Fréderic nous offre ici une profonde et puissante réflexion sur la beauté et le mystère du visage image de Dieu.
FAIS-MOI VOIR TON VISAGE!
L’HOMME IMAGE DE DIEU.
L’Ancien Testament nous met en garde contre la tentation de nous faire une image de Dieu. Dans le même temps, pourtant, il nous dit que cette image existe : c’est l’homme. La réponse est énorme et difficile à croire au point qu’on en parle peu.
Des mots différents mais …
Tranchons d’abord quelques questions de vocabulaire. Les dix commandements prescrivent : « Tu ne feras pas à ton usage (littéralement : pour toi) d’image taillée, ni rien qui représente une forme de ce qui se trouve au ciel là-haut, sur terre ici-bas ou dans les eaux sous la terre » (Ex 20.4). L’hébreu use ainsi de deux mots : phèsèl (image taillée) et temounah (représentation) qui ne sont pas les mêmes que le mot tsèlèm (image) employé par le texte de la Genèse : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa » (Gn 1.27). Le mot dont le sens est le plus clair est phèsèl puisqu’il dérive d’un verbe qui veut dire tailler la pierre. Il s’agit donc plutôt d’une statuette et on pense tout de suite à une idole. Phèsèl indique donc davantage une image figée, un dieu que l’on peut tenir dans sa main et que l’on pense maîtriser. Temounah comporte peut-être une nuance du même ordre. C’est un mot apparenté au mot « espèce » utilisé en Genèse 1. Il s’agit donc probablement d’une forme en tant que catégorie, d’un contour qui trace un dehors et un dedans. Son sens est, cela dit, plus difficile à cerner dans la mesure où l’on n’a pas retrouvé de verbe qui lui servirait de racine. Le texte du Deutéronome réutilise ces deux mêmes mots, en commentant le même commandement, et en ajoute un troisième : « N’allez pas vous corrompre en vous fabriquant une image taillée (phèsèl), la représentation d’une forme (temounah) de divinité, l’image (sèmèl) d’un homme ou d’une femme » (Dt 4.16). Ce troisième mot est encore plus difficile à traduire dans la mesure où il n’est apparenté à aucun autre mot et où il est d’usage plutôt rare (on le trouve 4 fois dans l’Ancien Testament). On pense, malgré tout, qu’il s’agit, là aussi, d’une statuette. Là non plus, en tout cas, on ne retrouve pas le mot tsèlèm employé par le livre de la Genèse.
Est-ce à dire qu’il y aurait une bonne image et une mauvaise image ? Il ne faut jamais trop attendre de l’hébreu en termes de distinctions nettes. Dans cette langue les mots ne sont pas, pour le coup, des images taillées : leur sens est souvent flottant et il se déduit, dans une large mesure, du contexte. Tsèlèm est peut-être une image aux contours moins figés qu’une statuette. Cela dit, le mot dérive probablement d’un verbe qui signifie « découper » et on trouve des usages de ce mot en mauvaise part à plusieurs reprises, dans l’Ancien Testament (2 R 11.18, 2 Ch 23.17, Ez 7.20, etc.).
La traduction grecque des Septante a tenté d’interpréter ces mots, elle aussi. En Genèse 1 elle a utilisé le mot « image » (eikona qui a donné icône). En Exode 20 elle a traduit le premier mot par idole et le deuxième par ressemblance. En Deutéronome 4 elle a rendu le premier mot par statue, le deuxième par image (eikona de nouveau) et le troisième par ressemblance. Elle n’a donc pas reproduit intégralement les distinctions de vocabulaire de l’hébreu, puisque le même mot (eikona) traduit deux mots hébreux différents. Cette ambiguïté du mot image c’est transférée ensuite dans le Nouveau Testament. On le trouve en effet aussi bien dans le texte de l’épître aux Romains qui parle de l’idolâtrie des païens (Rm 1.23) que dans l’épître aux Colossiens lorsque l’on nous dit que Jésus est « l’image du Dieu invisible » (Col 1.15).
