Selon Thomas Friedman
Les historiens nous ont appris à percevoir la transformation de l’humanité dans un temps long. Mais au cours des dernières décennies, cette transformation s’est manifestement accélérée. Les sociétés occidentales, entre autres, ont changé de visage. Les travaux des sociologues nous aident à comprendre les processus en cours. Aujourd’hui, loin de ralentir, le changement se poursuit à une échelle bien plus vaste, c’est-à-dire dans le monde entier. Immergés dans la vie quotidienne, nous pouvons ignorer l’intensité et la dimension du phénomène. Cette ignorance s’exercera à vos dépens. Car dans tous les domaines, pour développer des comportements pertinents, nous avons besoin de pouvoir apprécier les lignes de force du changement afin de pouvoir en tenir compte dans nos représentations et nos comportements. En fait, nous sommes en présence d’une gigantesque mutation. C’est bien le message que nous envoie un analyste du New York Times dans son dernier livre: The World is flat. Et cette mutation n’est pas seulement d’une ampleur inégalée. Elle s’effectue également avec une rapidité sans précédent.
Publié en 2005, The world is flat nous enseigne que les barrières de toutes sortes qui limitaient les échanges sont en train de s’abaisser et de disparaître. Une dynamique commune de production et de consommation, de création et de communication se développe aujourd’hui, à vive allure dans un espace de plus en plus intégré allant de l’Amérique du Nord à l’Inde et à la Chine. Nous voici devant un paysage nouveau. La manière dont Thomas Friedman nous communique ce message est particulièrement impressionnante, car elle fait ressortir la rapidité qui caractérise le processus. En effet, il y a quelques années, en 1999, T. Friedman avait déjà publié un premier livre sur la globalisation : The lexus and the olive tree. Puis, pendant quelques années, ce journaliste très informé sur la conjoncture mondiale, avait tourné son attention sur les conflits du Moyen Orient. Et voici qu’à l’occasion d’un voyage en Inde, à Bengalore, la ” Silicone Valley ” de ce pays, un paysage nouveau lui apparaît, comme si le monde avait basculé dans une réalité nouvelle. Cet observateur averti ressentit très vivement cette découverte. En effet, quelques années auparavant, il avait étudié la tension entre les forces de l’intégration économique et celles du refus identitaire et du nationalisme. Et il avait ensuite passé presque tout son temps à voyager dans les pays arabes et musulmans pour étudier les conflits en cours. Et puis soudain en février 2004, il découvrait en Inde que le monde était entré dans un nouvel état. Cet aplanissement (flattening) était arrivé à son insu “ pendant qu’il dormait ” et il ne l’avait pas vu arriver. Quel avertissement pour le lecteur ! Cette prise de conscience advint durant une rencontre avec un chef d’entreprise indien particulièrement compétent dans le domaine des techniques de pointe. Cet entrepreneur lui dit comment, à partir des progrès spectaculaires des moyens de communication durant la précédente décennie autour de l’année 2000, était apparu une plate-forme où le travail et le capital intellectuel pouvaient arriver de partout. Aujourd’hui “ le terrain de jeu est en train d’être aplani ”.
Ainsi la mondialisation était parvenue à une nouvelle étape. Nous entrions, pour ainsi dire, dans une nouvelle ère. Pour comprendre, il faut nous reporter à la rétrospective historique que Thomas Friedman nous présente avec brio.
Les grandes phases de la mondialisation.
Ainsi distingue-t-il trois grande phase dans la mondialisation.
La première a commencé avec l’expédition de Christophe Colomb avant les échanges entre le Vieux Monde et le Nouveau Monde et s’est étendue jusqu’au début du XXème siècle. Le dynamisme du processus d’intégration a reposé sur la force motrice : celle des muscles, des chevaux, de l’usage du vent, puis de la vapeur et sur la manière dont les pays étaient capables de la déployer. Ce sont les états qui jouent un rôle déterminant.
