La fracture.
Dans l’évolution des sociétés, la jeunesse peut être une aile marchante. Elle témoigne des changements de valeurs en cours. C’était le cas dans les années 1960. Aussi bien, au tout début du grand virage de cette époque, en 1957, l’Express propose à l’IFOP (Institut français d’opinion publique) de réaliser une grande enquête en face à face par questionnaire auprès des 15-29 ans. Les résultats de ce sondage sont publiés sous forme de feuilleton. Françoise Giroud, cofondatrice de l’Express, invente à cette occasion, le concept de « nouvelle vague », formule qui deviendra célèbre, car elle anticipe l’affirmation de la jeunesse comme catégorie sociale à part dans les années 1960, puis dans les décennies suivantes » (p 13). Ce sondage sera reconduit par l’IFOP de 10 ans en 10 ans, les décennies suivantes jusqu’en 1998, puis suspendu. Puis ce fut une pause. Cette recherche a repris récemment en vue de la publication d’un livre sur la jeunesse actuelle aux éditions Les Arènes. Plus de 1500 personnes âgées de 18 à 20 ans ont été interrogées en février 2021. « Cette enquête 2021 sur la génération des 18-30 ans révèle une véritable fracture avec les autres générations. Cette jeunesse a grandi avec internet et les réseaux sociaux, a connu le terrorisme et la crise du Covid-19, mais elle dépasse largement les étiquettes, trop souvent réductrices, qu’on lui a accolées… Elle apparaît à la fois désenchantée et résiliente, tolérante en matière de mœurs et de religion, mais aussi intransigeante sur l’égalité et le climat » (page de couverture). Dans son livre : « La fracture » (1), Frédéric Dabi (avec Stewart Chau), nous expose comment le jeunesse d’aujourd’hui se distingue de la société environnante. Ecrit à la veille des élections présidentielles en 2022, cette étude porte une attention particulière aux attitudes politiques. Elle scrute évidemment l’impact du choc imposé par l’épidémie de Covid. Cet impact a été violent, mais il n’a pas brisé le ressort de vie de cette jeunesse. « Cette jeunesse désenchantée dans une époque malchanceuse est néanmoins « une jeunesse fluctuat nec mergitur » (p 17-19). Les données abondantes de cette enquête appellent un examen attentif à partir de la lecture du livre. Elles peuvent être envisagées avec différents regards et sous différents angles. Nous choisissons d’envisager la manière dont cette jeunesse, à travers une mentalité nouvelle, anticipe une évolution du genre de vie, une nouvelle manière de vivre. C’est un regard positif qui n’exclue pas les craintes qu’on peut nourrir sur certains points, notamment dans le champ politique.
Le choc
Bien entendu, la crise sanitaire a eu un impact sur le moral de la jeunesse. Le ressenti de bonheur a diminué. Sur la mention : « très heureux », le recul est important, passant « de 46% en 1999 à 19% en 2021 » (p 22). « Aujourd’hui, près d’un jeune sur trois considère que vivre à notre époque est plutôt une malchance. En février 2021, seulement 47% des 18-25 ans affirment que vivre à l’heure actuelle constitue une chance. En regard des scores de 1999, c’est une chute de près de 36 points » (p 26). Cependant, il y a des écarts entre les catégories.
La crise du Covid apparaît comme l’événement en France et dans le monde qui a le plus marqué la jeune génération (p 39). Il en est résulté également un désarroi et une détresse morale. 58% des 18-30 ans déclarent avoir été concernés depuis le début de la crise du coronavirus par un sentiment de déprime ou de dépression (p 39).
Tout cela engendre une peur de l’avenir. 62% déclarent partager l’affirmation anxiogène : « J’ai peur de l’avenir », à un étiage équivalent à celui observé auprès de l’ensemble des français. « La confiance de pouvoir exercer une influence sur l’avenir s’effondre également (p 43-44).
