La culture chrétienne américaine s’est édifiée au XVII et au XVIII ème siècles sur les bases de l’essor des communautés protestantes dans un climat de pluralisme. L’église catholique s’est constituée un peu plus tard dans la foulée de l’arrivée des immigrants en provenance de pays européens marqués par le catholicisme. En marge de la culture majoritaire, elle a créé ses propres ressources: écoles, universités, hôpitaux. Elle est devenue une puissante institution qui rassemble aujourd’hui près du quart de la population et elle s’étend sur tout le territoire du pays. Elle occupe ainsi une place importante dans le paysage américain. Comment cette église se comporte-t-elle dans une société et une culture en profond changement?
Le catholicisme américain en perspective
On peut trouver une réponse à cette question dans un livre écrit par un journaliste catholique qui, au long des années, a participé activement à la vie de cette église tout en couvrant également l’activité religieuse américaine. C’est un constat de crise qui apparaît puisque le livre est intitulé: “A people adrift. The crisis of the roman catholic church in America” (2) Le scandale récent provoqué par le dévoilement des activités d’un certain nombre de prêtres pédophiles , et surtout la dissimulation qui l’a accompagné, n’est qu’un élément parmi d’autres de cette crise. En fait, si Peter Steinfels peut évoquer “un peuple à la dérive”, c’est parce que des dysfonctionnements profonds se sont manifestés dans cette église au cours des dernières décennies.
Cette analyse est très intéressante pour l’observateur étranger, car, à partir d’un contexte spécifique, elle permet de relever des ressemblances avec la situation de l’église catholique dans d’autres pays, par exemple la baisse des ordinations, le recul des ordres religieux, le déclin de la pratique dominicale, la remontée d’une conception conservatrice dans la hiérarchie et parallèlement dans le jeune clergé, alors que, à l’inverse, les laïcs prennent une place croissante dans les services de l’église et que la majorité des théologiens soutient une position réformatrice.
On doit dire cependant que les ressources de l’institution sont encore considérables parce que l’évolution intervient ici à partir d’une situation marquée par une forte adhésion des fidèles et une grande puissance des moyens. Le tableau initial est celui d’un pays de chrétienté. Aujourd’hui, la crise s’est installée. Tout le mérite du livre de Peter Steinfels est de montrer quels sont les processus qui concourent au développement de cette crise, en particulier les contradictions qui se manifestent entre la mise en oeuvre et le rejet des réformes conciliaires. Ainsi l’écart entre le fonctionnement de l’institution et le changement culturel est double. Il tient à la fois à des dysfonctionnements internes et aux disparités avec la culture globale.
Le culte entre deux paradigmes
Peter Steinfels passe en revue des thèmes majeurs comme les rapports ente l’église et la société, les institutions catholiques, le culte, la transmission de la foi, les aspects sexuels, la place de la femme.
Le chapitre sur le culte (worship) montre avec une particulière acuité le contraste entre le paradigme traditionnel et le paradigme conciliaire. Ce contraste se traduit à la fois dans la conception de l’espace et dans celui des relations. La messe traditionnelle tournait autour d’un espace sacralisé manifesté par la place et le caractère de l’autel. La messe nouvelle veut exprimer la communauté et la participation. Lorsque des courants traditionalistes refont surface, ils remettent en avant des éléments de l’ancienne configuration (Saint sacrement, etc…)
Cependant une grande majorité des catholiques est sorti de l’ancien paradigme. On est passé d’une religion de l’obligation, voire de la peur à une adhésion plus libre. Ainsi un évêque évoquait la situation d’autrefois en ces termes: “Quand j’étais jeune, nous avions le choix entre deux alternatives: aller à la messe…ou aller en enfer. La plupart d’entre nous ont choisi la messe.” (p172) Dans les textes officiels, il reste des traces de cette attitude, mais, en dehors du refoulé, elle a disparu aujourd’hui de la vie quotidienne. Sur un autre registre, la sacralisation marquée de la communion, s’exprimait dans une théologie traditionnelle de la transsubstantiation. Un sondage a montré que la majorité des catholiques adhérent davantage aujourd’hui à une conception symbolique. (p194)
Mais si la transformation des célébrations s’est bien réalisée dans l’esprit des réformes conciliaires, on peut se demander si elles ont progressé en créativité en réponse à des aspirations nourries par le changement culturel. On trouvera dans la lecture de ce livre des informations qui nous permettent de comprendre comment le poids du passé freine l’évolution. Ainsi l’auteur fait ressortir que le chant choral si répandu dans l’environnement protestant et si propre à favoriser la participation, a du mal à se développer pleinement dans un milieu ou le silence était privilégié. Et de même, en contraste la aussi avec la culture évangélique, l’enseignement souffre d’un passé ou il était complètement minoré par rapport à la scène entourant la consécration.