Le vocabulaire ne suffit donc pas à régler la question. Il nous revient donc de comprendre en quoi il est différent de dire que l’homme est image de Dieu ou que Jésus est l’image du Dieu invisible et de dénoncer l’usage idolâtrique des images.
Il serait peut-être bon que vous réfléchissiez quelques minutes avant de lire la suite et que vous vous interrogiez sur ce point.
L’image incertaine du visage de l’autre.
Cela me porte, pour ma part, à méditer sur cette image troublante et fragile qu’est le visage de l’autre. L’homme image passe beaucoup par son visage et ce visage, c’est cela qui me fascine, reste à tout jamais une énigme qui ne livre pas toutes ses clés. Le visage est une image mouvante et insaisissable sur laquelle il est beaucoup plus difficile d’avoir prise que sur une statuette.
Laissons parler ici l’expérience du photographe amateur et, plus encore, du privilégié qui, aujourd’hui, peut recommencer autant de fois qu’il le souhaite une photo grâce à la technique numérique. Le voici face à la tâche de prendre un ami ou un proche en photo. Déclencher n’est rien, mais obtenir le résultat qu’il souhaite est une autre affaire. Son modèle se révèle avoir un visage particulièrement mobile. Dès que l’on fixe une de ses expressions sur un instantané, on le voit en train de faire une grimace si rapide qu’elle reste invisible à l’oeil nu. Avouons-le : nous ne l’avions jamais vu ainsi. Pour peu que le modèle accepte de rester dans notre champ de visée nous l’observons à travers l’oeilleton et nous le découvrons sous un jour nouveau. C’est la vérité : son visage est un océan en furie, traversé d’émotions fugitives qui le soulèvent et le déforment en permanence. En temps normal nous ne voyons que les retours transitoires au calme. Le sujet peut accepter de poser et de figer momentanément son visage mais « c’est triché ». Nous captons quelque chose de lui, sans doute, mais tout le reste, toute la mobilité de sa face nous échappe.
Certains photographes ont pris le parti de faire poser leurs modèles bouche fermée et visage relâché. L’expérience est encore plus troublante : ces visages impassibles sont tout simplement bouleversants d’émotion ! Derrière la surface mystérieuse de ces visages dont on ne connaît rien, on se surprend à vouloir déchiffrer de puissantes émotions intérieures qui tentent en vain de se frayer un chemin vers l’extérieur. Le visage rêveur et absent est celui qui nous donne le plus à penser.
Et puis le visage n’est rien sans un fond qui le met en valeur ou qui, au moins, lui correspond. Un bon portrait joue sur les rapports entre la personne et son environnement. Le portrait est « vivant » s’il restitue quelque chose de la manière dont la personne se pose face au monde et aux autres. L’image devient un jeu de rapports qui nous fait faire des allers et retours entre la personne et ce qui l’entoure. Celui qui est photographié s’adresse à quelqu’un d’autre : au photographe, à un interlocuteur, au paysage qu’il contemple. Il ne forme pas une image en lui-même. Il existe en tant qu’image tendue vers une autre image.
Le visage aimé n’est pas le moins énigmatique. On le scrute, on l’appelle. « Fais-moi voir ton visage, fais-moi entendre ta voix ; car ta voix est agréable et ton visage est joli » (Ct 2.14). Mais le face à face amoureux ne ressemble pas à la lecture d’un roman policier qui finit en « résolvant l’affaire ». Les regards ne se scrutent pas, ils se noient l’un dans l’autre. « Détourne de moi tes yeux car ils m’ensorcellent » (Ct 6.5). Année après année l’autre continue à nous surprendre et heureusement ! Son regard, ses sourires, les tensions de son front, en disent autant qu’ils n’en cachent. Et il en va de même pour toutes les personnes que nous croisons. On en sait plus sur quelqu’un en regardant ses mains qu’en parcourant sa face.