A vrai dire, étant donné le caractère dramatique de l’épidémie, ces résultats ne sont pas surprenants. Et comment peut-on les interpréter dans la durée ? Les effets seront-ils durables ? Certains s’interrogent. « La crise du coronavirus s’est davantage révélée comme un catalyseur et un amplificateur de tendances sociales et comportementales déjà à l’œuvre avant l’apparition du virus » (p 48).
A cet égard, cette enquête fournit un contrepoint à prendre en compte. « Au delà de l’impact impressionnant de la crise, cette étude, menée presque dans l’œil du cyclone, donne également à voir d’autres facettes de cette génération » (p 48). « L’enquête dessine les contours d’une jeunesse résiliente qui continue à s’épanouir, à prospérer, à se projeter et que l’on peut difficilement réduire au Covid » (p 49). « Venant nuancer le pessimisme collectif des 18-30 ans, l’optimisme individuel des personnes interrogées reste élevé et bien supérieur. « Près de ¾ des jeunes (73%) se déclarent optimistes en pensant à l’avenir quand ce chiffre oscille entre 30 et 40% auprès de l’ensemble de la population française » (p 49). Et ceci vaut dans l’ensemble de la jeunesse. De plus, une forte majorité des jeunes anticipent un avenir favorable quant à leur niveau de vie (67%). Cet optimisme est très supérieur à celui observé auprès du grand public. « Ainsi, en juin 2022, seul un gros quart des français anticipait une meilleure vie dans les dix ans » (p 50-51). Comme pour l’optimisme global, toutes les catégories de jeunes sont concernées (p 57). Et, par ailleurs, ces jeunes manifestent une soif de vivre. « Ils plébiscitent ainsi des phrases comme « J’ai beaucoup de choses à accomplir dans la vie » (92%) ou « Le meilleur est à venir » (79%). Cette dernière opinion est aussi en hausse. Dans une autre enquête ‘France émotions’ menée à la même date, un optimisme se manifeste également. Ainsi s’exprime un jeunesse « à la recherche d’un temps retrouvé dans une société qui s’accélère » (p 52).
Une troisième donnée intervient positivement. « Plus de 6 jeunes sur 10 se disent satisfaits de la place qu’ils occupent dans la société » (p 53). « De la même manière, la projection des 18-30 ans dans leur vie professionnelle semble empreinte d’une confiance que peu de choses, y compris la crise, peuvent fragiliser ». « 85% des jeunes affirment leur adhésion à la phrase : « Je vais m’accomplir dans un métier que j’aime » (p 54). « Au total, « la résilience s’exprime parfaitement dans cette génération qui parvient à travers ses croyances, ses espoirs comme ses aspirations, à s’affranchir de l’étiquette simpliste : génération Covid ». Frédéric Dabi estime que le covid-19 a moins joué un rôle central qu’il n’a catalysé et amplifié des tendances déjà à l’œuvre (p 56).
Le retrait politique
Les statistiques électorales font ressortir un abstentionnisme plus élevé dans les jeunes générations. Cette abstention massive traduirait-elle une mise en doute du modèle démocratique ? Cette enquête fait effectivement apparaître que « la démocratie ne va plus de soi chez les jeunes français ». Certes, une large majorité de jeunes français loue encore le modèle démocratique. 80% des 18-30 ans le jugent bon, mais son fonctionnement pose question. Ces défauts dans le fonctionnement suscitent une impatience qui peut s’exprimer dans une tendance autoritaire (p 99-103). Si un principe fondamental comme celui de la représentativité vacille, les institutions à même de réguler les conflits sont fragilisées. Dans cette perspective, l’idée d’une violence radicale apparait chez certains. Parallèlement, on note une grande défiance vis à vis du personnel politique. Ce livre met ainsi en évidence une crise du politique. L’Etat lui-même est l’objet d’opinions mitigées (p 83). Toutes ces questions sont abondamment étudiées dans cette enquête d’autant que celle-ci a été réalisée dans la perspective des élections présidentielles 2022. Nous renvoyons à ces données puisque notre propos est plutôt de rechercher en quoi un nouveau genre de vie et en train d’émerger dans cette nouvelle génération.
