Une perspective ouverte par Teddy Chalwe Sakupapa
University of the Western Cape. Collège théologique de l’Église Unie de Zambie
Notre engagement écologique sera d’autant plus actif et pertinent qu’il pourra s’inscrire dans une vision spirituelle. Dans son livre : « Ecospiritualité », Michel Maxime Egger vient nous éclairer (1). L’encyclique du pape François : « Laudato Si » a eu un grand retentissement (2). Très tôt, le grand théologien : Jürgen Moltmann a ouvert la voie dans son livre : « Dieu dans la création », portant en sous-titre, dès 1989 dans l’édition française : « Traité écologique de la création ». Et dans les années qui ont suivi, Jürgen Moltmann a mis en évidence l’œuvre de l’Esprit dans ce processus : « L’Esprit qui donne la vie » (3). Cependant, ce nouvel éclairage doit se frayer un chemin à travers la mémoire des représentations théologiques du passé occidental. L’article de Teddy Chalwe Sakupapa : « Spirit and ecology in the context of african theology » (4) est d’autant plus utile et pertinent. Et, de plus, il participe à la mobilisation de l’Afrique dans l’engagement écologique. A partir d’une approche théologique contextuelle, Teddy Chalwe Sakupapa montre que « la manière dont la théologie africaine peut contribuer au développement d’un ethos écologique dans le christianisme africain réside dans l’appropriation du cadre conceptuel de la notion africaine de force vitale en articulation avec la « pneumatologie », la théologie de l’Esprit, dans le contexte de la théologie africaine. L’auteur entend que le centrage sur la vie et la relationalité qu’exprime la notion africaine de force vitale, ont une signification écologique ».
Une nouvelle approche
S’il apparaît que l’interprétation traditionnelle de la création et de l’anthropologie connexe ont exalté excessivement la place de l’homme dans la création, un nombre croissant de théologiens affirme que la doctrine chrétienne peut apporter d’importantes ressources pour une réponse théologique ouverte au débat par la crise écologique actuelle. En ce sens, la théologie de l’Esprit Saint est fréquemment invoquée. Si la question est universelle, l’auteur va l’étudier particulièrement dans l’espace africain en articulant la « pneumatologie » et la notion africaine de force vitale. Qu’en est-il de la « pneumatologie » dans la théologie africaine ? Comment la « pneumatologie » s’exerce-t-elle dans le contexte du pentecôtisme africain ? Comment la culture africaine envisage-t-elle la force vitale ? Quelle est la portée écologique de l’articulation entre théologie de l’Esprit et force vitale ?
La pneumatologie dans la théologie africaine
L’auteur met en évidence plusieurs grands courants dans la théologie africaine : « théologie de l’inculturation, théologie de la libération, théologie noire, théologie africaine des femmes et théologie de la reconstruction ». Dans ce contexte, « les théologiens africains ont réalisé un travail considérable sur des thèmes comme la Bible, la religion africaine, la libération, l’inculturation, la Christologie, l’éthique, l’œcuménisme et plus récemment sur la justice, la réconciliation et la santé ». Cependant le thème de la pneumologie a été largement négligé dans la théologie africaine. « Les églises classiques, catholiques et protestantes, ont continué à perpétuer la tendance générale prédominante chez les missionnaires occidentaux au XXe siècle : accorder principalement au Saint Esprit une fonction instrumentale dans la foi et dans l’existence ecclésiale en confinant ainsi l’Esprit à un rôle domestique plutôt qu’un rôle cosmique ». Par contre, « dans les Église africaines indépendantes, le Saint Esprit en est venu à occuper une place centrale dans leur système de croyances ».