L’homme, image de Dieu, porte ainsi sur sa face le signe d’une présence qui ne s’épuise dans aucun cliché. Avant l’âge de la photo les maîtres hollandais du XVIIe l’ont peint d’une manière éloquente. C’est alors l’âge d’or de ce que l’on appelle « les scènes de genre » qui vont culminer dans l’oeuvre de Vermeer. Cette peinture ne représente pas des scènes mythologiques. Elle tourne le dos (Réforme oblige) aux thèmes religieux. Elle ne peint pas non plus les cours royales. Elle peint des intérieurs bourgeois, fréquentés par des soldats, des servantes et de calmes mères de familles. Le travail de la lumière y est toujours soigné. Or que voit-on ? Les visages ne sont pratiquement jamais les lieux les plus lumineux du tableau. Tout tourne pourtant, autour d’eux. Les étoffes, les carrelages, les fenêtres et les ambiances concourent tous à mettre les visages en scène, à les faire dialoguer les uns avec les autres. Mais il serait indécent d’attirer brutalement l’attention sur eux en y braquant les projecteurs. Trop de netteté ne convient pas au visage. Il lui faut quelque brume pour s’animer. Les personnages centraux, les plus éclairés, se tiennent dans une sorte de milieu entre les vastes zones d’ombres et les quelques tâches de lumière. Un habit clair fait l’affaire pour éclairer un tableau et situer le visage légèrement en retrait. Le visage sert ainsi de pont entre l’ombre et la lumière.
N’importe quel manuel de photographie vous redira la même leçon : à moins de vouloir faire de la photo d’avant-garde, les lumières dures et trop brutales ne conviennent pas pour des portraits. Le flash, de ce point de vue, est une horreur. Il aplatît le visage et donne un ton cadavérique au visage le plus sanguin. Mais le grand soleil a tendance, lui aussi, à marquer des ombres trop nettes. Il dessine une sorte de caricature de la personne en accusant certains traits et en repoussant les autres dans l’ombre. Seule une lumière diffuse permet de faire justice à la complexité d’un visage. Elle laisse entière l’énigme d’un sourire ou d’un regard. Elle ne résout rien. Elle présente et interroge et laisse, de la sorte, respirer la personne.
De la relation comme image.
Au reste, de nombreux commentateurs l’ont noté, le texte de la Genèse pose comme image autant l’être humain en lui-même que le rapport homme – femme : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa » (Gn 1.27). Il y a donc peut-être plus à chercher l’image de Dieu dans l’échange des regards que dans les contours d’une silhouette isolée. L’homme et la femme du Cantique des cantiques qui sont sans cesse à la recherche l’un de l’autre en diraient alors plus dans leur recherche réciproque, sur l’être humain image de Dieu, que telle ou telle figuration. Ne parlons même pas, évidemment, du classique vieillard à barbe blanche.
En tout cas, cela nous permet de comprendre plus aisément le fait que Jésus a été l’image du Dieu invisible. Peu importe la couleur de ses cheveux ou de ses yeux. C’est dans le regard qu’il a porté sur les autres, dans son amour indéfectible, qu’il s’est montré l’image fidèle du Père. Mais que la présence de Dieu sur Terre prenne le visage d’un homme reste un constat peu banal. Jean en est encore sous le choc bien des années plus tard : « nous l’avons vu de nos yeux, nous l’avons contemplé, nos mains l’ont touché » (1 Jn 1.1).
Dieu se reconnaît suffisamment dans le visage de l’homme pour prendre figure humaine lorsqu’il vient vers nous. L’épître aux Hébreux décrit Jésus comme la trace laissée sur une feuille par une forme trempée dans l’encre, la forme de Dieu, en l’occurrence. Le caractère d’imprimerie de l’être de Dieu, si l’on veut (Hb 1.3). Voilà qui coupe court à toutes sortes de spéculations. Les hommes cherchent Dieu au travers de figures compliquées mais il est venu parmi nous avec la figure d’un homme et il a partagé notre existence. Pourtant, même dans la Bible, les hommes s’escriment. Ils veulent voir. Ils veulent savoir. Ils veulent que Dieu jette le masque. Ils veulent que le mystère du monde soit dévoilé. Mais Dieu n’est qu’un visage qui nous fait face.
