Colloque des facultés de théologie : Institut Catholique de Paris – Institut Protestant de Théologie – Institut de Théologie Orthodoxe Saint Serge
Le colloque de l’Institut Supérieur d’Études Œcuméniques (ISEO) du 30 janvier au 1er février 2007 fut l’occasion d’un tour d’horizon des questions liées au rapport entre évangélisation et prosélytisme. Dans une approche principalement œcuménique, les trois étapes proposées ont permis de faire un état des lieux (les confessions chrétiennes aujourd’hui confrontées au prosélytisme), puis d’analyser et comparer les approches des différentes confessions chrétiennes (les réactions des Églises face au prosélytisme) pour enfin tracer un chemin d’équilibre (jalons pour une éthique œcuménique de l’évangélisation). Les approches de points de vue divers : ecclésiaux, théologiques, sociologiques, œcuméniques… ont contribué à mettre au jour un certain nombre de tensions que nous voulons ici évoquer en forme de synthèse de ce colloque.
Une tension sémantique
Les notions d’évangélisation et de prosélytisme
De prime abord, l’évangélisation est perçue comme quelque chose de positif alors que le prosélytisme est perçu négativement. Pour Danièle Hervieu-Léger (1), le côté péjoratif de la notion de prosélytisme est une énigme. Néanmoins, même si cette opposition est un état de fait dans la perception du plus grand nombre, il convient de définir les notions pour savoir ce que chacun entend derrière les mots, et c’est là qu’on trouve une vraie tension. Selon Jacques Matthey (2), pour le COE, la différence entre évangélisation et prosélytisme consiste en ce que le prosélytisme encourage des chrétiens à changer de confession par des moyens de pression non-conforme à l’esprit de l’Église. Cependant, les représentants de l’autorité des Églises (3), comme les sociologues (4), de même que le bibliste (5), ont montré que les choses ne sont peut-être pas si simples. En effet, on ne trouve certes pas dans le corpus biblique le mot prosélytisme, mais celui de prosélyte (6) qui est celui qui se convertit, le prosélytisme étant alors le zèle à générer des conversions. Cela reste une exigence biblique d’actualité comme le souligne Mgr Adamakis.
Gill Daudé (7) synthétise la polysémie du mot prosélytisme en montrant les différents glissements de sens. Au départ, on trouve dans la Bible le prosélyte (juif ou chrétien) qui est celui qu’on accueille. Puis le prosélyte est celui qui va vers l’autre (sens positif) : évangélisation explicite, dynamique et persuasive. Le second glissement sémantique est celui qu’on trouve dans nos dialogues œcuméniques (sens négatif) : aller chercher des membres dans d’autres Églises (mise en concurrence des églises). Enfin, le dernier glissement sémantique est imposé de l’extérieur, de la société vers les Églises, qui condamne tout partage de la foi, tout signe, toute action publique.
Si de prime abord on serait donc enclin à encourager l’évangélisation et à condamner le prosélytisme, on ne peut néanmoins être aussi radical car il faut d’abord s’entendre sur le sens des mots, qui selon les points de vue peuvent converger (sens objectif) ou diverger (sens subjectif).
Une tension sociologique
Condamnation ou éloge du prosélytisme
Les Églises sont en face d’un choix entre le discours ambiant antiprosélyte lui donnant un droit médiatique mais l’étouffant, ou alors une remise en cause : la visibilité d’une offre de salut permettant la pérennité des Églises. Ainsi, comme Sébastien Fath le met en évidence, on peut contester certaines affirmations courantes qui montrent une tension entre l’acceptation ambiante de renoncer au prosélytisme alors que celui-ci semble contribuer à certains développements sociologiques positifs des Églises. Tout d’abord, contrairement à l’idée reçue, le prosélytisme ne fragilise pas les Églises, mais au contraire semble les renforcer. En effet, ce sont les Églises qui développent un zèle pour faire de nouveaux convertis qui sont en croissance alors que les Églises cherchant à être politiquement correctes et qui renoncent au prosélytisme sont en décroissance. D’autre part, loin de favoriser les extrêmes, le prosélytisme peut tout autant favoriser la modération par le fait de devoir se confronter à la société. Ensuite, le prosélytisme ne serait plus socialement accepté, et c’est pourquoi, à l’expression d’une offre de salut se substitue une présence au monde plus passive. Pourtant, historiquement le prosélytisme a de tout temps été mal perçu. Même, il est mieux toléré aujourd’hui dans la société de consommation triomphante où chacun est habitué à avoir le choix. Enfin, le prosélytisme est-il la marque d’un manque d’épaisseur intellectuelle ? Il est difficile d’adopter sociologiquement un schéma évolutionniste partant du prosélytisme de base à un intellectualisme loin du témoignage. Au contraire, dans la société sécularisée contemporaine, un prosélytisme fructueux nécessite un engagement sérieux et intelligent.