Une jeunesse socialement insérée.
Alors que, dans les années 1960, on observait, dans la jeune génération, un mouvement de rupture avec la société globale, on note aujourd’hui des convergences des valeurs entre les jeunes et leurs ainés (p 70). Si il y a bien quelques différences notables, on observe une revalorisation de la famille. « Symboliquement, la famille, parmi la cinquantaine de mots proposés, génère dans la jeunesse le plus fort score de jugements positifs. Ce plébiscite (92%), est confirmé par le primat absolu de la famille dans les éléments perçus comme les plus importants pour avoir une vie réussie (62%) (p 75). « Quand les jeunes sont interrogés sur les acteurs jugés capables de trouver des solutions répondant à leurs difficultés, les membres de la famille émergent en tête en quasi-égalité avec les jeunes eux-mêmes » (p 77). Et « on observe un deuxième pilier d’un système de valeurs davantage tourné vers la tradition, la valeur travail qui se voit accorder une très grande importance. « Ce terme recèle une connotation positive exprimée par 82% des 18-30 ans, soit un score similaire à l’ensemble des français (85%) (p 78). Sa légitimité dans les représentations des jeunes est renforcée par les a priori encore plus favorables associés à de termes comme le mérite (88%) et l’effort (86%). Très marginalement relié à l’univers de la contrainte, voire de l’aliénation, la valeur travail s’inscrit comme une dimension essentielle de la vie des jeunes » (p 78). Au total, « le travail reste pour la jeunesse un outil d’émancipation, voire d’épanouissement » (p 79). Ainsi, si la jeunesse se distancie des institutions publiques, à travers la famille et le travail, elle s’inscrit tout à fait dans le tissu social.
Une jeunesse entreprenante
Dans leur majorité, les projets professionnels des jeunes s’inscrivent dans les entreprises. « Le souhait d’être salarié dans une entreprise privée (68% des citations), demeure la première situation projetée. De même, l’envie de créer son entreprise ou une start-up (40%) est considérable (p 54). Cette orientation s’inscrit dans la vogue suscitée par l’entreprise chez les jeunes. L’entreprise suscite un véritable plébiscite chez le jeunes avec des opinions positives tangentant les 80%, quelle que soit la catégorie d’individus (p 85). Le projet entrepreneurial est donc privilégié. Ce sont les petites entreprises et non les grands groupes qui jouissent de la faveur des jeunes. Ainsi, 83% des jeunes attribuent une connotation positive à l’entreprenariat et 79% à la start-up (p 86). « L’attrait pour l’entrepreneuriat est assorti d’une condition sine qua non, à savoir un comportement exemplaire des entreprises sur le plan environnemental et sociétal » (p 87). Cette jeunesse, dans sa dimension créative participe également à la promotion d’un nouveau genre de vie.
Une nouvelle manière de travailler
Un genre de vie innovant apparaît dans la nouvelle manière de travailler. Cette recherche s’inscrit sans doute dans un nouveau rapport au temps. Ainsi 42% des 18-30 ans estiment qu’« avoir une vie réussie, c’est d’abord avoir du temps libre pour profiter de la vie » (p 29). Cette requête englobe et dépasse la réussite d’une carrière professionnelle (24%). Aujourd’hui, la jeune génération s’inscrit positivement dans la vie professionnelle et va donc pouvoir l’influencer. « L’indicateur global de satisfaction de la vie à l’égard de la situation professionnelle s’établit à 80% chez les salariés de moins de 30 ans contre 76% en moyenne » (p 196). « De moins en moins perçu comme une contrainte, le travail s’inscrit avec ses représentations induites dans des attentes d’utilité et de quête de sens. Ces dernières conduisent à ce qu’une part croissante de la jeunesse projette sur son travail des aspirations et des demandes inédites, en tout cas, bien différentes de celles des jeunesses passées » (p 204).