Orientations théologiques dans le pentecôtisme africain
« Dans le pentecôtisme africain, le Saint Esprit est compris comme une puissance qui surmonte toute forme de problème dans la vie des croyants. Cette conception du Saint Esprit, exprimée dans un discours sotériologique particulier, a été attractive pour beaucoup de gens en Afrique en fonction de raisons diverses ». Certains analystes expliquent cette tendance par la reprise de conceptions religieuses traditionnelles. La vie et souvent expliquée à travers une vision religieuse. Les événements de la vie apparaissent comme des actes intentionnels de forces spirituelles pour le bien comme pour le mal. « Le salut se vit en rapport avec une libération par rapport à ces pouvoirs spirituels qui limitent et entravent les êtres humains dans la recherche du bien-être ». Dans la religion africaine, le salut est confronté à des dangers physiques et immédiats qui menacent la survie, la prospérité, la sécurité de l’individu et de la communauté. C’est un souci immédiat. « Ainsi les bénédictions de Dieu et des ancêtres sont recherchées pour la vie présente. De plus, la plénitude de vie est comprise en terme de bien-être matériel ». Comme la religion traditionnelle africaine, le pentecôtisme africain envisage le salut dans une perspective de ce monde ». « Parmi d’autres chose, le succès du pentecôtisme africain est largement du à sa capacité d’inscrire la conception traditionnelle du conflit cosmique dans le champ de la foi chrétienne ». « Le Saint Esprit est présenté comme la puissance toute englobante de Dieu qui peut répondre aux besoins existentiels des africains ». C’est une puissance qui surmonte tous les pouvoirs maléfiques.
Cependant l’auteur considère que cette appropriation de la vision du monde des religions africaines traditionnelles et la représentation correspondante du Saint Esprit en terme de pouvoir, pose problème. Cette appropriation du discours de salut traditionnel manque de sens critique. « Elle contribue aussi à une attitude antiscientifique. Présenter le Saint Esprit comme la puissance qui défait toutes les autres forces n’est pas adéquat pour faire face à tous les défis avec lesquels les africains sont confrontés. La corruption, la dégradation écologique, le sida, l’ethnicisme, l’illettrisme, le chômage requièrent bien plus qu’une conception de l’Esprit Saint comme puissance ». « De plus, cet accent sur la puissance est problématique à la fois lorsqu’il est examiné à la lumière du message biblique de la croix et des défis africains concernant le pouvoir politique tels que l’histoire des coups dictatoriaux ou une corruption galopante… ».
Terry Chalwe Sakupapa estime donc que cette théologie principalement orale du pentecôtisme africain ne favorise pas « un état d’esprit nécessaire au développement du continent africain aussi bien qu’à la culture d’un ethos écologique ». Les théologiens africains ont donc à développer une théologie de l’Esprit qui réponde aux besoins des africains. Et pour cela, il faut aller aux fondements culturels et intellectuels de l’expérience religieuse africaine. L’auteur estime qu’une pneumatologie pertinente est possible dans le contexte africain en s’appropriant d’une façon critique la notion africaine du centrage sur la vie telle qu’elle est exprimée par le concept de force vitale ».
La notion de force vitale
« La force vitale est une conception traditionnelle africaine de l’être dans laquelle Dieu, les ancêtres, les humains, les animaux, les plantes, les minéraux sont compris en terme de force ou d’énergie vitale. Cette conception n’est pas un concept particulièrement africain ». L’auteur énonce d’autres sociétés où ce concept apparaît avec des nuances différentes, tel que « prana » chez les indiens, « mana » chez les hawaïens, « gi » parmi les coréens, « qi » ou « chi » parmi les chinois, et « ki » parmi les japonais ». En Europe dans le premier XXe siècle, le philosophe français Henri Bergson a présenté la notion de force vitale comme un élan vital. Selon lui, l’élan vital est le principe derrière l’évolution et le développement des organismes. Bergson exprime son scepticisme vis à vis du modèle mécaniste qui l’emporte à cette époque. Il inscrit la force vitale dans le cadre des concepts vitalistes de la nature associés au romantisme du XIXe siècle.
Après cette vue mondiale, Teddy Chalwe Sakupapa en revient à l’Afrique. Il se réfère à la notion de force vitale telle qu’elle apparaît en tant que conception africaine de l’être et la conception bantu du monde telle qu’elle est exprimée en premier par un missionnaire franciscain belge, Placide Tempels dans son livre : La philosophie bantu (1959). Il essaie d’identifier les principes de base qui influencent la vie et le comportement de la communauté baluba, une communauté bantu où il a travaillé comme missionnaire pendant trente ans. Selon lui, la force vitale est la conception unificatrice qui sous-tend la cosmologie, l’éthique et le rituel bantu. La force et l’être sont inséparables. « Cosmologiquement, les bantus conçoivent le monde comme un cosmos ordonné selon une hiérarchie de forces ; dans l’ordre : Dieu, les humains, les animaux, les végétaux, les minéraux. Au-dessus de tout, il y a un Dieu, Esprit et Créateur…. Il est celui qui a la force et la puissance en lui-même. Il donne l’existence, le pouvoir de survie et de croissance aux autres forces… Il est ‘la grande personne’, la ‘grande et puissante force de vie’ ». La conception de Tempels a suscité des réactions variées chez les philosophes et théologiens africains. Y a-t-il un style de pensée africain particulier ? La notion de force vitale est-elle vraiment une conception africaine ? Peut-elle être généralisée à tous les peuples africains ?
