D’un certain point de vue l’économie n’est rien d’autre que l’organisation, sur une vaste échelle, des échanges. Or tout le monde fait des échanges et y trouve un grand profit. On pratique les échanges linguistiques qui sont l’occasion d’apprendre une autre langue et de découvrir une nouvelle culture. Les voisins ou les amis échangent des services. Deux personnes se croisant dans la rue échangent des propos ou des informations. Lorsqu’il faut prendre une décision en groupe on échange des points de vue, des impressions. Lors d’une cérémonie de mariage les époux échangent des promesses. Pour marquer votre connivence avec un ami vous échangez avec lui, un clin d’oeil ou un sourire.
La vie sociale n’est rien d’autre qu’une suite de rencontres et d’échanges. L’essence même du troc, au départ, est de bénéficier d’un produit dont vous ne disposez pas, tandis que vous procurez à l’autre quelque chose que vous détenez en trop grande quantité. Le troc conduit à structurer, peu à peu, la division du travail qui permet à chacun de se spécialiser, d’améliorer ses produits, et, ainsi, à tous de rendre aux autres de meilleurs services. Aussi vrai que nous avons besoin des autres pour vivre, nous ne pouvons vivre sans échanger avec eux.
Alors, où est le problème ?
Eh bien, si l’échange suit les lignes de force des relations humaines, il porte forcément la trace des difficultés de ces mêmes relations. La sagesse des Proverbes nous raconte ce qui se passe lors d’une négociation commerciale : “Mauvais, mauvais, dit l’acheteur, et en partant il se félicite” (Pr 20 v 14). Voilà une description crue d’une transaction ! Ici se déroule un face à face, une situation de concurrence pure. C’est à qui roulera l’autre. On ne parle plus, désormais, de coopération mais de loi du plus fort.
Un marché peut, ainsi, relever d’un échange égal, mais il peut également sanctionner un rapport de force, un échange inégal. Or l’économie est traversée par une grande instabilité dans le sens où celui qui aborde une transaction en position de force a toutes les chances d’augmenter sa supériorité lors de cette même transaction. Le riche ne cesse d’augmenter sa richesse, tandis que le pauvre s’enlise dans la dépendance. Le chapitre 24 du livre de Job décrit à merveille cette dynamique de renforcement, de cumul des injustices. L’injustice entraîne l’injustice, le pauvre s’enfonce dans sa pauvreté, tandis que le riche s’engraisse chaque jour un peu plus sur son dos. On profite de la faiblesse du pauvre pour l’appauvrir encore davantage. Je cite quelques extraits : “C’est l’âne des orphelins qu’on emmène, c’est le boeuf de la veuve qu’on retient en gage. On écarte de la route les indigents, tous les pauvres du pays n’ont plus qu’à se cacher. On arrache l’orphelin à la mamelle, du pauvre on exige des gages. On le fait marcher nu, privé de vêtement, et aux affamés on fait porter des gerbes. Dans les enclos des autres ils pressent de l’huile, et ceux qui foulent au pressoir ont soif” (v 3, 4, 9, 10, 11). On abuse, donc, de la faiblesse du faible pour l’embourber un peu plus dans son état. On vole des ânes, oui, mais en plus c’est celui de l’orphelin qu’on dérobe. On prend des gages exorbitants, et en plus c’est la veuve qu’on opprime. On coupe l’enfant de sa mère, alors que cet enfant n’avait déjà pas de père. C’est le pauvre qui fait le “sale boulot” qui, mal payé ne lui permettra pas de sortir de sa pauvreté.
Aujourd’hui encore, les personnes qui occupent des emplois d’exécution, ou qui sont au chômage, logent dans des quartiers périphériques, mal desservis par les transports en commun, loins des lieux d’emploi. Leurs enfants vont dans des écoles où le niveau moyen est bas. Ils ont l’occasion de se joindre à des bandes de loubards. Du fait même qu’ils habitent dans un quartier mésestimé ils perdent, d’emblée, une partie de l’estime d’eux-mêmes. Les situations d’inégalité ont tendance à se perpétuer. Les aides financières des pays du Nord vers les pays du Sud se transforment en cadeaux empoisonnés, de sorte que, par le jeu des intérêts dûs, les flux financiers s’orientent, désormais, du Sud vers le Nord. Les négociants du Nord tiennent les rennes des bourses de matières premières et ont les moyens financiers de jouer avec les cours.