Le lieu de travail est de moins en moins clos. « Sortir de son lieu de travail pendant la journée est devenu pour ces jeunes salariés une nouvelle norme » (p 209). « En conséquence, de nombreuses activités auparavant réalisées dans son quartier d’habitation basculent vers le quartier de son entreprise… Une logique « servicielle » autour de l’entreprise s’organise sous la houlette des plus jeunes salariés » (p 211).
Plus globalement, on assiste à une transformation du rapport entre la vie personnelle et professionnelle. Avec le recours au télétravail durant la crise sanitaire, le danger d’un empiètement de la vie professionnelle a été ressenti, mais plus généralement, on observe une « porosité croissante entre l’univers personnel et l’univers professionnel ». Cette évolution se manifeste également dans les relations entre collègues. « Une majorité de jeunes salariés « 55% chez les 25-20ans), considère que leurs collègues sont aussi leurs amis, soit un résultat deux fois plus élevés que celui observé chez les plus de 50 ans (29%) (p 207). Ainsi s’accroit le rôle social de l’entreprise.
Ces comportements font tâche d’huile. Il y a vraiment là une transformation sociale majeure. Les jeunes considèrent l’entreprise comme une réelle communauté « humaine » bien plus que comme un agrégat de compétences (p 213). Les projets collectifs sont appréciés. Une autre tendance apparaît. « L’entreprise devient le lieu privilégié de l’expression des valeurs premières et de l’expression du jeune salarié ». « Solidarité et bienveillance illustrent parfaitement l’importance des liens sociaux à l’intérieur des entreprises lesquelles deviennent ainsi la pierre angulaire de toute émancipation professionnelle » (p 214). « Par cette vision, les jeunes témoignent de plus en plus d’une exigence qu’ils trouvent légitime envers les entreprises, devenues ainsi le lieu d’un « projet collectif » (p 215). Ces exigences se déploient à plusieurs niveaux. « L’entreprise devient l’acteur attendu et entendu sur un ensemble de domaines et d’enjeux » (p 215). C’est le cas dans le domaine de « la question environnementale où l’action de l’entreprise reste la condition nécessaire à toute évolution de la situation, mais est créditée également d’une capacité d’action supérieure à beaucoup d’acteurs comme les pouvoirs publics » (p 215). En matière de responsabilité sociale et environnementale, « les jeunes épousent très clairement la tendance qui « engage les entreprises à s’engager ». Par ailleurs, pour les jeunes salariés, l’entreprise est un lieu de rencontre et de partage.
L’importance accordée à l’ambiance du travail illustre la vision que les jeunes salariés ont de l’entreprise aujourd’hui comme « communauté humaine, communauté de valeurs » (p 217).
Au total, les jeunes sont plus engagés envers leurs entreprises ; Mais ils sont aussi plus mobiles. La mobilité professionnelle est très élevée. « Nous sommes en présence d’une génération du « roulis » qui, à la manière d’un bateau gardant le cap, peut aisément osciller de gauche à droite » (p 220).
Une jeunesse ouverte au monde
Si le terme mondialisation est globalement mal reçu dans l’opinion française, à l’inverse les représentations observées dans la jeunesse diffèrent complètement. « La mondialisation bénéficie d’une connotation positive majoritaire exprimée par 57% des interviewés âgés de moins de 30 ans, soit 23 points de plus qu’auprès du grand public. (p 90). Les clivages internes sont marginaux. Dans ce contexte, les jeunes français « expriment dans leur majorité une adhésion au discours valorisant la tradition d’accueil aux étrangers ». Le terme : ‘droit d’asile’ lui-même bénéficie d’une connotation positive dans 60% de la jeunesse (44% seulement dans l’ensemble des français). Au cœur de cette perception, réside une disposition à l’ouverture aux autres cultures. 69% des 18-30 ans estiment que la France doit devenir une société multiculturelle (p 87). Il y a un hiatus entre la jeunesse et l’ensemble des français sur les sujets de l’identité et de l’immigration, alors que généralement il y a peu d’écarts entre les générations sur les valeurs. Certes, les auteurs pointent quelques réserves. Les jeunes privilégient la préférence nationale, mais « il y a peut-être là le reflet d’une jeunesse pragmatique » (p 91).