La seconde phase s’est étendue approximativement de 1800 à 2000 avec une interruption pendant la grande crise et les deux guerres mondiales du XXème siècle. Dans cette deuxième globalisation, les entreprises multinationales, d’origine anglaise et hollandaise, ont joué un rôle majeur. Dans un premier temps, l’intégration a été entraînée par la chute des coûts de transport, grâce à la machine à vapeur et au chemin de fer. Dans un second temps, elle a été porté par la chute du coût de télécommunication grâce à la diffusion du télégraphe, du téléphone, de l’ordinateur, du câble à fibre optique et de la première version d’internet. Un marché global est alors apparu. La chute du mur de Berlin a été un événement majeur à partir duquel un espace mondial s’est ouvert. Mais en 1990, le développement des techniques nouvelles, étaient encore limité. En 1992, lorsque Bill Clinton a été élu président, internet était encore réservé aux milieux politique et universitaire. En 1998, lors de la publication du premier livre de l’auteur sur le thème de la globalisation, internet et le commerce porté par lui étaient juste en train de démarrer. C’est dire la rapidité du changement puisqu’en quelques années, depuis 2000, nous sommes maintenant entrés dans une troisième phase où le monde est devenu ” minuscule “.
Le moteur de cette transformation n’est plus la force du cheval, ni le matériel (hardware), mais la concrétisation de l’intelligence, la software, des applications nombreuses et variées conjuguées avec un réseau en fibres optiques qui font de nous des voisins de palier. Et ce sont les individus qui deviennent les acteurs principaux. La caractéristique majeure de cette troisième phase réside dans la capacité nouvelle qu’ont les individus de collaborer et de rivaliser à l’échelle mondiale, même si le pouvoir des entreprises, grandes et petites se trouve également renforcé. Et de plus, les européens et les américains perdent le monopole dont ils jouissaient durant les deux premières phases. Cette troisième phase va associer des gens de toutes origines et, pour commencer, des gens d’Asie. Bref, nous entrons dans une transformation spectaculaire tant par son intensité que par sa rapidité. Une grande mutation a commencé. Ce livre est particulièrement important parce qu’il nous apporte les clés permettant de comprendre ce phénomène. Dans une première partie, il présente et analyse les différents facteurs qui ont amené le monde dans ce nouvel état. Dans une seconde partie, il s’interroge sur les conséquences pour les différents pays et pour les entreprises, et aussi sur les implications en matière géopolitique.
Si l’enquête menée par Thomas Friedman à partir d’une grande culture économique et politique, a provoqué chez lui un émoi intérieur face à l’ampleur de la mutation, elle éveille un sentiment comparable chez le lecteur qui, grâce à cette lecture, s’ouvre à une vision nouvelle du monde et s’en trouve éclairé face à des enjeux décisifs.
Les forces à l’œuvre.
Dans son analyse des dix forces qui ont ” aplani ” (flattened ) le monde, l’auteur nous fait entrer dans la compréhension des événements politiques, techniques, économiques qui ont jalonné la dernière décennie : la chute du mur de Berlin en 1989 ; la montée en puissance du PC à partir de son introduction sur le marché par IBM en 1981 ; l’émergence des concepts fondateurs du web à partir de 1990 ; la production du premier navigateur d’envergure par une petite ” start up ” de Californie, appelée Netscape et l’entrée de celle-ci en bourse en août 1995 ; l’expansion des investissements dans la fibre optique qui ont permis un abaissement rapide du coûts des communications ; l’apparition dans ce champs de nouveaux acteurs très divers et très dynamiques depuis les réseaux produisant en collaboration de nouveaux outils (Apache, Linux, Wikipedia encyclopédie en ligne) jusqu’au développement de nouvelles entreprises mettant en œuvre et combinant toutes les ressources de l’innovation technologique (Wal Mart, UPS : United Parcel Service) ; la croissance spectaculaire des entreprises fondées sur la réponse aux besoins d’information (Google, Yahoo, Amazon) ; la communication et la réception à distance des données numérisées dans des conditions d’autonomie et de personnalisation illustrées aujourd’hui par la généralisation du téléphone portable ; à la fin de la décennie, l’entrée de l’Inde et de la Chine dans cet espace mondialisé, l’auteur consacrant une analyse très éclairante au cas de l’Inde qui forte d’un potentiel technologique de longue date et de sa culture anglophone est devenue un partenaire très actif tant sur le plan de l’informatique à l’occasion des travaux pour faire face au bug redouté à l’arrivée de l’année 2000 que dans l’ouverture de centres d’appel téléphonique qui emploient aujourd’hui 245 000 personnes. Ces chapitres égrainent ainsi les innovations nous montrant comment elles sont apparues et comment elles se sont développées.
