Des économistes commencent à s’interroger aujourd’hui sur les effets d’une croissance incessante dans la production de richesses. Dans quelle mesure cette croissance engendre-t-elle davantage de bonheur ? C’est la question que pose Richard Layard dans un livre récent : « Happiness. Lessons from a science » (1). Bien sûr, le bonheur personnel est la résultante de nombreuses composantes dont certaines seulement relèvent de la société globale. Mais une question se fait jour aujourd’hui dans les pays économiquement avancés. Alors que le niveau de vie a considérablement augmenté au cours des dernières décennies, on enregistre parallèlement, en certains domaines, des détériorations dans la qualité de la vie. Aussi, en regard, a-t-on développé des enquêtes à l’échelle internationale, pour évaluer le degré de satisfaction éprouvée par les gens dans la vie à travers les années et dans les différents pays du monde. Pour approcher cette réalité, le questionnement a porté sur des termes connexes : la satisfaction dans la vie, le bien-être, le bonheur. Nous renvoyons le lecteur à la réflexion de Richard Layard sur le bonheur et à la démonstration de son importance. Intuitivement, nous comprenons bien cette proposition.
La richesse et le bonheur.
Les résultats des différentes enquêtes convergent. Si l’on compare entre les pays économiquement avancés, on constate que les plus riches ne sont pas nécessairement plus heureux que les plus pauvres. Les pays où les revenus par personne sont au dessus de 20000 Livres sterling ne se classent pas mieux que les autres. En ce qui concerne les pays les plus pauvres, la situation est différente. Ici le développement économique accroît le degré de satisfaction. Ainsi, un accroissement de revenu est positif lorsqu’il permet aux gens de sortir de la pauvreté physique. Cela correspond au concept répandu parmi les économistes du XIXè siècle selon lequel le supplément de bonheur produit par un supplément de revenu est plus grand lorsque vous êtes pauvre, tandis qu’il décline rapidement quand vous devenez plus riche. En analysant ces données comparatives, on découvre rapidement l’importance de facteurs extra économiques comme les aspects sociaux et politiques. La détérioration du tissu social dans certains pays, comme ceux issus du monde soviétique, a eu une incidence négative très forte.
L’analyse des résultats, en fonction de la durée, corrobore la conclusion selon laquelle, à partir d’un certain seuil, l’accroissement de la richesse n’entraîne pas un développement du bien-être. Ainsi, en Grande-Bretagne, le revenu par ménage a été multiplié par 2,5 depuis 1971. Et dans ce mouvement, il y a eu des progrès incontestables en matière de santé. Mais, malgré tout, les études montrent que les gens ne sont pas plus heureux aujourd’hui qu’il y a trente ans. Ce phénomène ne concerne pas seulement le Royaume-Uni. Comme le constate Nick Spencer dans un article portant sur « l’émergence du bien-être » (2), il y a bien une relation entre richesse et bien-être. Dans notre monde, les pays les plus riches tendent à être davantage heureux que les pays les plus pauvres. Dans une même société, les gens les plus riches tendent à être plus heureux que les plus pauvres. Lorsqu’une société s’enrichit, elle gagne en bien-être. Mais, dans chaque cas, la corrélation existe seulement jusqu’à un certain point. Une fois qu’un certain niveau de vie a été atteint, la corrélation entre la richesse et le bien-être est, au mieux très faible et, au pire, inexistante. À partir d’un certain point, l’argent ne rend plus les gens ou les pays davantage heureux. Aux Etats-Unis, par exemple, il n’y a pas de différence dans le degré de satisfaction entre les personnes gagnant 20000 Livres Sterling par an et celles qui en gagnent 80000.
Les facteurs sociaux et culturels en rapport avec le bonheur.
Ainsi, visiblement d’autres facteurs interviennent. À partir du bilan des recherches sur cette question, Nick Spencer distingue six facteurs significativement corrélés au bien-être. Nous avons déjà évoqué l’aspect financier. Un second facteur : le travail, est important à deux titres : la satisfaction dans celui-ci et la stabilité de l’emploi. Le chômage est particulièrement destructeur. Le rôle de la famille dans les relations et dans l’éducation revêt une très grande importance ; L’éclatement de la cellule familiale affecte le bonheur personnel d’une façon significative. Les enfants issus de contextes où un des deux parents biologiques manque, sont, en termes statistiques, nettement défavorisés. Et, dans la vie adulte, la réussite dans le mariage se révèle un facteur extrêmement important dans le degré de satisfaction.
