nous habitions le monde et l’histoire en continuité du projet initial de Dieu lors de la création du monde. La religion est une structure sociale extérieure dont la fonction est de former ses membres dans une spiritualité de l’intériorité à la recherche et à l’écoute du Christ en nous. C’est le troisième temps de l’Incarnation avec comme mouvement celui de la communion rédemptrice de l’humanité et du monde. C’est depuis l’intérieur des êtres et des choses que toutes véritables transformations s’opèrent afin d’en conserver son intégralité, celle du cœur; jamais par un pouvoir exercé depuis l’extérieur qui ne peut aller plus loin que d’en imposer la forme. Ultimement, ce n’est plus moi qui vis, mais Christ qui vit en moi.
Le quatrième temps de l’incarnation
Comme tu m’a envoyé dans le monde, je les ai aussi envoyés dans le monde.
Évangile de Jean 17,18
Tel il est, tels nous sommes aussi dans le monde.
1 Jean 4,17
Pour les disciples, leur temps de formation auprès de Jésus arrive à terme. Ils ont accompagné Jésus pendant la durée de son ministère en Galilée, en Judée et jusqu’à Jérusalem. Ils l’ont vu guérir les malades, enseigner les foules avec l’aide de paraboles, réprimander les autorités religieuses, et maintes autres choses encore. Un moment de transition s’opère. Le temps est venu pour Jésus de se retirer du monde et pour les disciples d’incarner la dynamique du règne de Dieu dans le monde temporel. C’est le quatrième temps et mouvement de l’incarnation où le message de réconciliation revient dorénavant aux disciples. Ayant faim et soif pour la justice (Mt 3,6), la pierre d’angle du royaume à venir et dont les fruits sont la paix et la joie (Romains 14,17), ils sont appelés à devenir des artisans de paix (Mt 3,9), quels que soient leurs statuts sociaux, leurs vocations professionnelles, ou les enjeux particuliers du moment. La justice, teintée de miséricorde (Mt 3,7), est en reflet de Michée qui insiste qu’aux yeux de Dieu, les deux doivent se contrebalancer dans l’humilité (Mi 6,8). Toutes pensées, tous gestes et toutes paroles qui contribuent à une forme de réconciliation, de rapprochement, de confiance renouvelée, de pardons demandés et reçus entre des personnes et des groupes contribuent au règne du Christ dans le monde, car le royaume de Dieu est la réconciliation de toutes les réconciliations, même celles qui ne sont que partielles. Les disciples du Christ sont appelés à vivre leur citoyenneté céleste à l’intérieur de leur citoyenneté terrestre, que ce soit dans les sphères culturelles, sociales ou politiques. Comme Jésus, leur royaume n’est pas de ce monde, toutefois c’est dans le monde qu’ils sont envoyés pour le vivre. Ainsi, la théologie de l’espérance devient publique et repousse du même coup toute tentation à la complaisance du salut personnel.
La kénose
Lui qui est de condition divine, n’a pas regardé son égalité avec Dieu comme un butin
à préserver, mais il s’est dépouillé lui-même en prenant une condition de serviteur,
en devenant semblable aux êtres humains.
Philippiens 2,6-7
Si quelqu’un veut être le premier parmi vous, qu’il soit l’esclave de tous.
Car le Fils de l’homme n’est pas venu pour se faire servir, mais pour servir
et donner sa vie en rançon pour beaucoup.
Marc 10,44-45
Chacun des quatre temps et mouvements de l’incarnation trouve son inspiration dans le principe divin de la kénose, le dépouillement ou l’effacement de soi selon la pratique de Dieu. Il s’agit de la disposition discrète et constante de Dieu, l’élan agissant de son être, sa façon d’être étant l’humilité. On pourrait dire que la kénose est le leitmotiv de Dieu, l’abaissement volontaire. La naissance de Jésus, tout comme le don de son Esprit s’inscrivent les deux dans cette mouvance de Dieu toujours en mouvement, car la source et l’essence même de la vie qui permet à tout et à nous de vivre. Tout en étant parmi nous et en nous, dans son infinie discrétion d’être, il demeure circonspect afin de nous permettre de devenir le soi que nous sommes librement. Il conserve à chaque instant une distance infiniment fine et intime.
Le principe de la kénose est exprimé par Jésus en ces mots : « Jésus les appela, et dit : Vous savez que les chefs des nations les tyrannisent, et que les grands les asservissent. Il n’en sera pas de même au milieu de vous. Mais quiconque veut être grand parmi vous, qu’il soit votre serviteur ; et quiconque veut être le premier parmi vous, qu’il soit votre esclave. C’est ainsi que le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie comme la rançon de plusieurs. » (Mt 20,25 – 28) La kénose devient la règle essentielle et incontournable de son règne, sa suprématie, dans le monde. Servir n’est plus, dans le règne du Christ, la manifestation de la servitude, mais le principe appliqué de l’amour du prochain comme soi. L’apparente faiblesse de l’abaissement qui, dans le monde déchu est humiliation, devient la disposition volontaire et intériorisée des disciples de Jésus-Christ. Pour l’auteur de l’épître aux Hébreux, Jésus est « le rayonnement de la gloire de Dieu et l’expression parfaite de son être. » (Hé 1,3) L’abaissement de Dieu dans une forme humaine n’est pas une anomalie, une exception commise par un Dieu hiérarchique suprême qui domine d’en haut, mais la norme conforme de son règne à laquelle on s’associe librement. La kénose contient le germe d’amour à l’origine de la subversion de tout ce qui est son contraire dans nos vies comme dans la société. Face à la kénose, rien ne peut tenir.