Alors que les disciples sentent que la fin approche, Philippe n’y tient plus. Il apostrophe Jésus : « Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit » (Jn 14.8). Philippe veut dépasser l’énigme que tout visage oppose à celui qui veut lui arracher son masque. Derrière ce masque il n’y a rien à voir. Mais il reste la présence de l’autre avec son mystère. « Je suis avec vous depuis si longtemps, et cependant, Philippe, tu ne m’as pas reconnu ! » (Jn 14.9). Le Père était là où Philippe ne voulait pas le voir. Philippe voulait voir au-delà. Mais Jésus lui parle d’ici et de maintenant. « Celui qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14.9).
Philippe rejoint la cohorte de ceux qui ont voulu scruter Dieu au-delà de sa présence visible. Moïse voulait lui arracher un nom, comme une formule magique qui lui permettrait d’avoir prise sur lui. Mais Dieu lui avait répondu : « Je serai ce que je serai » (Ex 3.14). Dieu refuse d’être figé dans un nom mais il promet sa présence. Alors plus tard Moïse est revenu à la charge : « Fais-moi voir ta gloire » (Ex 33.18). Voir Dieu face à face cela ressemble à un rêve. Mais l’homme s’y brûlerait. Alors Dieu transige : « Je ferai passer devant toi toute ma bonté » (Ex 33.19). Jacob était moins exigeant ou peut-être plus lucide. Après avoir combattu toute la nuit avec un homme (Gn 32.25) il comprend qu’il a eu affaire à Dieu : « J’ai vu Dieu face à face et j’ai eu la vie sauve » (Gn 32.31). Esaïe voit des serpents qui volent dans le Temple (Es 6.2). Il comprend lui aussi qu’il a vu Dieu. Cette vision lui a suffit. Lorsqu’Ezéchiel voit les cieux s’ouvrir les mots lui manquent et il bafouille. « C’était comme la ressemblance de … » (Ez 1.5) écrit-il. Autant dire que c’était indescriptible. Mais ce à quoi cela ressemblait le plus c’était encore à des hommes (Ez 1.5 Quand Dieu vient vers nous il est ce visage tendu vers nous et le visage de l’autre est ce qui lui ressemble le plus. L’idole réduit Dieu à l’immobilité. Elle le cantonne dans une fonction. Réduire l’autre à un rôle ou à une caricature est notre tentation permanente. Heureusement l’autre nous échappe toujours.
Or voilà que Dieu est venu vers nous avec l’apparence qui le rendait le plus méconnaissable : ni éclat, ni prestance, ni belle apparence. Il avait l’aspect de l’homme de douleur dans le visage détruit duquel on hésite à reconnaître un reste d’humanité (Es 53.2 et 52.14). Il est venu comme serviteur, endossant la condition humaine et se faisant semblable aux hommes et même aux hommes de basse condition (Ph 2.7). Dieu s’est-il caché ? Non c’est, au contraire, ainsi qu’il s’est révélé !
Dieu parmi les hommes a été ce serviteur attentif à nos besoins, à l’écoute de nos douleurs. Alors que les hommes voulaient voir Dieu, lui regardait les hommes avec amour. Il scrutait leurs détresses et leurs attentes et il les appelait à le rejoindre dans ce regard d’amour. Dieu n’a été méconnaissable que parce que nous le connaissons mal. Le voir ou ne pas le voir dépend de notre regard. En tout cas c’est dans l’amour ultime qui nous sera donné au dernier jour que nous pourrons en vérité dialoguer les uns avec les autres et avec Dieu face à face (1 Co 13.12). C’est alors que le visage de l’autre nous suffira.