Une jeunesse engagée pour la transition écologique
Dans le contexte de la crise sanitaire, la conscience du danger couru par la planète n’est pas passée au second plan. « Les questions environnementales deviennent particulièrement centrales dans l’appréhension qu’ils ont de la société à venir » (p 171). « Un sondage IFOP réalisé en avril 2021 indique que 64% des jeunes de moins de 30 ans considèrent l’écologie comme un enjeu tout à fait prioritaire contre 44% parmi les 65 ans et plus » (p 172). C’est le dérèglement climatique qui apparaît comme le danger majeur. « Pour agir en faveur de l’environnement, les jeunes sont « en attente d’une action commune portée par le tryptique « citoyens, État, entreprises ». « Mais ce qui apparaît le plus notable réside dans la place du citoyen leader parmi les acteurs capables d’agir contre le changement climatique » (p 175). « Dans une enquête ACTED (août 2020), 52% des jeunes âgés de 18-30 ans estiment que ce sont les citoyens qui sont les plus à même d’agir contre le changement climatique (11 points devant l’Etat et 16 points devant les entreprises (p176). « Cette ode à l’action individuelle en matière environnementale s’avère la première expression de cette jeunesse, une jeunesse qui influence le cours des choses et la construction de l’opinion » (p 177). C’est une invitation à l’action citoyenne. « Dans l’enquête ACTED 72% des 18-30 ans se déclarent engagés dans la lutte contre le changement climatique, ce qui constitue un résultat incomparable » (p 178). Et il n’y a pas dans cette génération de clivages à ce sujet. 91% des jeunes de cet âge déclarent également être prêts à réaliser au moins une action pour lutter contre le réchauffement climatique » (p 179). L’usage d’internet en vue de s’informer est considérable. 78% des 18-30 ans s’informent sur internet considérant les questions écologiques. Le commentaire met en valeur cet engagement majeur. « Les jeunes se replacent incontestablement au cœur de l’avenir, légitimant leur place dans le monde qui vient. Ils se propulsent en leader d’opinion » (p 182).
Une jeunesse féministe
Cette jeune génération est consciente des inégalités et des discriminations présentes dans notre société. Elle n’est pas indifférente vis à vis de cette situation, mais elle est fortement engagée contre ce fléau. Le féminisme fait partie de cette démarche.
La cause des femmes est particulièrement soutenue par les jeunes femmes. 67 % des jeunes femmes considèrent que la situation n’est pas satisfaisante du point de vue de l’inégalité entre les sexes contre 42% des jeunes hommes » (p 148). Si des progrès sensibles ont été accomplis dans ce domaine au cours des dernières décennies, la conscience des inégalités reste motrice. « Pour plus des ¾ des femmes âgées de 18 à 30 ans, il est plus facile d’être un homme qu’une femme dans la société française » (p 149). Cependant, c’est l’ensemble de la jeunesse, hommes et femmes confondus, qui croit au féminisme. « 73% des jeunes interrogés considèrent le féminisme comme quelque chose de positif pour eux. Dans cette enquête, aucun autre mot en « isme » ne recèle une connotation aussi positive » (p150). La conscience des méfaits engendrés par la domination patriarcale est maintenant bien ancrée. « La figure patriarcale émerge comme repoussoir absolu pour près de 6 jeunes sur 10 (59% versus 65% chez les femmes), le patriarcat, c’est à dire le fait que la société est hiérarchisée et que les hommes y détiennent plus de pouvoir correspond à une réalité » (p 150). Si ces revendications peuvent prendre un tour agressif, le mouvement général ouvre la porte à une société nouvelle où hommes et femmes participent également.