L’environnement social joue également un rôle. Ainsi le rôle de la gouvernance compte. Des facteurs comme la stabilité, le règne de la loi, l’absence de corruption et une participation à la vie civique sont positivement corrélés au bien-être. Et, dans le même registre, le degré de confiance interpersonnelle et la participation à la vie de la communauté contribuent d’une façon importante au degré de satisfaction. Ainsi les gens qui croient qu’on peut généralement faire confiance à d’autres personnes, sont en moyenne plus satisfaits dans leur vie. Parallèlement, il y a une forte corrélation entre l’engagement social et la satisfaction dans la vie.
Nick Spencer met aussi en évidence le rôle de la croyance en Dieu. À partir des enquêtes effectuées le plus souvent dans les pays anglophones, « une des conclusions les plus solides de la recherche sur le bonheur est que les gens qui croient en Dieu sont davantage heureux. La croyance en elle même et les bénéfices sociaux résultant de la participation à une communauté croyante ont des incidences positives ».
Ce bilan permet, a contrario, de mieux percevoir les tendances négatives.
Vers une nouvelle politique.
Cette analyse appelle un élargissement de la pensée économique. Déjà, dans une pensée pionnière concernant les facteurs du progrès économique durant les décennies après 1945, l’économiste français, Jean Fourastié, abordait ces questions en distinguant le « niveau de vie » et le « genre de vie » (3). Bien entendu, les idées nouvelles que nous venons d’évoquer commencent à se diffuser chez les économistes. Mais elles interpellent particulièrement les politiques. En effet, comme on le sait, la croissance économique est au cœur du débat politique. La prise en compte d’une dimension sociologique mettant l’accent sur le bien-être, permet d’envisager autrement les modalités de cette croissance.
Cette réflexion est bienvenue à une époque où la pensée écologique remet en cause le simplisme de la conception d’une croissance sans frein, indéfiniment consommatrice d’énergie et de matières premières. Le critère du bien-être interpelle à la fois l’économie et la politique traditionnelles. Bien sûr, la nouvelle approche ne met pas en cause le développement économique, mais elle trace les voies d’une politique nouvelle qui met l’accent sur une distribution plus juste des fruits de la croissance. Dans cette perspective, ce sont les plus pauvres qui devraient être privilégiés, car l’approche du bien-être montre que ce sont eux qui non seulement ont davantage besoin de revenus supplémentaires, mais en tirent aussi le plus grand gain en terme de satisfaction. Et cette perspective vaut à la fois sur le plan national et sur le plan international, notamment en ce qui concerne la mise en œuvre du co-développement.
En pointant les dégâts engendrés par le chômage, Richard Layard rejoint un large consensus. Mais son analyse est plus fine et plus vaste. Cette approche sociologique met également en valeur les transformations de la vie sociale à mettre en œuvre pour assurer davantage de bien-être. La famille apparaît ici comme un élément majeur du tissu social. Dans ses différentes formes, elle requiert une grande attention. Plus généralement, cette approche met l’accent sur l’importance du lien social. Comment accroître la confiance mutuelle dans les relations ? L’insertion sociale se traduit généralement en un gain de bien-être. Et, sur un registre plus vaste, on peut évaluer les bienfaits apportés par une bonne gouvernance. Ainsi, dans cette perspective, la responsabilité politique s’accroît. En effet, les politiques d’éducation et de santé prennent une importance majeure. Mais, dans la mesure où elle encourage la participation des citoyens et promeut la justice, l’action politique, en elle même, favorise directement le lien social.
Bien entendu, dans cette nouvelle approche, la politique est servante et non dominatrice. Elle s’appuie sur la société civile et lui permet de se développer et de mieux exercer ses tâches. Toutes les recherches mettent en valeur le rôle des associations dans le développement d’un climat de confiance, de participation et de promotion du bien-être. Ainsi ces associations doivent être reconnues jusque dans les motivations qui les animent, lesquelles s’inscrivent dans un vaste éventail de sensibilités culturelles et religieuses. Elles doivent être respectées et encouragées. Ainsi l’action politique permettra également la prise en compte et le respect de la diversité.