L’innovation, si nécessaire dans ce contexte, n’est pas favorisée par la structure centralisée de l’institution. Quand on sait par ailleurs la créativité mise en oeuvre par d’autres églises pour répondre aux besoins des générations nouvelles, nous percevons ici une marque de dysfonctionnement. Ce n’est pas ignorer pourtant tout un travail de renouveau qui traverse cette église sous différentes formes. On compte par exemple une proportion importante de catholiques dans une des cultures chrétiennes les plus dynamiques aux Etats-Unis, la culture expérientielle (“born again”: né de nouveau ).(3)
Les forces en oeuvre
Peter Steinfels décrit les grandes évolutions qui modifient actuellement l’équilibre des forces dans le catholicisme américain. Il y a le déclin bien engagé de l’univers des clercs. Le nombre des ordinations a baissé de moitié de 1965 à 2002, passant de 994 à 479. Pendant la même période, l’age moyen des prêtres diocésains est passé de 46 à 60 ans. Dans le même temps, les effectifs des ordres religieux se sont effondrés, de 180000 à 75000 religieuses, de 12300 à 5700 religieux..(p30) Peter Steinfels analyse les raisons profondes de ce bouleversement jusque dans la montée d’une spiritualité nouvelle valorisant par exemple le mariage.
A l’inverse, pendant la même période, des laïcs, en majorité des femmes, et des diacres mariés ont progressivement occupé une place croissante dans le travail pastoral. Ils aspirent en même temps à une véritable reconnaissance.
Dans la mesure ou elles ne sont pas prises en compte et assumées, les transformations en cours induisent une crise profonde. Un leadership éclairé serait nécessaire. Dans l’esprit du Concile Vatican II, l’épiscopat catholique s’est imposé pendant un moment par des lettres pastorales courageuses concernant les problèmes de société. Mais les évêques de la génération conciliaire ont progressivement été remplacés par des personnalités nommées par le Vatican en fonction de leur conformisme ou de leur adhésion à une ligne conservatrice. Manifestement cet épiscopat n’a pas fait bonne figure dans le traitement de la crise engendrée par les prêtres pédophiles. A Boston, le cardinal Bernard Law , personnalité de poids dans cet épiscopat a été contraint de démissionner. Dans quelle mesure l’épiscopat américain est-il capable de faire face à la crise majeure engendrée par les transformations en cours suscitées par le vieillissement du clergé et la progression d’un personnel laïc dans les services de l’église? De surcroît, on enregistre à une remontée du conservatisme dans les rangs des prêtres récemment ordonnés. Une enquête récente réalisée par le sociologue catholique, Andrew Greeley, (4) décrit ce phénomène en termes précis. Peter Steinfels montre comment ces jeunes prêtres conservateurs vont à contre-courant. “Ils expriment un degré d’accord beaucoup plus élevé avec les enseignements officiels concernant la nécessité du célibat ou de la masculinité pour le recrutement des prêtres. Ils adhèrent beaucoup plus à l’autorité hiérarchique, particulièrement à celle qui vient du pape. Ils s’impliquent dans des dévotions mariales ou eucharistiques en lien avec le paradigme pré conciliaire. Ils croient à un rôle sacerdotal les mettant à part des laïcs” (p320)
Ainsi les forces conservatrices se renforcent au moment ou les transformations sociales et culturelles imposent la levée d’un certain nombre de blocages. A l’inverse, la conscience de la nécessité des réformes est largement répandue parmi les prêtres conciliaires et parmi les laïcs. A titre indicatif, alors qu’en 1965 l’idée d’un pastorat féminin était impensable, 60% des catholiques américains se déclarent aujourd’hui favorables à une ordination des femmes à la prêtrise. (p293) C’est dire le fossé qui se creuse entre la population catholique et les autorités de cette église.