Selon Teddy Chawe Sakupapa, la thèse de Tempels met bien en évidence « la centralité de la vie et des interrelations entre les êtres dans la vision africaine du monde ». Clairement, ce sont des thèmes qui ont été développés par beaucoup de penseurs, de théologiens et de philosophes africains. L’auteur évoque quelques proximités ; par exemple, Mbiti souligne le caractère central de la communauté (interrelation) en citant cette affirmation : « Je suis parce que nous sommes et puisque nous sommes, je suis ». « Le cadre conceptuel de l’ontologie et de la cosmologie bantu telle qu’exprimée par Tempels et réinterprétée et appropriée par les théologiens africains, indique un sens fort du respect de la vie ». C’est la mise en valeur de la centralité de la vie et de l’interrelation entre les êtres. Dans cette réalité interreliée, il n’y a pas de séparation entre le séculier et le sacré ». « La relationalité est au cœur de l’ontologie africaine ».
Force vitale et théologie de l’Esprit
Dans cette perspective de la force vitale, Dieu est celui qui donne la vie, la source de la vie. « D’un point de vue théologique, on pourrait soutenir en conséquence que la force vitale est la présence de Dieu dans toute la création et sans laquelle la vie n’est pas possible. Analogiquement, il peut donc être interprété que la force vitale est l’Esprit de Dieu comme principe de vie et facilitateur de communion au sein de la création ». « L’ensemble de la réalité est imprégnée par la force vitale de Dieu qui rend la vie possible dans ses interrelations et ses interdépendances ».
La notion de force vitale peut offrir un cadre conceptuel pour développer une pneumatologie pertinente dans le cadre de la théologie africaine. « Les métaphores bibliques et classiques de l’Esprit telles que ‘ruah’ (hébreu), ‘pneuma’ (grec), et ‘spirare’ (latin) présentent l’Esprit comme une énergie fluide, pénétrante, intangible dont la qualité fondamentale est la vitalité et la liberté, et le but est de créer, de donner forme et vie ».
La vie et la relationalité sont des thèmes centraux dans l’Écriture aussi bien que dans la récente réflexion pneumatologique de théologiens comme Jürgen Moltmann. La relationalité est également devenue particulièrement centrale dans les discours sur la Trinité et l’écologie. L’auteur cite Sigmond Bergmann : « Une compréhension de la communalité de l’être de Dieu ouvre de nouvelles possibilités pour comprendre l’être relationnel de la nature ». Dans la réflexion de Jürgen Moltmann, cela est entendu dans les termes de doctrine sociale de la Trinité et les implications sur ses idées concernant la dimension cosmique de l’Esprit. L’accent sur l’Esprit Cosmique a été exprimé dans les textes récents en théologie de l’Esprit, en pneumatologie. L’auteur cite plusieurs théologiens qui vont en sens. Ainsi la théologienne américaine Élisabeth Johnson met l’accent sur la dimension cosmique de l’Esprit quand elle affirme que « l’Esprit est le flux dynamique de la puissance divine qui soutient l’univers en engendrant la vie ». Elle avance que « l’Esprit créateur… est la source de la nouveauté dans la création et de la communion entre toutes les créatures ».
En bref, la pneumatologie en phase avec la conception de la force vitale :
- Comprendra l’Esprit dans le contexte de la Trinité
- Comprendra le Saint Esprit comme engendrant la communion
- Éclairera le souffle cosmique de l’Esprit aussi bien que la dimension eschatologique de la foi chrétienne
- Comprendra l’œuvre de l’Esprit dans son activité pour soutenir la vie, incluant les innovations scientifiques, les œuvres de justice et les quêtes de sagesse.