Le monde d’aujourd’hui résulte de la convergence de ces innovations. Cette convergence permet aujourd’hui de ” partager la connaissance et le travail en temps réel sans que la géographie, la distance et demain la langue puissent y faire obstacle “. Et aujourd’hui, on commence à peine à enregistrer les gains en productivité qui apparaîtront lorsque les gens vont se familiariser avec ces technologies. De même, qu’après le seconde guerre mondiale, on a assisté à un essor des innovations et des inventions dans l’espace ouvert entre les Etats-Unis, l’Europe et le Japon, le même essor se prépare aujourd’hui à l’échelle mondiale, avec une intensité inégalée. Et en même temps, les mentalités sont elles aussi, en train de changer. La période précédente était caractérisée par une transmission hiérarchique de haut en bas. Aujourd’hui “ parce que le monde commence à passer d’une culture de commandement et de contrôle à un mode de communication de plus en plus horizontal (se connecter et collaborer), ce changement ne concerne pas seulement la manière de travailler. Il concerne tous les registres de l’activité humaine : comment les communautés et les entreprises se définissent, comment les individus équilibrent leurs différentes identités comme consommateurs, employés actionnaires et citoyens, et quel rôle le gouvernement doit jouer ”. S’il en est ainsi, ces transformations appellent aussi des changements profonds de comportements dans le registre de la culture et celui de la religion. Nous assistons également à l’émergence d’une géopolitique nouvelle. Trois milliards de personnes sortent ou sont sorties de structures économiques et politiques verticales pour entrer dans un nouvel espace caractérisé par un nouveau style de communication. Cette transformation engendre de nouvelles potentialités, de nouveaux défis, de nouveaux enjeux.
Un nouveau paysage.
Dans la seconde partie de son livre, Thomas Friedman analyse les problèmes ainsi posés. Ils sont considérables comme nous pouvons nous en apercevoir chaque jour, à travers les informations qui nous parviennent par l’intermédiaire des grands médias. Comme on le sait, en France, l’angoisse règne dans certaines couches de la population pour lesquelles la mondialisation apparaît comme une menace. Il est d’autant plus nécessaire d’ouvrir notre regard et de procéder à une analyse pertinente de la situation. S’il perçoit les immenses potentialités des transformations en cours, s’il plaide en conséquence pour une entrée intelligente dans cette nouvelle économie, il est aussi un observateur critique et averti et il interpelle les dirigeants de son pays sur les réformes à opérer et les transitions à mettre en place. Ces réflexions ne valent pas seulement pour Etats-Unis, mais aussi pour l’Europe et pour la France. Mais, plus généralement tous les peuples de la planète sont appelés à collaborer pour optimiser le changement. Quelles stratégies mettre en place? Comment les acteurs politiques, mais aussi acteurs économiques peuvent-ils favoriser le bon déroulement de cette grande mutation?
Si les potentialités sont immenses, aujourd’hui les exigences pour les individus ne le sont pas moins. Thomas Friedman nous rapporte ses sentiments lorsqu’il a accompagné sa fille à son entrée au collège: elle était pleine d’enthousiasme, lui-même éprouvait de la tristesse, car il était inquiet pour elle. Il savait qu’il la laissait partir dans un monde beaucoup plus dangereux que celui dans lequel elle était née. La compétition est désormais une rude réalité qui doit être prise en compte pour les personnes comme pour les pays.
Un défi pour les Etats-Unis… et pour l’Europe.
A cet égard, le regard que porte Friedman sur les Etats-Unis est hautement instructif. Le dynamisme de la société américaine a porté la plupart des innovations qui sont à l’origine de la nouvelle économie. Et pourtant, les Etats-Unis ne sont pas à l’abri de la compétition. D’une part, les travailleurs peu qualifiés sont directement menacés par la concurrence étrangère, dans des conditions que l’on connaît également en Europe. Mais les Etats-Unis ne sont pas non plus à l’abri de la compétition à un haut niveau de qualification. Il y a actuellement 50 000 étudiants chinois et 50 000 étudiants indiens aux Etats-Unis. Et ils se classent parmi les meilleurs. Dans la nouvelle conjoncture, le travail peut s’exercer en tout lieu, la plupart rentreront dans leur pays. C’est grâce à un terreau universitaire particulièrement riche que les Etats-Unis ont été le berceau de nombreux investissements et innovations. Mais l’auteur relève des signes de relâchement. Les vocations scientifiques sont moins nombreuses chez les jeunes américains. L’aide du gouvernement à la recherche n’est pas suffisante. Friedman rappelle combien l’objectif de la conquête de la lune fixé par le président Kennedy a été productif en permettant une mobilisation et une expansion des ressources scientifiques des Etats-Unis. Et il appelle de ses vœux une politique comparable en suggérant la création d’un grand programme en faveur des énergies alternatives et de l’environnement visant, dans les dix ans, à rendre les Etats-Unis indépendants en matière d’énergie.