Dans quelle mesure le partage de la foi est-il lié à la culture dans laquelle celle-ci est proposée ? On trouve là une vraie tension entre vouloir s’adapter à la culture ou vouloir en imposer une autre. Comme le souligne Mgr Makarios (8), évangélisation et prosélytisme ont échoué quand ils ont voulu changer la culture.
Pour Laurent Schlumberger (9), la publicité est un prosélytisme agressif condamnable. Le prosélytisme marchand de la consommation agite les grelots de toutes les religions, sans fin en soi… Il faut donc résister contre les accusations de prosélytisme faites aux Églises. Les Églises n’ont aucun complexe à avoir. Et dans ce contexte, se pose la question de la laïcité vécue trop souvent comme une privatisation du croire plutôt que comme une neutralité permettant à tous l’accès égal à l’espace public (10).
Une tension théologique
La part de Dieu et la part de l’homme dans la mission chrétienne
Georges Casalis (cité par Jean-Arnold de Clermont) affirme que « l’évangélisation n’est pas une œuvre à accomplir, mais une œuvre inattendue, l’effet du témoignage que le Seigneur se rend à lui-même par l’Église. Le problème de l’évangélisation c’est uniquement d’être centré sur Christ ». C’est donc Dieu qui serait l’agent principal de l’action d’évangélisation et le croyant serait avant tout de vivre pleinement sa foi. Si une distance est probablement nécessaire avec cette affirmation du fait que nos concitoyens ne vivent plus aujourd’hui en situation de chrétienté, il n’en reste pas moins vrai que dans la dynamique de l’évangélisation demeure cette tension entre d’un côté la part de Dieu et du Saint-Esprit, et de l’autre côté la part du croyant.
Avec un certain désir de prudence exprimé par Mgr Gardès, celui-ci réclame une clarification quant à la communication de la foi : clarifier l’émetteur, le message, le récepteur… Mais la question reste posée sous forme de tension théologique fructueuse : qui est l’émetteur ? Le chrétien ou Dieu en personne ?
Une tension éthique
Évangéliser dans la société contemporaine
Si les mots évangélisation et prosélytisme démontrent des limites quant à la description d’un partage de la foi de bon aloi et de mauvais aloi, il n’en reste pas moins vrai qu’il existe une variété d’approches que l’on peut mettre en tension d’un point de vue éthique : respect ou non de l’individu avec ses forces et ses fragilités, adéquation ou pas du message à l’enseignement biblique, simple proposition de la foi ou tentative de convaincre, devoir d’évangélisation ou politesse religieuse…
Chacun devra donc développer une éthique personnelle, sociale et ecclésiale. Comme le fait remarquer Mgr Makarios, il s’agit au fond de s’évangéliser soi-même d’abord, puis de partager son vécu personnel dans l’amour.
Une tension œcuménique
Entre proclamation commune et concurrence
Dans quelle mesure est-il possible de concilier une approche œcuménique et un engagement missionnaire ? Jacques Matthey défend l’idée que l’évangélisation sans quête de l’unité est infidèle, comme la recherche de l’unité est infidèle sans évangélisation. Pour Sébastien Fath, il n’y a pas de corrélation automatique entre prosélytisme et ouverture œcuménique. On trouve des exemples dans les deux sens. Du fait de l’effondrement du christianisme, l’action prosélyte s’adresse aujourd’hui en priorité aux contemporains non chrétiens. Il est donc nécessaire de revenir aux fondements du christianisme qui ne sont plus connus de nos sociétés. Le rejet des institutions ecclésiales traditionnelles contribue à rendre aujourd’hui le prosélytisme plus œcuménogène qu’œcuménicide.
Une tension ecclésiologique
La place de l’Église dans le partage de la foi
Quelle doit être la place de l’Église dans l’évangélisation ? L’Église est-elle une fin ou un moyen ? Cette tension varie notamment selon les différentes traditions. Mgr Gardès souligne les enjeux concernant l’identité de l’Église qui est par définition missionnaire. Dans les textes du concile de Vatican II, si dans Lumen Gentium, annoncer la bonne nouvelle est présenté comme un droit et un devoir, Ad Gentes précise le rapport entre évangélisation et mission : la mission, c’est d’aller annoncer l’Église là où Christ n’est pas encore présent. On voit donc un lien fort entre évangélisation (ou prosélytisme) et l’Église. L’approche est différente chez Laurent Schlumberger, pour qui la proclamation ne peut pas être celle des Églises en tant que telles. Les Églises se vident et sont souvent désynchronisées de la société : les évolutions de la société convergent vers le fait que la croyance et l’appartenance sont maintenant disjointes. On n’a plus besoin d’Église pour croire. C’est pourquoi l’évangélisation ne peut plus être l’apanage des Églises.
