Hugh McLeod, professeur d’histoire de l’Eglise à l’université de Birmingham, a publié, en 2007, un livre majeur sur la crise religieuse des années 60. En étudiant ce phénomène à l’échelle internationale, en Grande-Bretagne, mais aussi en France et aux Etats-Unis, il nous permet de comprendre comment le changement culturel a engendré un bouleversement du paysage religieux, éclairant ainsi la situation actuelle , à travers l’étude de ses origines.
Le visage actuel de la société française résulte, pour une large part, de la mutation culturelle et sociale qui est intervenue dans les années 60. À cet égard, en France, 1968 est une date emblématique, mais l’accent mis sur l’événement cache trop souvent le fait qu’il s’inscrit dans un processus d’une plus grande portée, de nature économique, technologique, sociale et culturelle. Dans son livre : « La Seconde Révolution Française. 1965-1984) » (1), le sociologue et historien Henri Mendras montre bien quelle a été la dimension du changement. Bien entendu, l’impact a été également considérable dans le domaine religieux. Là aussi, nous avons maintenant à notre disposition un livre qui nous permet de comprendre le déroulement de cette période sur ce registre : « La crise catholique. Religion, société, politique en France (1965-1985) (2) .
On sait bien que le bouleversement intervenu en France durant ces années, s’inscrit dans une transformation de grande ampleur qui a affecté l’ensemble des sociétés occidentales. Mais jusqu’ici, on ne disposait pas d’un panorama complet de ce phénomène. C’est pourquoi la publication en 2007 d’un livre de Hugh McLeod, professeur d’histoire de l’église à l’université de Birmingham : « The religious crisis of the 1960s » (3) est une contribution particulièrement importante pour qui veut apprécier le changement dans toute sa dimension. En effet, l’auteur ne traite pas seulement de la Grande Bretagne. Il étudie le phénomène à une échelle internationale en envisageant l’ensemble des sociétés occidentales, plus particulièrement les Etats-Unis et la France. Ainsi, si les différences correspondant aux spécificités nationales, tant au niveau des mentalités que de la conjoncture événementielle, apparaissent clairement, on est d’autant plus impressionné par la dynamique commune à l’oeuvre dans l’ensemble de ces sociétés. En raison du champ couvert et de la richesse d’information et des analyses, un tel livre échappe à un compte-rendu détaillé. Il devrait être lu non seulement par les experts, mais aussi par tous ceux qui s’interrogent sur les conditions de la vie religieuse et spirituelle aujourd’hui.
Les années 60.
Le point de départ se situe dans une période décisive qui a duré une bonne quinzaine d’années. L’auteur emprunte à Arthur Marwick le concept des « longues années 60 », s’étendant de 1958 environ à 1974.
Là, s’est accomplie une véritable « révolution » pour reprendre l’expression d’Henri Mendras. Historien de l’église, Hugh McLeod n’hésite pas à écrire : « Dans l’histoire religieuse de l’Occident, on peut en venir à considérer ces années comme marquant une rupture aussi profonde que celle qui a été apportée par la Réforme » (p.1).
Bien sûr, sur certains registres, le changement a été préparé par une évolution à long terme, par exemple : « la croissance de la tolérance religieuse depuis le XVIIè siècle, la critique intellectuelle du christianisme remontant au XVIIIè siècle, les mouvements d’émancipation politique depuis 1789, des changements de pensée en éthique et particulièrement dans le domaine de l’éthique sexuelle spécialement depuis la fin du XIXè siécle. » (p.257). Mais, par ailleurs, les décennies précédentes caractérisées par la guerre 1939-45 et l’après-guerre, avaient été marquées davantage par une expression religieuse que par le délitement de la pratique, même si quelques points faibles commençaient à apparaître. Cette chrétienté tardive (« late christendom »), encore puissante à la fin des années 50, s’est effondrée dans la confrontation avec le processus de transformation sociale et culturelle qui intervient au début des années 60.
Le processus de changement.
Bien entendu, on peut distinguer plusieurs composantes et plusieurs aspects dans le processus de changement. Selon les analystes, tel ou tel facteur est privilégié : transformation à long terme, effets plus immédiats du changement social ou impact d’événements spécifiques, de mouvements ou de personnalités. L’appréciation de ces facteurs varie également selon les pays : les évènements marquants diffèrent. Ainsi les évènements de mai 1968 s’inscrivent dans une dynamique française spécifique. De même, la lutte contre la guerre du Vietnam a eu un grand rôle mobilisateur aux Etats-Unis.