Les théologiens catholiques s’inscrivent également en majorité dans le sens de la réforme. Lorsque l’Association Catholique de Théologie est créée en 1946, sa première convention est composée uniquement de prêtres en habit. Cinquante plus tard, les vêtements ecclésiastiques ont disparu. 1/3 des participants sont des femmes et les laïcs occupent une place croissante. Le climat a ainsi complètement changé. Par exemple, il y a aujourd’hui dans ce milieu un consensus en faveur de l’ordination des femmes. Dans ce contexte, il y a maintenant un conflit ouvert entre la majorité des théologiens catholiques et les autorités officielles, particulièrement le Vatican. (p242-247)
Les enjeux
Au long de ce livre, Peter Steinfels a bien mis en valeur les enjeux. Les changements en cours conduisent à une aggravation de la crise si des réformes ne sont pas mises en oeuvre. L’auteur situe les problèmes dans une perspective oecuménique et il en recherche les leçons. Il demande davantage de recherche sur les pratiques réelles, un accent accru sur “les résultats pastoraux , des mesures empiriques, une organisation efficace”. Mais bien sur, tout dépend de la qualité du leadership. Dans un paysage ou des forces contraires sont en train d’émerger, comment assurer la marche en avant? On retrouve ici les questionnements de Gerald A Arbuckle dans son livre: Refonder l’Eglise. Dissentiment et leadership.(5) A propos de la crise engendrée par le scandale des prêtres pédophiles, Peter Steinfels a analysé les flottements de l’épiscopat catholique. Ce manque de détermination se retrouve en d’autres circonstances. Surtout, “avec quelques exceptions notables, les évêques d’aujourd’hui semblent faire marche arrière au moindre signe de déplaisir du Vatican et tolérer des actes dilatoires et des discriminations qui paraissent insultants” (p347) On remonte ainsi à une source majeure de l’immobilisme: la politique pontificale.
Ce livre ,bien informé, bien écrit, est nourri par la participation de l’auteur à la vie de son église et témoigne d’une pensée nuancée et constructive. Ce document est en fait une pièce importante pour la connaissance des problèmes actuels de l’église catholique. En effet, s’il s’applique aux Etats-Unis, il met en lumière des dysfonctionnements qu’on peut observer également dans des églises catholiques d’autres pays. A ce titre, il permet de mieux comprendre les enjeux actuels. Comme l’écrit l’historien français: Jean Delumeau, dans son récent ouvrage: Guetter l’aurore (6), aujourd’hui,”il s’agit de libérer la parole des fidèles, de remplacer par une organisation souple et décentralisée un pouvoir conçu sur le modèle de la monarchie absolue d’Ancien Régime qui n’a pas de justification théologique et n’est plus en phase avec la société actuelle” (6a) On attend une stratégie pour faire tomber les murs de Jéricho.
Jean Hassenforder
Groupe de recherche Témoins
février 2004
Références
1) Davie (Grace) Europe. The exceptional case. Parameters of faith in the modern world. Darton, Longman and Todd, 2002
Voir: American activity. A vibrant religious market, p27-53
2) Steinfels (Peter) A people adrift. The crisis of the Roman Catholic Church in America. Simon and Schuster, 2003
3) Roof (Wade Clark) Spiritual Marketplace. Baby boomers and the remaking of American Religion. Princeton University Press,1999
Ce livre montre la créativité et le renouvellement qui caractérise la vie chrétienne aux Etats-Unis. Il met en évidence une pluralité de cultures.
4) Greeley (Andrew) Young reactionaries, aging radicals. in: The Atlantic Monthly
Texte communiqué sur Internet par Hubert Tournes.
5) Arbuckle (Gerald A) Refonder l’Eglise. Dissentiment et leadership .Bellarmin, 2000
6) Delumeau (Jean) Guetter l’aurore. Un christianisme pour demain. Grasset, 2003
6a p260
Références: Groupe “Recherche” Témoins