On pourrait allonger à loisir la liste des exemples …
L’économie est donc le miroir de nos coopérations et de nos injustices, de nos amours et de nos haines.
Mais l’économie nous renvoie à une deuxième question, au-delà de la polarisation des échanges. Dans un régime normal l’argent n’est qu’un moyen qui permet de faciliter les échanges. Mais, dès l’antiquité, on s’est rendu compte qu’il pouvait devenir une fin en soi. Logiquement, on produit un travail pour recevoir en échange une certaine somme d’argent qui nous permettra d’acquérir un bien ou un service. La chaîne va donc de notre travail à un bien. La perversion surgit quand on raisonne à l’envers : j’ai une certaine somme d’argent et, par un moyen quelconque, mon travail, la spéculation, peu importe, je vais chercher à l’augmenter. L’échange n’est plus alors, un moyen d’échanger un travail contre un bien, mais un moyen d’augmenter la masse d’argent dont on dispose.
On trouve, dans le Nouveau Testament, des attaques très sévères contre cette attitude exclusivement tournée vers l’argent. Lisons quelques invectives de l’épître de Jacques, par exemple : “Vous qui dites : “aujourd’hui ou demain nous irons dans telle ville, nous y passerons un an, nous ferons du commerce, nous gagnerons de l’argent”, (…) vous tirez fierté de vos fanfaronnades. (…) Qui sait faire le bien et ne le fait pas se charge d’un péché” (Jc 4 v 13-17). Des spéculateurs voyageaient à travers l’Empire Romain pour s’enrichir à bon compte. On en retrouve la trace à la fin de l’Apocalypse : ce sont eux qui contemplent, désolés, la chute de Babylone (Ap 18 v 11-19). Jacques critique ces affairistes, tout comme il critique les propriétaires fonciers qui tirent des revenus des terrains qu’ils louent, pour des sommes mirifiques, aux cultivateurs (Jc 5 v 1-6).
Il me semble que les sociétés occidentales souffrent aujourd’hui de ce mal, à travers la poursuite effrénée de l’abondance. L’oeil rivé sur les chiffres du PIB, le citoyen des pays développés espère que la croissance va se poursuivre. Sans s’interroger réellement sur ses choix de vie, sur ce qu’il fait de sa richesse, il poursuit le mirage d’une économie qui lui donnera toujours plus. De fait, depuis 1975, depuis ce qu’on appelle “la crise”, les économies occidentales ont connu, bon an mal an, une croissance annuelle de 3 %. Sur 20 ans cela représente une croissance cumulée d’environ 80 %. Qu’avons-nous fait de toute cette richesse ? Alors même que nous sommes de plus en plus riches, les exclus de notre société se multiplient et d’autres nations s’enfoncent dans de vraies crises aux conséquences dramatiques. La poursuite de l’abondance est en train de miner complètement nos sociétés, en marginalisation une fraction importante de la population. 80 % des français s’enrichissent, tandis que 20 % voient se rapprocher le spectre de la précarité. Au bout du compte cela produit de la consommation de drogue, de la délinquance, du nationalisme, et de l’intégrisme.
Face à la question de l’abondance Jésus a proclamé : “Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît” (Mt 6 v 33). Voilà, me semble-t-il, une interpellation qui a toute sa valeur aujourd’hui. Dans nos échanges au jour le jour sommes-nous conduit par le désir de nous rendre service les uns aux autres ou de nous dominer les uns les autres ? Et qu’est-ce qui importe le plus à nos yeux : que nos sociétés continuent à se vautrer dans la quête perpétuelle d’abondance, ou qu’elles mettent en oeuvre la justice ? Jésus ne rejette pas l’abondance, mais il met des priorités. Aujourd’hui, comme à son époque, je pense que la recherche de la justice demeure la priorité des priorités. C’est ainsi qu’on pourra instaurer des échanges égaux et profitables pour tous.