Nous rejoignons Hugh McLeod dans la manière dont il met l’accent sur les effets considérables et à longue portée de l’avènement de nouvelles conditions d’existence dans une aisance toute nouvelle. La hausse du niveau de vie engendre un nouveau genre de vie. Dans le chapitre sur l’abondance (« affluence ») consacré par l’auteur aux effets de la prospérité, on reconnaît des facteurs analogues à ceux qui sont mis en exergue par Henri Mendras dans son livre : la « Seconde Révolution Française ».
Les cultures rurales, jusque là étroitement liées au catholicisme, sont ébranlées. Les jeunes s’inscrivent dans une culture nouvelle qui leur est souvent attribuée (« youth culture »). Les collectivités de tout genre aussi bien politiques que religieuses perdent une influence qui s’exerçait sur le registre du monopole. Une société plus prospère engendre des services publics qui remplacent les ordres religieux. L’accroissement de l’immigration pluralise la société urbaine. Le mode de vie se transforme. Ainsi la vie des couples mariés trouve son lieu et développe son autonomie dans un domicile modernisé et offrant un bien être nouveau. La famille nucléaire comme les individus réclament le droit de suivre leur propre chemin sans interférence extérieure. L’expansion des moyens d’information et le développement des modes individuels de transport permettent la circulation des idées et des personnes. La prospérité engendre de nouvelles manières de voir et de sentir : davantage d’initiative, d’optimisme et parfois de prise de risque (p.123). Le développement de la liberté individuelle se manifeste également dans des aspects qui touchent au plus profond de l’existence personnelle : la vie de famille, la sexualité, le rôle et la place de femmes. Tout ceci se traduit par la diffusion, à travers une culture de masse, d’idéaux et de pratiques où s’affirme « une conscience personnelle réfléchie » (« reflexive self » (p.259).
Cette transformation des représentations et des comportements a eu des conséquences majeures sur les pratiques religieuses. Jusque là fortement promues, voire imposées par le conformisme social, elles sont devenues optionnelles. Par ailleurs, à travers la circulation de l’information, l’offre s’est diversifiée. « L’affaiblissement des églises et du christianisme orthodoxe durant les années 60 a été suscité par la multiplication des alternatives et l’émergence d’un climat de pensée dans lequel la recherche personnelle et un certain degré d’éclectisme étaient davantage valorisés qu’une stricte adhésion à un système orthodoxe de pensée » (p.261).
L’affaiblissement des églises.
Le changement de mentalité a eu un impact direct sur la fréquentation des églises. La pratique dominicale baisse. Le nombre de clercs diminue. Cependant, s’il y a là une tendance générale, elle ne s’applique pas uniformément et mécaniquement.
Tout d’abord, il y a un étalement, dans le temps. La majorité des gens se situent entre la rupture complète avec l’institution et une fidélité inaliénable. La croyance sans l’appartenance (« believing without belonging ») prend des formes variées (4). Cependant, en l’absence d’une socialisation religieuse de la génération suivante, le lien continue à se défaire. En ce qui concerne la Grande-Bretagne, Hugh McLeod évoque « une distanciation graduelle par rapport à l’église, à travers des cohortes d’âge successives » (p.263). Mais cette évolution n’est pas une fatalité. Selon les milieux et selon les pays, on peut parfois observer un mouvement de retour vers des églises rajeunies, une adhésion à des églises plus dynamiques. Ainsi, aux Etats-Unis, a-t-on pu observer cette évolution dans une population de « baby boomers » (5).
Par ailleurs, il y a également des conjonctures différentes selon les dénominations. À cet égard, on observe un cas de figure particulier dans l’église catholique. En effet, dans ce contexte, cette période a été marquée par l’effort de rénovation accomplie, au début des années 60, par le Concile Vatican II, et ensuite par une attitude de blocage qui a été ressentie par beaucoup comme la rupture d’une dynamique évolutive.
Les papes qui ont succédé à Jean XXIII, le pape initiateur du Concile Vatican II, ont entraîné un retour à des positions traditionnelles, mais on doit constater que le premier raidissement s’est opéré très tôt à travers deux encycliques successives de Paul VI, la première en 1967 réaffirmant le célibat des prêtres, la seconde en 1968, « Humanae Vitae » s’opposant à la contraception. Dans les deux cas, les effets ont été dévastateurs dans les milieux animés par l’élan du Concile Vatican II. L’auteur décrit le cas emblématique de l’église catholique des Pays-Bas. Dans l’esprit du Concile Vatican II, celle-ci, à travers un conseil pastoral élu en 1966, s’engage dans une dynamique qui se heurtera ensuite à des obstacles entraînant une retombée. Au total, au long des années, on enregistre généralement un recul sévère des indicateurs correspondant à la pratique catholique. On trouvera dans ce livre une présentation des différentes interprétations de ce phénomène.
Diversification de l’offre religieuse.