Une ouverture spirituelle
Si on peut observer des tournures agressives dans les indignations d’une part de cette jeunesse, on remarquera que cette agressivité ne s’attaque jamais aux minorités. Et dans le domaine religieux, la jeunesse actuelle prend parti pour la liberté de conscience. Et ainsi, la jeunesse s’oppose aux discriminations qui atteignent la communauté musulmane. « 61% des 18-30ans considèrent que l’islamophobie correspond à une véritable réalité, une perception majoritaire quelle que soit la catégorie de la population (p 157). Les critiques agressives contre une religion sont également mal perçues. En appui aux données de cette enquête, « Une majorité de lycéens (52%) se déclare défavorable au droit de critiquer, surtout de manière outrageante, une croyance, un symbole un dogme religieux » (p 162). C’est une attitude de respect. « Au nom d’une sensibilité extrême aux discriminations et d’une attention à la situation des minorités, les jeunes français éprouvent un malaise à voir critiquer des religions. Ainsi, pour ¾ d’entre eux, il faut respecter les religions afin de ne pas offenser les croyants » (p159).
Il y a en France une tendance à l’uniformité manifestée au cours de l’histoire tant dans un état puissant que dans une religion dominatrice. En 1905, la séparation de l’Eglise et de l’Etat est instituée en vue de remédier à l’effet dominateur de la religion. C’est le fondement de la laïcité, la liberté de croire ou de ne pas croire et la neutralité de l’Etat. Cependant, pour certains, la laïcité est conçue comme un instrument de lutte antireligieuse. La jeunesse, dans un esprit de tolérance et de respect, prend parti en faveur d’une ‘laïcité ouverte’. Elle rejette un extrémisme laïc qui entendrait voir partout une menace à la laïcité. La représentation d’un principe laïque qui ne serait pas en danger s’avère nettement plus forte dans la jeunesse. 30% des jeunes interrogé s’inscrivent dans une logique de minoration du danger pesant sur la laïcité, quand, dans le grand public, le danger est massivement reconnu (87%) (p 165). Loin d’une attitude défensive ou agressive, nous percevons dans la jeunesse une attitude positive. « Les 18-30 ans considèrent que la laïcité doit viser à mettre toutes les religions sur un pied d’égalité (34%) et à garantir la liberté de conscience (23%) » (p 166). « Cette vision plus inclusive de la laïcité exprimée par les jeunes se diffuse dans tous les segments jeunes. Ainsi, contrairement à la volonté de certains d’invisibiliser les religions ou du moins de réduire leur influence dans l’espace public, « Les jeunes aspirent majoritairement à leur assurer une parfaite égalité en terme de représentation, de visibilité, voire d’influence » (p 166). On notera incidemment qu’un lycéen sur deux (52%) n’apprécie pas l’interdiction de signes religieux ostensibles. « On peut voir là un primat accordé au respect de la liberté de choix individuelle sur les règles collectives » (p 168).
Ce respect vis à vis du fait religieux, excluant les effets de dépendance et de domination, peut être envisagé comme un indice d’ouverture spirituelle en cours dans la jeune génération.
« Les représentations collectives dans la jeunesse se nourrissent d’un rapport à la religion particulier… Ainsi, pour 36% d’entre eux, la religion représente quelque chose de très important dans leur vie quotidienne (15% se disent même tout à fait d’accord avec cette idée). Cette religiosité touche tous les segments de la jeunesse ». Elle est plus marquée chez les moins de 20 ans et chez les franciliens, et bien sur chez les catholiques pratiquants et chez les musulmans. (p 162).
L’examen de grands indicateurs liés à la religion et de leur évolution dans le temps confirme de manière spectaculaire cette montée du fait religieux dans la jeunesse… Cette enquête montre ainsi, pour la première fois depuis quarante ans, qu’une majorité des 18-30 ans (51%) déclare croire en l’existence de Dieu. De la même manière et très spectaculairement, la croyance en une vie après la mort double entre 1981 et 2021 (31% à 62%). Dans une conjoncture où une part notable des institutions religieuses sont fragilisées et déphasées, comment pourrait-on attribuer cette montée des convictions spirituelles à une transmission institutionnelle ? Elle témoigne des aspirations et s’appuie sans doute sur de nouveaux moyens de communication.