De plus, défend toujours Laurent Schlumberger, l’Église existe pour ceux qui n’y sont pas. Elle est le fruit de l’appel de Jésus-Christ. Église de membres, elle doit redevenir une église de témoins. Si l’Église s’adresse à ceux qui sont lointains, elle s’adressera à ceux qui sont proches, alors que l’inverse ne serait pas vrai.
On trouve par ailleurs une tension ecclésiologique concernant les rapports entre évangélisation et prosélytisme dans la distinction qu’il convient de faire, comme l’explique Danièle Hervieu-Léger, entre deux programmes ecclésiologiques différents : Église et secte (11). L’Église travaille en extension (transmission intergénérationnelle) alors que la secte travaille en intensité (réunit des convertis). Le prosélytisme est une dynamique sectaire positive. Or le prosélytisme met aujourd’hui mal à l’aise car il est l’analyseur critique du type Église, et qui de plus le met en porte à faux. En effet, le type secte est plus en phase avec l’évolution contemporaine de la société : affinité du concept de converti avec l’individualisme contemporain, culte de la performance, volontariat, adéquation entre croire vrai et croire approprié…
La place de l’Église, son rôle, la nécessité de son adaptation… restent au final des questions intimement liées à la question de l’évangélisation.
En conclusion, nous pouvons affirmer avec Gérard Delteil et Paul Keller que « la mission a deux ennemis : la démission qui est son contraire et l’esprit de conquête qui en est la perversion. Ce sont deux tentations dont le christianisme est toujours menacé, d’autant qu’elles revêtent souvent, l’une et l’autre, les apparences de la vertu, celles de la modestie respectueuse des autres, ou celles de l’aventure généreuse » (12). C’est donc probablement dans la recherche d’un équilibre entre les différentes tensions (sémantiques, sociologiques, théologiques, éthiques, œcuméniques et ecclésiologiques) inhérentes au binôme « évangélisation et prosélytisme » que se trouve une voie juste, de pensée et d’action.
Gabriel MONET
(1) Danièle Hervieu-Léger, « L’accusation de prosélytisme dans la société contemporaine », communication lors du colloque de l’ISEO Évangélisation et prosélytisme, Paris, 30 janvier 2007.
(2) Jacques Matthey est secrétaire exécutif pour l’étude de la Mission au Conseil Œcuménique des Eglises. « Évangéliser : encore et toujours le test de notre vocation œcuménique et missionnaire », communication lors du colloque de l’ISEO Évangélisation et prosélytisme, Paris, 1er février 2007.
(3) Mgr Emmanuel Adamakis (orthodoxe), Mgr Maurice Gardès (catholique) et le pasteur Jean-Arnold De Clermont (Protestant), « Les demandes des Églises relatives au prosélytisme : motifs et enjeux de la réflexion ici engagée », communications lors du colloque de l’ISEO Évangélisation et prosélytisme, Paris, 30 janvier 2007.
(4) Sébastien Fath, « Le développement des mouvements évangéliques et leur conception de l’évangélisation », communication lors du colloque de l’ISEO Évangélisation et prosélytisme, Paris, 30 janvier 2007 (Texte disponible sur le blog de son auteur : Lecture . Danièle Hervieu-Léger comme Sébastien Fath ne s’embarrassent pas de distinctions entre évangélisation et prosélytisme ayant le regard neutre du sociologue.
(5) Claude Tassin, « ” Malheur à moi si je n’évangélise pas !”, exégèse historique et littéraire de 1 Corinthiens 9.16 », communication lors du colloque de l’ISEO Évangélisation et prosélytisme, Paris, 31 janvier 2007.
(6) Le terme proselutos (Matthieu 23 ; Actes 2.11 ; 6.5 ; 13.43) essaye de rendre compte d’une réalité, d’une dynamique.
(7) Gill Daudé, « Les enjeux œcuméniques de la réflexion entreprise sur la relation entre évangélisation et prosélytisme », communication lors du colloque de l’ISEO Évangélisation et prosélytisme, Paris, 1er février 2007.
(8) Mgr Makarios, « Regards croisés de théologiens engagés dans leurs Églises. La tension entre évangélisation et prosélytisme au sein des Églises et dans leurs relations mutuelles », communication lors du colloque de l’ISEO Évangélisation et prosélytisme, Paris, 31 janvier 2007.
(9) Laurent Schlumberger, « Regards croisés de théologiens engagés dans leurs Églises. La tension entre évangélisation et prosélytisme au sein des Églises et dans leurs relations mutuelles », communication lors du colloque de l’ISEO Évangélisation et prosélytisme, Paris, 31 janvier 2007.
(10) On peut à ce titre citer l’article 9 de la loi de 1905 qui va clairement dans ce sens.
(11) Dans le sens original du terme.
(12) Gérard Delteil et Paul Keller, L’Église disséminée. Itinérance et enracinement, Paris, Cerf/Labor et Fides/Lumen Vitae/Novalis, 1995, p. 292.
Références: Groupe “Recherche” Témoins