Le recul de l’influence des églises dans les années 60 a pu être interprété comme un progrès de la sécularisation. Il est vrai que des idéologies politiques ont une grande influence, en jouant le rôle de religions séculières. Cependant, dans le même temps, on constate une expression d’aspirations spirituelles et la manifestation de celles-ci dans des formes nouvelles. Hugh McLeod consacre un chapitre aux nouveaux univers religieux (« New worlds ») qui se sont développés dans le cadre des « contre-cultures » de l’époque. Il y décrit la gamme variée des mysticismes qui apparaissent et s’épanouissent à cette époque, particulièrement aux Etats-Unis.
Cependant, le christianisme va lui aussi rencontrer la contre-culture. C’est le mouvement de Jésus en Californie. Mais, de loin, « la plus importante des formes nouvelles du christianisme qui a émergé dans les années 60, est le courant charismatique ». Si le message se fonde sur la Bible, le style du mouvement revêt une spontanéité et une créativité qui s’inscrivent dans le contexte de l’époque. Le paysage est divers et complexe. Le succès de certaines églises dites « conservatrices » révèle la diversité des motivations. Les grilles de lecture que nous propose Danièle Hervieu-Léger dans son livre : « Le pèlerin et le converti » (6) paru en 1999, nous paraissent pouvoir s’appliquer rétrospectivement jusqu’aux origines du paysage dans lequel nous vivons aujourd’hui, c’est à dire les années 60.
La fin de la chrétienté.
Si les années 60 ont engendré une nouvelle sensibilité religieuse, elles amènent un changement majeur : la fin de la chrétienté (7). Hugh McLeod met en valeur ce fait majeur. La chrétienté était un ordre social dans lequel, indépendamment des croyances individuelles, le langage, les rites, les enseignements moraux et le personnel clérical étaient considérés comme une donnée quasi naturelle. À partir du moment où chacun se sent libre de faire comme il l’entend, cette apparente unanimité se rompt. En ce qui concerne la Grande-Bretagne, l’auteur a montré que, dans les décennies précédentes, elle se percevait comme une nation chrétienne. Cette représentation se dissout. Et il en est de même dans la plupart des pays. Les autorités politiques reconnaissent le caractère pluraliste de la société, ce qui requiert des compromis entre les différentes religions et philosophies. Cependant, comme le fait remarquer Hugh McLeod, il ne faut pas confondre chrétienté et christianisme. L’influence de la foi chrétienne n’a pas disparu.
Horizons
Ce livre sur la crise religieuse des années 60 est un ouvrage majeur car il nous permet d’avoir une vue complète du phénomène grâce à sa dimension internationale et à l’excellence de la documentation et de l’analyse. On découvre avec l’auteur l’ampleur de la transformation, « une rupture aussi profonde que celle qui a été apportée par la Réforme » (p.1). Cette mutation intervient dans les termes d’un processus qui se développe vigoureusement dans les années 60, mais se poursuit ensuite au cours des décennies suivantes.
Le nouveau paysage religieux est aujourd’hui bien décrit par les sociologues. Au centre de cette nouvelle configuration, le concept d’ «autonomie croyante » (8) nous paraît particulièrement éclairant.
On peut s’interroger si nous n’entrons pas aujourd’hui dans une phase nouvelle de l’évolution. Dans les années 60 déjà, le développement des moyens d’information avait facilité la diversification de l’offre religieuse et spirituelle qui a été une des caractéristiques de cette période. Aujourd’hui, la croissance des moyens de communication, et en particulier l’extraordinaire expansion d’internet, induit de nouvelles manières de penser et d’agir. C’est un nouveau coup porté aux forteresses religieuses, enfermées sur elle même et hiérarchisées, qui étaient parvenues à se maintenir malgré l’évolution générale. Dans un article récent, une journaliste du « Monde », Stephanie Le Bars, décrit le micro milieu du Vatican comme un véritable isolat : « Un pape solitaire, un système clanique, une communication désorganisée » (9). Cette enquête met à jour ce complet déphasage d’un groupe dirigeant, de fait une gérontocratie masculine. Quel écart avec les réalités nouvelles apportées par de modes de communication où on peut « organiser sans organisation » (10). Comme l’exprime parfaitement un expert en ce domaine, Pierre Lévy : « Plus un régime politique, une culture, une forme économique ou un style d’organisation a des affinités avec la densification des interconnections et mieux il survivra et rayonnera dans l’environnement contemporain. La meilleure manière de maintenir et de développer une collectivité n’est plus d’élever, de maintenir ou d’étendre des frontières, mais de nourrir l’abondance et d’améliorer la qualité des relations en son propre sein comme avec les autres collectifs » (11a). Certes, des groupes sectaires peuvent utiliser internet à leur avantage. Mais globalement, la culture d’internet va à l’encontre des catégorisations tranchées. Elle ouvre une nouvelle dimension (12). « Depuis la fin du XXè siècle, l’humanité unit ses capacités de perception et de création en constituant progressivement une seule intelligence collective interconnectée dont la communauté scientifique internationale, le marché mondial, l’expression du cyberspace et la compréhension croissante du caractère universel des religions sont les meilleurs signes. De plus en plus de gens deviennent des chercheurs associés » (11b). Nous assistons à la croissance d’une nouvelle culture caractérisée par des principes de liberté, de communication horizontale et de réseau interactif. Cette réalité nouvelle a été anticipée par le grand savant, théologien et philosophe, Teilhard de Chardin lorsqu’il évoque la venue d’une « noosphère » comme « une collectivité harmonisée des consciences équivalente à une sorte de superconscience » dans un processus répondant à une attraction divine (13). Certes, nous voyons aussi les risques considérables encourus aujourd’hui par l’humanité dans cette étape de la mondialisation, mais pour éviter les écueils, il nous faut également regarder en avant.