L’auteur traite aussi de la politique sociale. Il n’est plus possible d’assurer à chacun le même emploi à vie. Mais le gouvernement et les entreprises devraient assurer à chaque travailleur les conditions pour travailler toute leur vie (a life employability). A la lecture de ce livre, on pourra découvrir le programme correspondant: il va de l’homogénéisation des assurances à un effort de formation permanente. Quand les Etats-Unis sont passés d’une économie agricole à une économie industrielle, la transition a été possible grâce à la généralisation de l’enseignement secondaire. Aujourd’hui, il faudrait proposer à tous les travailleurs manquant de qualification une éducation tertiaire “subventionnée par le gouvernement pendant au moins deux ans”. Ce livre est décidément un ouvrage majeur. A partir d’une multitude d’exemples, il nous ouvre à la compréhension des enjeux. Mais il est également riche en propositions.
Le lecteur français ne pourra manquer de s’interroger. A-t-on conscience, en France, de la mutation en cours dans son intensité et sa rapidité? Dans quelle mesure notre pays et plus généralement l’Union Européenne sont-ils “branchés” sur les transformations en cours? Les “pays développés” et notamment l’Europe et les Etats-Unis, n’ont-ils pas intérêt à poursuivre et à développer leur collaboration? Puisque manifestement, la nouvelle économie repose sur l’expansion de la connaissance, dans quelle mesure la France, et plus généralement l’Union Européenne, accordent-ils une priorité absolue à leur politique de recherche et de formation? Friedman montre bien le dynamisme des Etats-Unis dans le domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche. Et pourtant il s’inquiète en signalant des insuffisances. Alors qu’en est-il pour la France! A la lecture de ce livre, on se sent appelé à lancer un cri d’alarme.
Le tiers monde en question.
Comment les pays en voie de développement peuvent-ils s’inscrire positivement dans cette nouvelle conjoncture?
Tout d’abord, Friedman dresse un bilan des maux actuels qui les affectent. Certes en Inde, en Chine, en Extrême Orient, une classe moyenne participant à la nouvelle économie commence à prendre de l’importance et exerce un rôle d’avant-garde. Mais, même dans ces pays, cette classe moyenne est encore une minorité. Par exemple, si elle prend son essor en Inde, dans la même nation, il y a 700 millions de personnes qui sont laissées en arrière dans l’obscurité et le désespoir. Les campagnes d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine sont marquées par une extrême pauvreté…
A l’échelle internationale, certains prennent la parole au nom des ces exclus pour condamner la mondialisation. Dans différents pays des coalitions peuvent se former pour s’y opposer. Thomas Friedman estime cette attitude irréaliste et dangereuse, car elle débouche sur une impasse. Ainsi appuie-t-il tous ceux qui tous ceux qui luttent en faveur d’une autre perspective: non pas refuser la mondialisation, mais agir pour que celle-ci puisse se réaliser de la façon la plus favorable. Comment mondialiser? Il y a place pour une action collective. C’est la voie de l’espoir et l’auteur n’en manque pas en citant des exemple et en proposant de nombreuses pistes. Il nous montre combien certains mouvements luttent à la base dans le tiers monde pour promouvoir la santé et l’éducation, et dans le même temps, pour combattre la corruption. Il faut les aider en leur apportant les outils et les institutions dont ils ont besoin pour s’aider eux-mêmes. L’Inde rurale, par exemple, est actuellement un terrain où des associations luttent efficacement pour des réformes permettant aux gens d’améliorer concrètement leur vie en obtenant par exemple de nouveaux droits comme enregistrer leur terre ou commencer un nouveau métier. Et de même, la lutte contre la corruption est partout une ardente nécessité. De surcroît, on réalise de plus en plus l’importance d’une bonne gouvernance. De bonnes ou de mauvaises politiques peuvent faire la différence! L’auteur analyse le cas du Mexique qui aurait pu profiter davantage de sa proximité avec les Etats-Unis et de l’accord de libre échange signé en 1990 avec les autres pays de l’Amérique du Nord. Aujourd’hui, le Mexique perd du terrain par rapport à la concurrence chinoise.