Richard Layard est à la fois un économiste et une personnalité qui s’inscrit dans le courant travailliste. Son livre associe l’économie et les sciences sociales. En étudiant les conditions sociales du bonheur, il s’inscrit dans la grande tradition anglaise inspirée par Jérémie Bentham. Ses conclusions ont évidemment une portée internationale. Ainsi recommande-t-il un ensemble d’orientations comme une fiscalité redistributive, une politique de solidarité prenant soin des plus pauvres à l’échelle nationale et internationale, une attention particulière pour aider les familles, la promotion de la vie associative, l’élimination du chômage de longue durée, et, au total, « une meilleure éducation, incluant une éducation morale en vue d’un monde meilleur…. Nous devrions enseigner la pratique de l’empathie et le désir de servir les autres. Pendant la scolarité, cela requiert un curriculum incluant la prise en compte des rôles et des conduites ».
Dans son livre, Richard Layard a bien mis en valeur la dimension sociale, politique et économique qui peut contribuer à favoriser une vie heureuse, mais il montre aussi que le bonheur requiert un effort personnel. « Le bonheur vient de l’intérieur et de l’extérieur. Les deux ne sont pas en contradiction. Le pèlerin combat le mal à l’extérieur et cultive la vie spirituelle à l’intérieur. Le secret est la compassion envers soi-même et envers les autres. Et le principe du plus grand bonheur est essentiellement l’expression de cet idéal. Nous avons désespérément besoin d’un concept du bien commun. Je ne peux imaginer un objectif plus noble que de chercher le plus grand bonheur pour tous, chaque personne comptant » (p.234-235).
Voici un idéal en train d’émerger. Cette émergence peut être observée également en France. En effet, comment ne pas percevoir aujourd’hui des échos à cette approche dans la démarche de certains candidats engagés dans la campagne présidentielle ? Plus particulièrement, selon notre perception, le phénomène très innovant des « débats participatifs » nous paraît s’inscrire dans un idéal qui met au centre la personne et lui permet d’exprimer ses besoins et ses aspirations en les inscrivant dans une dynamique collective. Il traduit aussi une vision, celle d’une action politique trouvant sa référence dans des valeurs fondamentales et son mode opératoire dans une démarche inductive et des attitudes inspirées par les sciences sociales comme l’observation, l’expérimentation, la manifestation d’une « intelligence collective », ce dernier terme provenant de l’univers sociologique. Les valeurs fondatrices comme « l’ordre juste et le respect pour chacun », l’analyse très fine des besoins qui apparaît à partir de cette démarche et certaines orientations qui s’en dégagent nous paraissent rejoindre la recherche et l’approche de Richard Layard. Pour le reste, d’autres critères, bien sûr, interviennent également dans les choix citoyens.
La part des chrétiens dans la promotion du bien-être.
Dans la pensée biblique, Dieu forme pour les hommes des projets de bonheur et non de malheur (Jérémie 29/11). Dieu veut pour nous une vie « bonne ». Il suscite et entretient la vie. Et, pour surmonter les enfermements humains et leurs conséquences, Il est engagé dans une œuvre de libération et de salut à laquelle Il nous demande de participer.
Au cours de l’histoire, des chrétiens ont ainsi largement contribué aux grandes avancées du progrès social. Ce n’est pas le lieu ici d’en faire mention. Cependant, dans le même temps, il y a eu également des compromissions qui restent dans la mémoire collective, particulièrement dans certains pays. Au sein de la chrétienté, à certains moments, certaines églises se sont structurées de haut en bas en terme de pouvoir et se sont alliées, de fait, avec les pouvoirs établis. On a ainsi oublié la parole de Jésus : « les rois des nations dominent leurs peuples et ceux qui exercent l’autorité sur elles se font appeler bienfaiteurs. Il ne faut pas que vous agissiez ainsi ; Au contraire, que celui qui gouverne soit comme le serviteur » (Luc 22/25-26). Cependant, malgré les abus de pouvoir et les osmoses avec des mentalités claniques et patriarcales, le ferment évangélique a irrigué l’histoire chez les hommes de bonne volonté. En inspirant l’attention et l’amour vis à vis du prochain, il a mis au premier plan la dimension relationnelle et l’importance majeure de la personne. L’intérêt porté au sujet dans le domaine des sciences sociales n’est pas sans consonances avec cette perspective. Et, de même, en politique, les chrétiens sont appelés à prendre en compte les réalités sociales et non pas à se perdre en rêves de pouvoir et en manipulations idéologiques. Voilà pourquoi la vision de Richard Layard appelle des échos favorables d’autant qu’elle s’inscrit dans un contexte national où les chrétiens ont joué un grand rôle dans l’action sociale. En France aussi, on pourrait retracer la part des chrétiens dans cette action tout au long du siècle dernier et jusqu’à aujourd’hui. Bien entendu, cette évocation n’est pas une invitation à un quelconque privilège. Dans un pays où la mémoire du passé a éloigné des gens de bonne volonté des références religieuses, l’Esprit souffle où il veut et le ferment évangélique se répand également à travers les valeurs.