On peut envisager l’évolution actuelle en terme de décomposition et de recomposition.
Au cours des dernières décennies, nous avons assisté à la déconstruction de formes anciennes. Les aspects négatifs que celles-ci comportaient apparaissent plus clairement aujourd’hui : limitation du potentiel humain et compartimentage de la société. Un passage libérateur était nécessaire. Aujourd’hui, on peut se demander si un nouveau paradigme n’est pas en train de se construire sur de nouvelles bases. Ce serait un paradigme relationnel et holistique (14) où, comme l’écrivent David Hay et Rebecca Nye, la spiritualité se décline comme une « conscience relationnelle avec Dieu, la nature, les autres et soi même » (15). En termes explicitement chrétiens, née au cours des années 60 dans l’expression d’une théologie de l’espérance en phase avec les aspirations de l’époque, l’approche théologique de Jürgen Moltmann (16) , donne un sens à ces nouvelles représentations et nous apprend à discerner la « venue de Dieu » (17), le processus par lequel Christ ressuscité nous appelle à participer à des préfigurations de la « Nouvelle Création ». Et on voit naître aujourd’hui, par ci, par là, de nouvelles formes d’église, une « église émergente ».
Aujourd’hui, à la lecture du livre de Hugh McLeod, les années 60 apparaissent comme un tournant décisif. Cet ouvrage nous permet de comprendre cette histoire comme la source d’un processus qui se poursuit aujourd’hui et débouche sur un nouvel horizon.
Jean Hassenforder
(1) Mendras (Henri). La Seconde Révolution française : 1965-1984. Gallimard, 1988. Nouvelle édition : Collection « Folio Essai », 1994.
(2) Pelletier (Denis). La crise catholique. Religion, société, politique en France (1965-1978). Payot, 2002.
(3) McLeod (Hugh). The religious crisis of the 1960s. Oxford University Press, 2007. Publié en paperback en 2010.
(4) Cette expression : « believing without belonging » a été forgée par la sociologue britannique, Grace Davie. ** Sur ce site, voir ** : « Le christianisme en Europe. quelles perspectives ? (études).
(5) ** Sur ce site, voir ** : « Vivre l’Evangile dans une culture avancée » (études).
(6) Hervieu-Léger. Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement. Flammarion, 1999. Une édition en livre de poche.
(7) ** Sur ce site, voir ** : « Faire église en post-chrétienté » (études) (présentation du livre de Stuart Murray : Post-christendom).
(8) ** Sur ce site, voir ** : « L’autonomie croyante. Questions pour les églises » (études). Interview de Danièle Hervieu-Léger.
(9) Le Bars (Stéphanie). Le Vatican cherche la bonne parole. Le Mensuel, juin 2010, N° 5, p.55-57.
(10) ** Sur ce site, voir ** : « Le pouvoir d’organiser sans organisation.Les structures hiérarchiques en question » (recherche, publications).
(11) Lévy (Pierre). World philosophie. Odile Jacob, 2000. a p.29 b p.209
(12) ** Sur ce site, voir ** : « Les chrétiens et internet. Une nouvelle dimension » (Recherche, innovation).
(13) Teilhard de Chardin (Pierre). Le Phénomène Humain. Seuil, 1955
(14) ** Sur ce site, voir ** : « Le Royaume de Dieu. Un univers connecté » (Recherche, publications)
(15) ** Sur ce site, voir ** : « la vie spirituelle comme conscience relationnelle. Une recherche de David Hay sur la spiritualité d’aujourd’hui » (Recherche, étude).
(16) ** Sur ce site, voir ** : « Une théologie pour notre temps. L’autobiographie de Jürgen Moltmann » (Recherche, études).
(17) Moltmann (Jürgen). La venue de Dieu. Eschatologie chrétienne. Cerf, 2000.