Au fronton de nos édifices publics trois mots s’affichent. Deux sont proclamés sans relâche : liberté, égalité. Le troisième, désiré mais relégué trop souvent dans le rêve et l’utopie, mérite l’excellent coup de projecteur que lui donne ci-dessous l’article de Christian Pradel.
La fraternité en peine
« Puis je brisai ma seconde houlette Union, pour rompre la fraternité entre Juda et Israël. »
Zacharie 11:14
Fraternité, ce mot bien connu semble, à premier vue, attirer notre attention car il représente une valeur chrétienne essentielle. Il a même été pendant longtemps inscrit sur nos francs avec cette célèbre devise : « Liberté, égalité, fraternité ».
La fraternité en panne ?
Au début du film d’Andrew Niccol “Lord of War” on voit Nicolas Cage jouant le rôle d’un grand trafiquant d’armes dire ceci : “On estime à environ 550 millions le nombre d’armes à feu actuellement en circulation. Autrement dit, il y a un homme sur douze qui est armé sur cette planète. La seule question c’est : Comment armer les onze autres ?” et il nous regarde avec un léger petit sourire, crachant la fumée de son cigare.
Voilà qui nous mets dans l’ambiance ! C’est le commandement nouveau de l’homme depuis l’origine des temps :”Armez-vous les uns les autres”… pour mieux vous protéger !
Il a suffi à l’homme de remplacer cette simple lettre i (“aimez-vous les uns les autres”) par cette lettre r (“armez-vous les uns les autres”) et de changer le destin de l’humanité, par la même occasion le commandement divin. La fraternité s’est perdue au profit d’une fratricide guerre de l’humanité. La guerre forme un corps d’armes spécifique : la politique est sa tête et la technique ses bras !
Cette fraternité désirée révèle en son contraire la capacité du mal au sein de l’humanité. Ce qui se passe au Liban depuis juillet 2006 est très révélateur. J’y vois là, dans ce lieu, la manifestation de ce que nous refusons et voyons toujours en action : Oppositions égoïstes, pouvoirs débilitants, mensonge, souffrance des peuples, haine …guerre sur guerre, loi du talion cyclique et en double sens…On est loin des aspirations tant présentes dans les coeurs et dans les Saintes-Ecritures : Paix et justice. Deux mots qui ont la forme d’une cloche en carton et qui voudrait retentir, pour reprendre cette image d’un ami.
La fraternité en potentiel
La fraternité est un lien qui s’impose, car elle est un fait naturel. La famille nous est donnée comme tel et cette consanguinité fait la fraternité. Que cette famille soit terrestre ou spirituelle. La “consanguinité du Christ” dans la famille spirituelle chrétienne forme étrangement cette donnée de base qui nous fait entrer en fraternité : C’est notre foi au Christ crucifié, versant son sang sur la croix pour nous délivrer du royaume des ténèbres qui nous transporte dans son royaume de lumière, royaume où la fraternité se manifeste. Ainsi par le lien du sang, la fraternité nous est imposée. Pour Levinas , la fraternité nous devance. Ce lien moral qui nous relie aux autres nous précède toujours.
La fraternité est un lien qui classifie. On est l’aîné, le benjamin ou le cadet. On est parfois le mal-aimé de la famille ou le chouchou. Cela crée et compose une sorte de hiérarchie familiale.
La fraternité est aussi un lien qui mobilise. Mobilité dans la famille qui permet à chacun de se forger une identité autour de l’unicité de la figure du parent. La figure parentale fait l’unité de la fratrie. Notre Père céleste et son Fils bien-aimé forment cette unité au sein de la famille spirituelle chrétienne. Curieusement, dans la famille se joue une étonnante relation de l’un au multiple : D’un côté, elle présente une fratrie au visage unifiant grâce aux affinités familiales ( l’air de famille), et de l’autre côté, elle fait aussi de la fraternité une figure d’altercation et de division. La concurrence, la jalousie, les complexes d’infériorité et de supériorité sont inévitables.
Le lien fraternel n’est pas un lien fusionnel et c’est là sa force, grâce à cette mécanique de rivalité. Elle nous emmène dans ce qu’Etienne Guillot appelle la “dialectique de l’amour et de la loi”. La parabole du fils prodigue dans l’évangile est assez démonstratif : le fils indigne reçu par le Père va provoquer chez l’aîné, le fils fidèle, la frustration, le ressentiment et la colère. La question de la justice se pose ici à partir de la question de l’amour. L’aîné réclame justice parce qu’il est affectivement très impliquée et que la question de la préférence est là, sous-jacente et gênante. Il veut passer de l’amour à la loi. La réponse du Père, désarmante au plus haut point, l’invite à passer au delà de la loi, de passer de la loi à l’amour dépassant le calcul méritoire.