Aujourd’hui, le développement des pays du tiers monde est un enjeu essentiel. C’est un enjeu humanitaire. C’est un enjeu économique à travers les avantage apportés par un élargissement de l’espace engagé dans une progression commune. C’est un enjeu politique, car l’affermissement de la paix passe par le développement, à travers le monde, d’une classe moyenne engagé dans un travail commun. A cet égard, les frustrations ressenties dans le monde arabe engendrent des conséquences qui montrent à contrario l’importance d’une politique apportant aux peuples des bénéfices économiques.
Les entreprises comme acteurs
Les acteurs de ce nouveau monde ne sont pas seulement les états ou les associations. Ce sont également les entreprises. Thomas Friedman nous apporte une précieuse information sur leur devenir. A partir de nombreux exemples, il montre comment elles naissent, elles grandissent et sont constamment confrontées avec le changement. De plus en plus ces entreprises deviennent multinationales. Par exemple, l’évolution de Rolls Royce illustre cette transformation. Nous percevons cette firme comme une entreprise britannique de fabrication de voitures de luxe. Or, elle a cédée cette activité depuis 1972. A la fin des années 80, 60% de son chiffre d’affaire concernait la défense et son premier client était britannique. C’était un espace trop limité. Rolls Royce s’est engagé sur le marché américain et est devenue une entreprise produisant en majorité des turbines à gaz pour les avions civils et militaires, les hélicoptères, les bateaux. La moitié des revenus de Rolls Royce est généré par le commerce à l’extérieur de la Grande Bretagne. Si la majorité des employés résident encore aux Royaume-Uni, les autres participent à un réseau international de recherche, de service et de production dans cinquante pays. 75% de la production des composants est “délocalisée”. Friedman nous montre ainsi les grandes tendances de la vie actuelle des entreprises. La division du travail à l’échelle internationale en fait partie. Mais il nous présente également la diversité des cultures d’entreprise.
A travers ce livre, il a ainsi mis en évidence la part d’éthique qui se développe dans certaines entreprises. Il y a celles qui mettent l’accent sur un dialogue interactif avec les clients pour prendre en compte leurs besoins réels. D’autres commencent à se préoccuper des problèmes de l’environnement. Ainsi en 2002 une des plus grandes associations écologistes du monde : Conservation International a passé un accord avec Mc Donald’s par lequel cette entreprise s’engage à exiger de ses fournisseurs de respecter un certain nombre de règles concernant l’environnement. En octobre 2004, trois géants de l’industrie électronique : Hewlett Packard, Dell et IBM se sont entendus pour promouvoir auprès d’eux même et de leur fournisseurs un code de conduite se référant à l’éthique, entre autres, bannir la corruption, le travail des enfants, les matériaux suspects, les polluants… D’autres entreprises s’engagent en faveur du développement dans le tiers monde. Ainsi Hewlett Packard est entré en partenariat avec le gouvernement de l’Inde et celui de l’état d’Andhra Pradesh. Une équipe de techniciens enquête auprès des villageois pour déterminer avec eux leurs besoins prioritaires. Quand il s’est avéré qu’il y avait une demande importante pour la production de photos d’identité et accessoirement de photos familiales, les techniciens ont travaillé sur la manière de développer un studio de photographie dans un environnement dépourvu d’électricité. Finalement des femmes ont pris en charge cette activité sur des bases leur permettant à la fois d’acheter le matériel nécessaire et d’acquérir un niveau de rémunération suffisant.
Bien entendu, les lois du marché et de la recherche de bénéfices sont bien là. Mais la manière d’interpréter ces contraintes peut varier selon la culture des entreprises. Cette analyse nous permet d’exercer un discernement. A cet égard, les entreprises ayant participé à la promotion d’internet ont eu souvent des comportements innovants (Ebay, Google).
Quelle géopolitique?