Théologie de l’Esprit et écologie
Le troisième point ci-dessus est particulièrement important pour développer un ethos écologique dans le contexte africain. Comme Jurgen Moltmann l’avance : « Dieu est présent en toutes choses et toutes choses sont en Dieu » (5)
Avec cela à l’esprit, « il est possible d’affirmer que le Saint Esprit n’est pas seulement l’Esprit de la rédemption, mais aussi celui de la création ». C’est dire, avec Jürgen Moltmann, que l’œuvre de l’Esprit ne devrait pas être limitée à l’Église et au croyant individuel, comme semble l’écrire une bonne partie de la littérature théologique, mais plutôt qu’elle inclut l’ensemble de la création.
Teddy Chawe Sakupapa estime que, dans son accent sur la vie et la relationalité, « la notion africaine de force vitale ouvre une avenue pour la réflexion sur le souffle cosmique de l’Esprit ». « De récents travaux sur la nature interrelationnelle appuient la perception africaine de la réalité comme interreliée. Ainsi on peut soutenir que le Saint Esprit doit être compris comme la force vitale et la vie commune à tous. En d’autres mots, la présence de l’Esprit doit être reconnu dans l’ensemble de la création en terme panenthéiste. Cette perspective est particulièrement importante pour engager les chrétiens et les églises d’Afrique dans une action écologique. En fait, dans la cosmologie africaine, le sacré de la nature provient de la relation de la nature avec le créateur dont la force vitale anime la nature. En conséquence, les humains sont dans une relation ontologique avec la nature étant donné leur commune descendance du créateur ». L’auteur voit là une manière de répondre à la crise écologique en Afrique : « redécouvrir la notion de force vitale africaine avec, sous-tendue, l’idée de la présence de Dieu dans l’ensemble de la création ». C’est la voie pour un éthos écologique fondé sur le respect de la vie. L’auteur cite un théologien, Mark Wallace, qui « comprend l’Esprit, non comme une entité métaphysique, mais comme une force de vie guérissante qui engendre l’épanouissement humain aussi bien que le bien-être de la planète ».
Cependant, dans le même temps, on devrait reconnaître la dimension eschatologique de la compréhension chrétienne du salut.
Ainsi, la théologie africaine ne mettra pas l’accent sur le salut comme préoccupation imminente, mais aussi comme une réalité eschatologique. En d’autres mots, bien que, dans le contexte africain, on doit mettre particulièrement l’accent sur le matériel, la compréhension chrétienne du salut ne doit pas être limitée au matériel et à la compréhension mondaine du salut. A cet égard, l’Esprit sera compris comme « la puissance eschatologique par laquelle l’âge présent sera transformé en royaume de Dieu » (citation de Peters). C’est à travers l’Esprit que la vie, la justice et la paix seront établies définitivement dans l’ensemble de la création.
Cette contribution, très fondée bibliographiquement, et particulièrement rigoureuse nous paraît très éclairante. Elle porte loin. Car, comme l’écrit Teddy Chalwe Sukupapa, si il a adopté une approche d’inculturation, il participe à une œuvre internationale de théologie. Ainsi cite-t-il un autre théologien : « Il peut y avoir une contribution significative au développement de la théologie chrétienne dans un contexte culturel à partir d’une interaction avec des théologies développées dans d’autres contextes culturels ». Cela veut dire que la théologie contextuelle est en même temps globale. Teddy Chalwe Sukupapa croise une approche nourrie par l’expérience africaine avec celle d’autres théologiens évoluant dans d’autres sphères géographiques. Sa contribution nous paraît précieuse pour l’Afrique, mais aussi pour l’Europe et pour l’Amérique, et ce, à propos d’une question majeure à laquelle l’ensemble du monde est confronté.
Jean Hassenforder
- Michel Maxime Egger. Ecospiritualité. https://vivreetesperer.com/ecospiritualite/
- La montée de la conscience écologique. Autour de l’encyclique Laudato Si : https://www.temoins.com/la-montee-de-la-conscience-ecologique/
- Pour une vision holistique de l’Esprit. Avec Jügen Moltmann et Kitsteen Kim : https://vivreetesperer.com/pour-une-vision-holistique-de-lesprit/
- Teddy Chalwe Sukupapa. Spirit and ecology in the context of African theology. In Scriptura 111 (1), June 2013 : https://www.researchgate.net/publication/307796568_SPIRIT_AND_ECOLOGY_IN_THE_CONTEXT_OF_AFRICAN_THEOLOGY
- Dieu dans la création : https://lire-moltmann.com/dieu-dans-la-creation/