A partir d’une nouvelle sensibilité culturelle et de la mutation technologique, prenant en compte le vécu et l’expérience, comment ouvrir des pistes nouvelles pour les formes de communication entendues jusqu’ici sous le terme de prédication ? 

Jean Hassenforder, vous êtes depuis longtemps un observateur et un acteur à votre manière de la vie religieuse, quel est votre regard sur la prédication ?
Je partirai ici d’une expérience qui m’a amené, au long des années, à fréquenter des communautés de différentes dénominations. La place de la prédication est plus ou moins grande. Elle occupe traditionnellement une place majeure dans le culte protestant : enseignement ou exhortation autour de la parole biblique dans des séquences assez longues (une demi-heure souvent). La place de l’homélie a été revalorisée dans la messe catholique depuis le Concile Vatican II où la première partie est un temps largement consacré à la Parole biblique avec des lectures successives prévues dans un temps liturgique. Cependant l’homélie y est bien plus courte (10 à 15 minutes). La personnalité du prédicateur, qui induit une communication de son expérience spirituelle dans une forme donnée, compte beaucoup. J’ai deux souvenirs forts : un prêtre qui donnait une grande importance à la prédication dans une expression culturelle accessible (les années 65) ; un pasteur qui exprimait un message témoignant de son expérience spirituelle dans un temps relativement long, mais dans un style imagé, une conversation intérieure qui soutenait l’attention (les années 75). Dans les deux cas, avec mon épouse, nous avons reçu de ces prédications une réponse à nos aspirations spirituelles, ce qui impliquait aussi, que, pour nous, elles s’inscrivaient dans une conception de Dieu qui nous correspondait. En dehors de ces deux expériences, dans ce qu’on a entendu au long des années, il y a eu parfois de l’excellent, du moins bon, une part importante de médiocre et, de temps en temps, selon les lieux, de l’inacceptable. Cette perception de médiocrité, c’est-à-dire de non réponse à une attente, résulte d’un déjà dit, déjà entendu, sans ouverture nouvelle, sans relation avec la question du moment, avec souvent à l’arrière-plan, un univers mental en complet décalage par rapport à ce qu’on vit et pense. Ceci est dit sans prétention, car je sais que nous sommes appelés, pour recevoir, à écouter avec ouverture d’esprit, mais on ne peut néanmoins sous-estimer la pertinence de l’émetteur. On peut tirer du retour de cette expérience, une remarque qui me paraît importante. La prédication n’est pas seulement importante par ce qu’elle est censée apporter, mais aussi parce qu’elle donne le ton et qu’elle est ainsi un marqueur d’appréciation générale. En effet, la liturgie est souvent répétitive et ne change pas ou peu de semaine en semaine alors que la prédication est différente à chaque fois et a donc une influence sur le ressenti de l’ensemble de la célébration.

Vous vous intéressez à l’innovation dans les Eglises, et dans votre réflexion vous avez des hésitations sur l’adéquation entre les formes classiques de prédication et la mentalité de nos contemporains. La prédication aurait-elle besoin d’être inculturée ?
La prédication est une pratique d’autant plus naturellement reçue et acceptée qu’elle s’inscrit dans une forme à laquelle on consent. Durant ces dernières décennies, la culture a changé en profondeur. Si nous faisons la distinction entre notre besoin et notre désir de participer à une expression collective de la foi et la forme que cette expression prend, notre attitude vis-à-vis de la prédication est appelée à changer elle aussi. Certes, on peut s’interroger sur ses objectifs : enseignement, exhortation, regard sur la vie pratique, méditation débouchant sur un temps de prière… On peut également se demander selon quel registre elle s’exerce. Par exemple fonctionne-t-elle majoritairement sur le registre de l’évocation d’une expérience personnelle (le témoignage, le partage du vécu) ou bien sur celui de la communication d’une pensée davantage conceptualisée ? L’intervention personnelle se prête bien à une expression qui valorise l’émotionnel, l’expression du vécu (le témoin, le poète, le conteur, le prophète, le « mystique », l’orateur politique ou religieux). Même là cependant, on peut, dans certains cas, souhaiter que ces expressions s’intègrent dans un cadre plus familier, plus intime, plus convivial. Lorsqu’elle se donne un objectif prioritairement didactique, la forme actuelle de la prédication se rapproche de l’enseignement magistral. A travers nos recherches sur la pédagogie et plus généralement sur la communication, nous constatons que ce mode de transmission ne va pas de soi. Aujourd’hui, une analyse des situations pédagogiques appelle une diversification des modes de communication :   enseignement magistral dans certains cas, mais aussi de plus en plus échanges en petit groupe et travail personnel. Et, bien sûr, les nouveaux médias ont une place croissante dans ce dispositif. Certes, dans la majorité des cas, la répartition des élèves en classe, encore dominante aujourd’hui dans l’enseignement, se traduit par une place importante du discours de l’enseignant. On notera que ce discours n’est pas néanmoins à sens unique, qu’il suscite un dialogue ou des expressions collectives.

En d’autres termes, la prédication peut de plus en plus difficilement catalyser une expression collective de la foi ?
Il y a aujourd’hui une évolution vers le développement du choix et la prise de conscience de la nécessité de l’individualisation. Désormais, les personnes peuvent avoir accès à des ressources de plus en plus variées. La prédication n’est plus qu’une ressource parmi beaucoup d’autres. Elle peut donc souffrir de la comparaison avec des ressources plus pertinentes. Il en résulte une impression de médiocrité. De plus, face à des publics de plus en plus diversifiés dans leurs itinéraires culturels et spirituels, un message unique, voire uniforme, peut difficilement répondre à un ensemble de préoccupations et de questionnements de plus en plus variés. A travers la qualité d’une personnalité, un message commun peut être reçu, mais cela requiert un talent de plus en plus grand.