Mais, comme l’écrit Nick Spencer dans son article sur l’émergence du bien-être, l’aspiration évangélique a nourri une expérience précieuse pour tous ceux qui veulent développer une politique centrée sur la prise en compte de la personne. « le fait est que la pensée religieuse est depuis longtemps concernée par la question du bien-être à un moment où la pensée politique entre dans ce contexte sensible et complexe… Les systèmes de valeur d’inspiration chrétienne ne contrebalancent pas seulement les excès de la publicité et de la surconsommation, mais, comme la recherche le montre, ils s’inscrivent souvent en positif dans les facteurs favorables à la promotion du bien-être… Tout ceci ne signifie pas tant que la religion serait en train de revenir dans l’espace public, mais bien plutôt que celui-ci est en train de se déplacer vers la question du bien-être, et en procédant ainsi d’entrer dans un domaine où les religions ont une expérience à partager » (4).
En France aussi, il est clair qu’à travers leurs engagements associatifs, les chrétiens participent, d’une façon significative, à la promotion du bien-être. Dans une société qui se voudrait à la fois rassemblée et plurielle, et où la laïcité est appelée à exercer une fonction régulatrice et « médiatrice » selon la bonne expression de la sociologue, Danièle Hervieu Léger, le dialogue devra it se développer de plus en plus. Le respect des acteurs passe par la prise en compte de ce qui les inspire et les nourrit dans une vie spirituelle qui prend également une forme sociale. Ce respect implique ainsi une reconnaissance de la dimension sociale et culturelle dans toutes ses composantes. Dans cette perspective, celle d’une laïcité inclusive, chacun pourra contribuer à la dynamique commune pour la promotion du bien-être.
L’émergence d’un concept comme celui de bien-être n’est pas seulement le fruit de la recherche comme celle qui est menée avec pertinence par Richard Layard. Elle exprime également une évolution des idées dans une conjoncture où l’on constate les dysfonctionnements de l’activité économique. L’accueil positif accordé à ce concept traduit des attentes et des aspirations. Avec Nick Spencer, on peut entendre combien les chrétiens peuvent se sentir concernés par cette évolution. Ce nouveau courant de pensée est un appel à tous les hommes de bonne volonté pour qu’ils participent ensemble à la promotion du « bien commun » comme Richard Layard l’appelle de ses voeux.
Jean Hassenforder.
26 02 2007
(1)Layard (Richard). Happiness. Lessons from a new science. Allen Lane, 2005
(2)Spencer (Nick). The emergence of well-being. TransMission, winter 2006, p.4-7. Nick Spencer est chercheur au London Institute for Contemporary Christianity. Cet article, écrit à l’intention de la fondation Theos, est ainsi publié dans un numéro de la revue trimestrielle de la « Bible society » consacré au bien-être dans toutes ses dimensions, sociales, politiques, psychologiques et spirituelles. Site internet de la Société biblique britannique : www.biblesociety.org.uk
(3)Fourastié (Jean). Productivité et richesse des nations. Textes choisis et présentés par Jean-Louis Harouel. Gallimard, 2005.
(4)Le texte de Nick Spencer s’inscrit dans un rapport rédigé par lui à l’intention de la fondation Theos : « A future for faith in public square ». La fondation Theos a été créée récemment en Grande-Bretagne pour étudier les conditions d’une meilleure insertion des religions dans la société. Ce rapport est accessible sur le site internet de Theos : www.theosthinktank.co.uk