Pour la Bible, l’homme est un, corps, âme et esprit ; selon cette conception, les besoins matériels peuvent donc être une image très fidèle des besoins spirituels : le partage que nous avons fait de ce texte de Marc nous l’a montré avec une surabondance d’exemples !
Cette relation entre la nourriture matérielle et la nourriture spirituelle est mise en évidence dès le début du récit par l’enseignement que Jésus, « ému de compassion » pour une foule désemparée, lui donne avec une abondance (« il se mit à leur enseigner beaucoup de choses ») qui renvoie à celle qui va présider à la satisfaction des besoins physiques ; le « bon berger », lui, se met en peine des brebis que les bergers »officiels » (les chefs spirituels en place à cette époque) ont laissées sans soin ; comme dans la parabole des noces, cette élite juive est absente du repas, image du banquet messianique.
Jésus n’est pas seul, ses disciples l’entourent, eux qui se sont bornés pendant un certain temps à regarder, à assister à l’enseignement du maître et à ses guérisons miraculeuses, mais que Jésus vient d’envoyer récemment en mission (Marc 6, 7-13) pour à leur tour guérir, délivrer, enseigner.
Jésus veut encore passer par eux, comme il veut toujours passer par nous aujourd’hui ; « donnez-leur vous-mêmes à manger » (verset 37), leur dit-il ; aurait-il mis la barre un peu haut ? Dans un premier temps, les disciples sont loin de réagir au quart de tour ! Ils réagissent plus en gestionnaires qu’en hommes de foi, évaluent le coût de la prestation : 200 deniers, somme importante qui représente à l’époque le montant de 200 salaires journaliers.
Mais Jésus leur demande de s’impliquer directement, ce qui implique le passage de la prestation au service ; de se donner eux-mêmes, en partant des moyens, même modestes, dont ils disposent ; les cinq pains et les deux poissons ont en fait une grande valeur ; ils sont mentionnés pour que nous soyons conscients qu’avec pratiquement rien, on peut faire beaucoup de choses : ne nous déclarons pas vaincus d’avance, la grâce de Dieu, qui choisit de passer par nous, multiplie ce petit apport dont le montant précis semble curieusement intéresser Jésus dans le texte, lui qui demande à ses disciples : « combien avez-vous de pains ? » et qui leur demande même de s’en assurer : « allez voir ! » Jésus qui semble nous dire à nous : qu’es-tu prêt à donner exactement ? Si tu fais ta part, même petite, je ferai la mienne ; si tu fais un pas vers moi, je ferai vers toi les 99 qui manquent.
La vérification des ressources disponibles étant faite, les disciples sont ensuite chargés d’installer les gens par groupes (par « tablées » dans le texte grec) ; ils accomplissent cette tâche sans se poser de questions, sans essayer de comprendre comment le problème va être résolu, manifestant là leur foi ; l’herbe verte, la mention des tablées évoquent les verts pâturages et les tables dressées en face des adversaires du psaume 23 : comme l’Eternel dans ce psaume, Jésus est le berger qui ne laisse ses brebis manquer de rien ; dans un désert aride, l’herbe peut être verte si l’eau de la grâce coule !
Au début, les brebis sans berger étaient éparpillées, en vrac ; ce désordre cède maintenant la place à une organisation précise, chiffrée, qui rappelle celle du peuple d’Israël dans la traversée du désert, évoquée par le titre d’un des livres du Pentateuque (nombres) : la distribution de la nourriture ne doit pas ressembler à une foire d’empoigne ! Tout repas doit être précédé d’une préparation, qu’il soit matériel ou spirituel ; et le véritable pain descendu du ciel est ici jésus, la nouvelle manne, que l’on ne peut accueillir, aujourd’hui comme hier, sans avoir procédé à une certaine mise en ordre de nous-mêmes.
Après l’action de grâces, qui accompagne la fraction du pain dans la liturgie de table du judaïsme de l’époque, comme dans les célébrations chrétiennes actuelles, les pains passent par les disciples, par qui passera aussi l’enseignement plus tard, quand ils seront suffisamment pénétrés de la Parole pour pouvoir la transmettre ; dans la première église chrétienne, on confiera aussi la distribution de la nourriture à des diacres choisis en fonction de leurs qualités spirituelles.
Le repas est partagé dans la fraternité avec Jésus, qui crée avec cette foule un lien de compagnonnage, à tous les sens du mot ; personne n’est oublié (« ils mangèrent tous »), et tout le monde est nourri en fonction exacte de ses besoins, ni trop ni trop peu ; quand on est nourri spirituellement, on est « rassasié », mais on ne peut manger plus qu’à satiété : point à noter par les prédicateurs qui peuvent être tentés d’en rajouter toujours une couche ! et frustrer des auditeurs qui ne peuvent garder et méditer ce qui les a touchés.
Ici la surabondance n’est synonyme, ni de goinfrerie, ni de gaspillage : rien n’est perdu, les restes sont ramassés, et gardés pour ceux qui n’ont pas encore « mangé », les autres juifs, dans 12 paniers : image des 12 apôtres ? et des 12 tribus qui seront rassemblées un jour après leur dispersion ? D’autant que le chiffre symbolique de 5000 pour la foule présente ce jour-là évoque à sa manière le fait que tout Israël est « déjà là ».
Ce texte de Marc suit la mort de Jean-Baptiste, qui avait « préparé le chemin du Seigneur » ; la mission qu’il avait annoncé se manifeste ici nettement, aussi bien pour le peuple juif, promis déjà au rassemblement, que pour nous : Jésus, « pain vivant descendu du ciel”, est celui qui vient nous « rassasier » tous en nous donnant chaque jour la nourriture spirituelle convenable.
Alain Bourgade
sur la base des notes prises par Gisèle McAfee