Pour vous l’innovation passe notamment par l’interactivité ?
Le changement majeur en matière de communication advient aujourd’hui dans le secteur des médias. Il ne comporte pas seulement l’apparition de nouveaux modes de communication, mais une interactivité croissante. L’interactivité est une caractéristique majeure des réseaux. Ainsi la communication à sens unique est de moins en moins supportée. Or, de ce point de vue, la prédication actuelle apparaît comme un héritage d’une société et d’une église dirigée d’en haut, de haut en bas. Si cette situation a commencé à évoluer, la révolution des médias la rend archaïque. Quand on y réfléchit, la prédication est le produit d’une voix unique, sans réciprocité, c’est–à-dire sans expression en retour. C’est dire combien le ressenti est parfois insupportable lorsqu’une expression théologique hautement contestable s’impose sans possibilité de dialogue. Peut-on cautionner une telle situation ? On notera que, dans les médias, la plupart des interventions politiques ne s’expriment plus en terme de discours unilatéral, mais dans des conversations entre interviewé et intervieweur, plus ou moins dialoguées.  ** Voir le site ” The Digital Sanctuary ” **

Le besoin d’interactivité est-il une invitation à susciter de nouvelles manières de prêcher ?
Manifestement, nous sommes appelés à inventer des formes nouvelles. De fait, ce n’est pas seulement la prédication qui est en question. La prédication fait partie d’un système d’expression et de communication. C’est l’ensemble du système qui est remis en cause. Les formes actuelles sont contestées. Elles sont un héritage d’une chrétienté hiérarchisée. Elles sont impuissantes par rapport à l’innovation technologique. Déjà, il y a plusieurs décennies, des recherches en sciences sociales avaient montré aux Etats-Unis que des ménagères évoluaient dans leur comportements à travers des discussions de petits groupes bien davantage qu’au reçu de messages extérieurs comme la publicité. C’est une occasion de s’interroger sur le fondamentaux de la communication et de la relation. Le Nouveau Testament apporte lui-même bien des réponses. Comme l’exprime Paul dans ses épîtres, l’édification mutuelle, les uns par les autres, apparaît comme une voie privilégiée. L’évolution de l’enseignement s’inscrit dans cette perspective. Très concrètement, on peut imaginer des « prédications » à plusieurs voix, sur des registres différents : transmission d’une réflexion, expression d’un vécu, et aussi des expressions dialoguées. De même, une « politique » d’enseignement implique une analyse des besoins pour la mise en oeuvre d’un ensemble de ressources utilisées dans la durée pour y répondre, et l’installation d’un dialogue permanent

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Si vous êtes d’une certaine manière assez sévère vis-à-vis de la prédication dans sa forme classique, vous prônez un retour au sens originel du mot homilétique qui vient du grec homileo et qui signifie « s’entretenir avec ». La notion de rencontre est alors fondamentale.
Les partages, les échanges ont une influence considérable comme l’ont montré des recherches en sciences sociales. Dans son livre : « Le pèlerin et le converti » ** Lire sur ce site l’interview de l’auteur ** , la sociologue Danièle Hervieu Léger montre comment aujourd’hui, la recherche d’une vérité existentielle passe par une « validation » mutuelle dans des petits groupes. On peut concevoir ensuite une remontée de ces expressions à une échelle plus vaste. Dans le monde d’aujourd’hui, les ressources sont et seront de plus en plus variées et accessibles. En regard, des lieux de dialogue permettant de déployer la convivialité autour de ces ressources seront de plus en plus nécessaires. Ainsi, une prédication « solitaire » a de moins en moins de pertinence. L’expression et le partage de celle-ci engendre du sens. Pour nous, nous gardons en mémoire la pédagogie expérimentée par l’association « Peuple et Culture » dans des cercles de lecture : à partir d’un montage de textes, une animation permettant une évocation collective du ressenti et la construction d’interprétations. On pourrait envisager ainsi des partages collectifs à une certaine échelle conduite par une animation de qualité. Un autre angle de vue peut être adopté. Jusqu’ici, nous avons envisagé la prédication du point de vue du public. L’interpellation tourne autour du fait que, dans le cadre du dispositif dominant, ce public est souvent « captif ». Mais on peut aussi envisager la prédication comme un canal important pour l’expression des responsables d’Eglise. Une réflexion théologique s’y exprime. Comment circule-t-elle et est-elle occasion de partage et de débat ?

Au final, vous appelez à une forme de libération de la Parole, à un élargissement de la prédication ?
Si on considère la rencontre comme une requête majeure, et socialement, et culturellement, et spirituellement, comment permettre sa réalisation dans la durée. Là aussi, le Nouveau Testament nous instruit sur les contenus de ces rencontres. A partir de là, les formes peuvent varier selon les cultures. On a pu mettre l’accent sur l’oeuvre du
Saint Esprit à travers les prédications. Il peut en être ainsi effectivement. Mais cela ne doit pas nous conduire à sacraliser une forme d’expression. Le Saint Esprit est agissant à travers des modes de communication très différents. Aujourd’hui, dans une culture nouvelle, expérimentons des formes nouvelles.

Gabriel Monet, Professeur de théologie pratique,responsable du blog:homiletique.fr ** Voir le blog **  interviewe Jean Hassenforder, membre de l’équipe de recherche de Témoins.


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