Une nouvelle mentalité, vectrice d’un nouveau genre de vie
Cette enquête sur la jeunesse française d’aujourd’hui est particulièrement éclairante. C’est un aspect important d’une
France en profond changement (2). Certes, cette enquête a été réalisée pour une part dans la perspective de l’élection présidentielle de 2022. Mais le champ abordé est très vaste et dépasse de beaucoup une question politique. Nous avons choisi de rendre compte de cette étude dans une autre perspective. Dans quelle mesure cette enquête fait-elle apparaitre une mentalité nouvelle, prélude d’un nouveau genre de vie ?
Et cette enquête nous apporte effectivement des réponses : « Cette jeunesse nous apparaît tolérante en matière de mœurs et de religion, mais aussi intransigeante sur l’égalité et le climat ».
En fait, « Avoir une vie réussie, c’est d’abord ‘avoir du temps libre pour profiter de la vie’ pour 42% des 18-30 ans ». L’importance du temps et de sa maitrise prend de l’ampleur. « Nous sommes face à une jeunesse qui recherche du temps pour soi » (p 29). Cette attitude est propice à la mise en œuvre d’un nouveau genre de vie. Elle favorise une prise en compte de la dimension intérieure.
Une telle attention se retrouve dans une nouvelle manière d’envisager le travail. « Les avant-gardistes d’un nouvel équilibre vie professionnelle-vie personnelle » titre un chapitre. (p 205). L’engagement personnel des jeunes dans la transition écologique débouche sur un mouvement de transformation des habitudes de consommation, de fait vers plus de sobriété. Là aussi, on peut apercevoir une évolution du genre de vie. « 91% des jeunes de 18 à 30 ans se déclarent être prêts à réaliser au moins une action pour lutter contre le réchauffement climatique. De la réduction de leur consommation d’énergie au refus d’acheter certains produits à fort impact climatique ou au choix de nouvelles mobilités, les jeunes n’hésitent pas à montrer la voix et à changer leurs habitudes » (p179). Si cette enquête ne comporte pas de questions sur les attitudes vis à vis de la nature, on peut présumer que cette jeunesse manifesterait une évolution en profondeur.
Par ailleurs, la jeunesse tranche dans son refus des inégalités et des discriminations. Dans un féminisme affiché, cette jeunesse quitte résolument la civilisation patriarcale. Ouverte au monde, elle prône une société multiculturelle, soutient l’immigration et prend la défense des minorités. Ces attitudes témoignent d’un respect envers les personnes.
Certes, ce portrait n’est pas sans défaut et les auteurs s’en inquiètent. Cà et là, des signes des violence apparaissent. Mais au total, il nous paraît porteur d’espoir. Une mentalité nouvelle se dessine. Un nouveau genre de vie s’esquisse.
L’évolution d’ensemble rapportée par cette enquête et que nous venons de rappeler ici, comporte une autre caractéristique qui ne nous paraît pas sans rapport avec les traits précédents. C’est le respect du fait religieux. C’est une ouverture spirituelle marquée et innovante. Dans le contexte de Témoins, on peut s’interroger sur la réponse des Eglises en regard.
Sachons observer les mouvements de fond, les nouvelles lignes de force.
Jean Hassenforder
1-Frédéric Dabi avec Stewart Chau. La fracture. Comment la jeunesse d’aujourd’hui fait sécession : ses valeurs, ses choix, ses révoltes, ses espoirs. Les Arènes, 2021
Interview de François Dabi sur son livre : https://www.youtube.com/watch?v=qO6gZkw7tN8
2-D’un nouveau paysage français à un nouveau contexte culturel et religieux. « La France sous nos yeux » : https://www.temoins.com/dun-nouveau-paysage-francais-a-un-nouveau-contexte-culturel-et-religieux/
Voir aussi : comment le paysage religieux a complètement changé en quarante ans : https://www.temoins.com/comment-le-paysage-religieux-en-france-a-completement-change-en-quarante-ans/