La fraternité dérange notre amour-propre. Elle s’est constituée grâce à la présence des parents et vibre jusque dans les profondeurs des liens de notre humanité.
La fraternité en peine
L’humanité serait-elle une fraternité de fait ? La fraternité commande et me met en dette du prochain. Cette dette devient énorme et fait porter à l’humanité les stigmates formées par l’oubli des réparations envers l’autre et le refus de se responsabiliser face à cet essentiel lien d’humanité. La guerre est un signe fort de cette dette. Pour Hobbes les hommes sont animés par trois passions essentielles, la fierté, la méfiance et la rivalité. Cette pensée l’amène à dire que la guerre est une composante anthropologique incontournable à l’état de nature. Dès lors, un gouvernement absolu semble nécessaire pour prévenir cet état de « misère de l’humanité ». Au contraire, chez Rousseau ou Locke par exemple, l’état de guerre n’est pas premier, car les hommes possèdent une certaine prédisposition à l’allocentrisme. On ne peut que constater là toute la tension entre la fraternité et son contraire manifestée par la guerre, et tout ce que cela comporte de signifiant politique. Cela n’est pas étonnant puisque la dimension anthropologique du discours philosophique revêt une place capitale dans une perspective éthique et politique.
Pourtant cette fraternité a un air de famille, et pour reprendre la pensée de E. Lévinas, cet air est visible quelque part dans le visage, non pas comme un objet que l’on dévisage et dont on ferait l’expérience. Ne pas dévisager mais envisager. Il s’agit de rencontrer la personne mais sans le contexte qui le définit (travailleur, professeur, étudiant, policier, ou une manière de s’habiller, de se présenter…). Le visage ne renvoie pas à un contexte mais il fait sens à lui tout seul. Le visage parle, il est langage entier. Ce qui émane de lui parle et l’identifie tel quel à lui-même et à l’autre et non ce qu’il renvoie à nos yeux, à notre perception. Cette réflexion sur le visage est intéressante car elle invite chacun à ne pas identifier l’autre avec ce que la vue peut en obtenir. Bien des événements seraient changés si cela était vécu ainsi.
La fraternité actuelle est en peine, presqu’en panne. Que faire ? Comment passer de cette fraternité qui brouille les rapports humains (par exemple, les communautarismes reposant sur un principe de séparation), qui mets la société en crise pour le meilleur et le pire, vers une fraternité élargie et réconciliatrice ?
La fraternité en progrès ?
Une fraternité qui unie les peuples dans une amitié cosmopolitique se remarque au sein des chrétiens des diverses cultures existantes. Pour cela, la fraternité dans son ambiguïté relationnelle, doit manifester une attitude unique, celle où l’homme considèrera le visage de l’autre, comme le visage de Christ, visage que nous ne voyons pas avec nos sens mais que nous envisageons par la foi en Christ., comme nous le rappelle en partie ce passage de 2 Corinthiens 3:18 “Nous tous, qui le visage dévoilé, reflétons comme un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, de gloire en gloire, comme par le Seigneur, l’Esprit.”.
L’humanité actuelle en peine de fraternité devrait abdiquer pour s’engager dans cette voie que le Christ a ouverte et empruntée. Il s’agit de retrouver cette fraternité reflétant le visage du Christ et qui transforme celle de notre humanité déstructurée, défigurée et souvent déshumanisée. Retrouver cette réelle fraternité humaine, miroir de celle du Christ : En commençant par l’individu transformé par le Christ qui passe la flamme à l’autre afin de couvrir, si c’est encore possible, l’humanité par effet de boule de neige, …et tout ceci en fraternité d’action !
« L’ami aime en tout temps, Et dans le malheur il se montre un frère. »
Proverbes 17:17
Christian Pradel, le 1er septembre 2006
Notes :
1 Emmanuel Levinas était un philosophe de l’éthique, un des moralistes de la pensée contemporaine très influent.
2 Chroniqueur à France-Culture et Professeur de philosophie – voir “Petites chroniques de la vie comme elle va”, Ed. du Seuil, Paris, 2002, 129p
3 Thomas Hobbes (1588 –1679) est considéré comme l’un des plus importants philosophes politique matérialiste anglais.
4 Jean-Jacques Rousseau (1712 -1778) est un écrivain et philosophe.
5 John Locke (1632 – 1704) était un philosophe empiriste anglais, penseur de l’ Enlightenment (les Lumières anglaises)
6 Pour reprendre les termes de Samuel Pelras (http://pelras.blog.lemonde.fr/pelras/2006/08/anthropologie_e.html)
7 Lire “Totalité et infinie” et “Ethique et infinie” de Emmanuel Lévinas au sujet du visage.