Ainsi le monde est en mouvement. C’est aussi un monde dangereux comme le montre l’histoire récente à travers les attentats terroristes. Au cours des dernières années, Thomas Friedman s’est partiellement attaché à l’étude de la situation au Moyen Orient. Et aujourd’hui son livre porte sur l’ensemble du monde. Il est donc particulièrement qualifié pour aborder les problèmes géopolitiques et il consacre deux chapitres à cette question.
Il nous raconte comment le développement d’une économie intégrée à travers les nouveaux moyens de communication est un facteur d’une limitation des conflits armés. Thomas Friedman procède à partir d’un exemple personnel:
Il a récemment commandé un ordinateur personnalisé à la firme Dell et il s’est ensuite enquis des conditions de sa fabrication. En fait les composants sont parvenus de lieux très variés et en particulier de nombreux pays d’Asie. A partir du moment où des professionnels de deux pays travaillent étroitement ensemble, dans un contexte où des milieux similaires partagent des valeurs communes fondées sur des liens économiques, techniques, scientifiques, une pression s’exercera sur les gouvernants qui désireraient en découdre. C’est ce que Thomas Friedman appelle la “Dell Theory”. Les pays, où on participe à la fabrication des ordinateurs Dell, sont liés par des intérêts communs. L’entrée de ces pays dans un conflit armé servait pour eux très dommageable.
Mais il existe aujourd’hui dans le monde des régions qui sont encore à l’écart de ce processus. Ainsi les activités islamiques d’Al Qaeda opèrent dans l’environnement d’un monde arabe frustré par le sous développement. Nous renvoyons le lecteur à l’analyse de ce phénomène par Friedman. Et dans d’autres régions du monde, y compris en Inde et en Chine, la majorité de la population est encore en dehors de la société technicienne engagée dans une œuvre commune et développant peu à peu des valeurs communes. Il faut ajouter à cela une autre source de danger. La montée du niveau de vie dans les pays en voie de développement, si elle entraîne un style de vie aussi coûteux en énergie que celui des pays occidentaux, provoquera des tensions insupportables en terme d’environnement et d’accès à l’énergie. Ce dilemme impose aux pays occidentaux une prise de conscience les amenant à changer de style de vie. L’auteur suggère un grand programme de recherche commun entre la Chine et les Etats-Unis pour un développement conjugué des énergies alternatives respectant l’environnement.
Quel avenir?
Thomas Friedman évoque deux événements symboliques et de grande portée : la chute du mur de Berlin, fruit d’une imagination constructive et porte ouverte sur un monde sans frontières; l’attentat contre le World Trade Center, fruit d’une imagination destructive et chemin vers la peur. Or la peur est mauvaise conseillère. Friedman nous invite à regarder de l’avant, davantage vers les rêves d’un avenir positif que vers les souvenirs du passé. Et il nous présente là aussi des initiatives capables de mobiliser positivement ceux qu’elles rassemblent à travers une pratique et une culture communes. Il termine ainsi son livre sur la vie d’un ingénieur indien qui ayant fait fortune aux Etats-Unis est rentré en Inde pour contribuer, par le bas, au progrès de son pays. Sachant l’influence exercée par l’information, il a commencé par créer une école de journalisme, et puis il a créé une école élémentaire dans un village peuplé par la caste la plus basse de l’Inde: les intouchables. Et là, il a mis à la disposition des enfants les meilleures ressources en terme d’enseignants et de technologie. C’est une école d’excellence pour les plus pauvres. Thomas Friedman a demandé à ces élèves âgés de huit ans ce qu’ils aimeraient faire quand ils seraient grands. Les réponses ont fusé: astronaute, médecin, pédiatre, chercheur, écrivain… “cela a été une des expériences les plus émouvantes de ma vie”. Ainsi donc, l’avenir dépend des expériences constructives qui seront mises en œuvre dans tous les domaines et dans tous les pays en suscitant une culture commune tournée vers la création et vers la collaboration.
Un nouveau regard.
Voilà un livre qui transforme le lecteur. Il l’introduit dans une grande mutation, il lui ouvre une compréhension nouvelle de l’histoire telle qu’elle est en train de se faire. Il lui indique les enjeux. Il lui ouvre des pistes d’action. C’est un nouveau regard sur le monde qui interpelle les acteurs opérant dans tous les champs d’activité: politique, économique, social, culturel, religieux.